Jules Supervielle
La poésie en chuchotant
Ne touchez pas l’épaule du cavalier qui passe, il se retournerait et ce serait la nuit, une nuit sans étoiles, sans courbes ni nuages...( Jules Supervielle)
Jules Supervielle fut ce cavalier en poésie qui passe et que l’on ose à peine toucher de peur de le voir s’effriter. Ses mots comme des ailes de papillons semblent si fragiles et ont souvent le soyeux des draps frais.
De lui on se souvient peu maintenant, sa lumineuse disparition qu’il revient parfois nous dire, ne nous empêche point de flâner dans ses mots vrais et translucides et il continue de nous parler à l’oreille.
Fils de banquier mais n’ayant sur ses registres que l’avoir de la vie et le doit de la mort. Poète « nébuleuse à cheveux gris », il est un homme de l’ailleurs et du délaissement. Orphelin très vite, presque à la naissance, émigrant toujours, flânant aux frontières de son cœur fragile et des plaines immenses, il semble avoir traversé en souriant et la vie et la poésie. Comme un héron souriant et élégant, il aura traversé son siècle qu’il n’essaie pas de comprendre plus avant. Plus proche d’Hölderlin et de Rilke que d’André Breton, il se sait hors mode, hors du temps, suranné avant que d’être. Il sait que l’on l’écoute de loin, mais il est là « comme un rêve en arrêt ». Il est le « hors venu ».
« Tandis que la nuit ravaude, les déchirures du jour » écrit-il et sa poésie ravaude les déchirures de la vie. Il savait que sa poésie ne changerait pas le monde, il s’était fait un petit coin, mais de là il avait vue sur l’éternité. Il a fait un peu de feu, il fut parfois lui-même le feu et le ciel et les étoiles, l’arbre et le pain. On a moins froid depuis que « Les amis inconnus » qu’il nous a fait rencontrer nous tiennent la main. Plus soleil que samovar il laisse sa fragilité en bannière au vent.
Une partie de son œuvre est loin de nous, trop élégante et compassée, semblable à une splendeur fanée, mais une autre continue à se graver en nous.
Nous aussi, par le filtre de « l’oublieuse mémoire », retenons celle-ci qui échappe à la préciosité présente ailleurs.
L’homme de la pampa, hors du temps et de l’espace
Cet homme, maigre, long échassier, avec son corps interminable et son cœur si terminal, passe distraitement, et sa poésie coule naturellement. Il poétise en passant, sur des grand-routes balisées, se souvenant avoir lu son nom dans les temps anciens. Homme de souvenance, il était trempé dans les amers embruns de l’océan Atlantique, de la douceur du föhn du piémont pyrénéen, tutoyé par le vent fou qui le connaissait bien, perdu et retrouvé dans l’immensité de pampas uruguayennes.
Vie sans anecdotes fortes, homme d’un seul amour, Pilar sa femme, père de six enfants, il ne fit que glisser sans appuyer à la surface du monde. Voyageur sédentaire, il se disait souvent adieu mais ne s’en allait pas.
Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.
Il semble à jamais mal déplié dans son temps, hors d‘âge, hors des tumultes. Indifférent aux mouvements qui secouent la poésie contemporaine, surréalisme ou autre, il demeure classique, définitivement peu curieux de la modernité. Des échos de sa voix se retrouvent pourtant chez Philippe Jaccottet, et Yves Bonnefoy.
Son petit hublot de ciel donnait sur lui-même et ses fantômes intérieurs. Mais il avait choisi de vivre suivant sa devise :
« Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ? ».
Ainsi il vécu souriant en surface et hanté par la finitude, son ombre si longue déjà posée parmi les morts.
Noble vieillard de presque 75 ans, quand il meurt le 17 mai 1960 à Paris, - il était né le 16 Janvier 1884 à Montevideo en Uruguay où ses parents avaient cherché fortune -, il est à la fois célèbre et d’un autre temps.
Pierre Reverdy meurt juste un mois après le 17 juin et Saint-John Perse allait recevoir le prix Nobel de littérature. Lui la courtoisie même, se fait un devoir de s’effacer juste après avoir été sacré « Prince des Poètes » le 30 avril 1960.
Jules Supervielle avec « sa majesté monotone » a griffonné sur d’innombrables bouts de papier les mots qui lui servaient de remparts contre la folie, de digues contre son inconscient. Le réel existait peu pour lui, « né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort. ».
Il cheminait silencieux, remâchant en solitaire l’herbe des morts. Réfugié dans la fable du monde, dans les contes, il faisait des textes comme exorcisme. Toujours en équilibre entre l’ailleurs et l’ici, entre le monde des vivants et celui des morts, il reste comme un doux funambule. Mais quand on lit certains de ses mots, ils nous font frissonner d’effroi. Il ne s’agit plus de bulles de savon irisées et superbes, mais de plongées dans les métamorphoses de ses gravitations.
Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges. (Le corps).
Jules Supervielle sera resté à « deux doigts obscurs de la lumière », et c’est cette diffuse et fragile clarté qui monte de ses textes qui nous émeut. Un pas de trop et l’on tombe. Cet équilibre sur les morceaux du ciel et de la misère est sa magie. Il transmue le quotidien en fables et par incessants allers-retours entre l’irréel et le réel.
« Ne plus mourir à nouveau de tant de nostalgie » et surtout « ne pas être seul durant l’éternité » seront ses obsessions. Lui était prêt dès à présent « à labourer dans l’autre vie ».
Il oscille, il est mouvant, un balancement doux fait flotter sa poésie. Comme la mer qui est tout pour lui, qu’il porte en lui. Il en berce les marées. Souvent cerné par un attirail hérité du symbolisme, il parvient à s’élever bien plus haut que les cartes postales poétiques de ses contemporains. Il devient essentiel.
Il ne faut surtout pas le réduire à une plainte murmurée, mais comme le porteur du chant intérieur.
Sa poésie n’est ni candide, ni naïve, elle est en « gravitation ». Une anxiété permanente court dans les hautes herbes de ses mots, dans la mousse des images comme une rivière inquiète et souterraine.
Il est dans le lointain, l’exil intérieur, l’incertain.
Il galope dans les longues plaines de l’absence. Sa douce mélancolie est « une nostalgie de la distance ».
Je découvre en intrus mon paysage lointain.
Lire Supervielle revient à apprendre que les brouillards de la présence ne s’ouvrent que sur l’absence. Ce flou du réel est la vision d’un cœur fêlé, d’un cœur déréglé. Cardiaque, il guettait les battements de la vie attendant son arrêt.
Poète mélodieux, poète de la mélodie, de cette petite musique si proche des sonnailles du vent, il flotte sur les mots. Il est lui-même une image qui passe et ne s’attarde point. Il porte en lui le regret de la terre et il aura passé sa vie à vouloir attraper la fumée.
À force de mourir et de n’en dire rien
Vous aviez fait jaillir un jour, sans y songer,
Un grand pommier en fleurs, au milieu de l’hiver.
Supervielle nous aura donné bien des pommiers en fleurs.
« Vous êtes un grand constructeur de ponts dans l’espace », écrivit Rilke à Supervielle. Plus qu’entre les cultures de l’Uruguay et la France entre lesquels il fait d’incessantes navigations, c’est entre les apparences des mondes disjoints de la vie et de la mort qui nous entourent, et qui pour lui ne font qu’un, qu’il aura jeté des ponts.
On voit les morts de l’espace
Se rassembler dans les airs
Pour commenter à voix basse
Le passage de la Terre.
Rien ne consent à mourir
De celui connut le vivre
Et le plus faible soupir
Rêve encore qu’il soupire...( Souffle)
L’homme des métamorphoses et du translucide
Tout semble transparence dans son écriture. On le croit simple, il est seulement plus clair que le visible. Par un langage translucide, il façonne de nouveaux lieux de parole, avec toute la pampa étendue à ses pieds. Il relie la terre au ciel. Certains font de lui un poète métaphysique, il nous suffit qu’il sache survivre au silence et sache chantonner dans la mort. Il sait seulement que si nous ne regardons plus le monde, il cesse d‘exister.
Quand nul ne la regarde
La mer n’est plus la mer.
Elle est ce que nous sommes
Lorsque nul ne nous voit...( La mer secrète).
Il est seulement l’homme des métamorphoses.
Rilke encore lui écrit « C’est très beau, cela crée une continuité par-dessus les abîmes. »>
Passeur de l’invisible, il rend ordinaire l’autre côté du miroir. Éternel enfant, il a gardé toujours « une âme folle d’irréel » qui aura joué avec l’aube et la brise. Ses mots continuent de monter en nous comme lierre et liserons. Là où il est, il rentre les chiens du ciel à mi-voix et retient son souffle. Une musique sourd de ses mots, une étrange musique.
Cette musique à vide « pense encore que le monde, pauvre débris d’un vase qui se souvient d’être de la terre »(lettre ultime de Rilke à Supervielle quelques jours avant sa mort en 1926).
Ruisseaux de pluie, ruisseaux de vie les poèmes de Supervielle !
À Lui qui disait « si nul ne pense à moi, je cesse d’exister », nous nous devons de penser souvent à lui. À lui « l’enfant de l’éternité…. taché d’embruns et ramassé sur la mer », nous nous devons de l’aimer.
Nul autre n’aura autant cherché « une goutte de pluie qui vient de tomber dans la mer ». Il en a trouvé maintes et maintes.
Le matin comptait ses oiseaux
Et jamais il ne se trompait. (Montevideo)
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Choix de textes édités par Gallimard ou Seghers "Poètes d’aujourd’hui "numéro 15 Supervielle par Claude Roy
Ne tourne pas la tête, un miracle est derrière
Qui guette et te voudrait de lui-même altéré :
Cette douceur pourrait outrepasser la Terre
Mais préfère être là, comme un rêve en arrêt.
Reste immobile, et sache attendre que ton cœur
Se détache de toi comme une lourde pierre.
Seghers
Survivre
C’est un toit gris qui surnage
D’une vallée inondée,
C’est le haut d’un peuplier
Dont le reste est coquillage.
C’est quelque chose qui flotte
Très loin et tout près d’ici,
Et qui berce son souci
Dans un flot, puis dans un autre.
C’est l’âme d’un corridor
Entre des murs écroulés,
Une volute enroulée
De l’autre côté du sort,
Une tête renversée
Sur ses intimes pensées.
Le silence perd le nord
Et chantonne dans la mort.
(Poèmes perdus et retrouvés dans La fable du Monde Poésie/Gallimard)
Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres,
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.
(La fable du Monde Poésie/Gallimard)
Puisque nos battements
S’espacent davantage,
Que nos cœurs nous échappent
Dans notre propre corps,
Viens, entr’ouvre la porte,
juste assez pour que passe
Ce qu’il faut d’espérance
Pour ne pas succomber.
Ne crains pas de laisser
Entrer aussi la mort,
Elle aime mieux passer
Par les portes fermées.
(La fable du Monde Poésie/Gallimard)
« Je suis seul sur l’océan
Et je monte à une échelle
Toute droite sur les flots
Me passant parfois les mains
Sur l’inquiète figure
Pour m’assurer que c’est moi
Qui monte, que c’est toujours moi. […].
Je tombe ah ! je suis tombé
Je deviens de l’eau qui bouge
Puis de l’eau qui a bougé,
Ne cherchez plus le poète,
Ni même le naufragé. »
(La Fable du monde, Poésie/Gallimard)
Prophétie
Un jour la Terre ne sera
Qu’un aveugle espace qui tourne
Confondant la nuit et le jour.
Sous le ciel immense des Andes
Elle n’aura plus de montagnes.
Même pas un petit ravin.
De toutes les maisons du monde
Ne durera plus qu’un balcon
Et de l’humaine mappemonde
Une tristesse sans plafond.
De feu l’Océan Atlantique
Un petit goût salé dans l’air,
Un poisson volant et magique
Qui ne saura rien de la mer.
D’un coupé de mil-neuf-cent-cinq
(Les quatre roues et nul chemin !)
Trois jeunes filles de l’époque
Restées à l’état de vapeur
Regarderont par la portière
Pensant que Paris n’est pas loin
Et ne sentiront que l’odeur
du ciel qui vous prend à la gorge
À la place de la forêt
Un chant d’oiseau s’élèvera
Que nul ne pourra situer,
Ni préférer, ni même entendre,
Sauf Dieu qui, lui, l’écoutera
Disant : « C’est un chardonneret. »
Seghers
Cœur
Suffit d’une bougie
Pour éclairer le monde
Autour duquel ta vie
Fait sourdement sa ronde,
Cœur lent qui t’accoutumes
Et tu ne sais à quoi,
Cœur grave qui te résumes
Dans le plus sûr de toi
Des terres sans feuillage,
Des routes sans chevaux,
Un vaisseau sans visages
Et des vagues sans eaux.
Mais des milliers d’enfants
Sur la place s’élancent
En poussant de tels cris
De leurs frêles poitrines
Qu’un homme à barbe noire,
De quel monde venu ? -
D’un seul geste les chasse
Jusqu’au fond de la nue.
Alors de nouveau, seul,
Dans la chair tu tâtonnes,
Cœur plus près du linceul,
Cœur de grande personne.
Seghers
Offrande
Un sourire préalable
Pour le mort que nous serons.
Un peu de pain sur la table
Et le tour de la maison.
Une longue promenade
À la rencontre du Sud
Comme un ambulant hommage
Pour l’immobile futur.
Et qu’un bras nous allongions
Sur les mers, vers le Brésil,
Pour cueillir un fruit des îles
Résumant toute la terre,
À ce mort que nous serons
Qui n’aura qu’un peu de terre,
Maintenant que par avance
En nous il peut en jouir
Avec notre intelligence.
Notre crainte de mourir.
Notre douceur de mourir.
Seghers
Et l’on rencontre parfois, avenue du Bois,
De grandes familles de morts habillées de chair et d’étoffe
comme vous et moi,
Et quand ils avancent sur le trottoir cela fait un bruit de
semelles sur l’asphalte,
Et leurs enfants vont devant, et si l’un d’eux tombe sur le
genou
Toute la famille s’empresse autour de lui,
Bien qu’il ne sorte pas de sang,
Cependant que la mère, bouche tordue d’émotion,
Développe pour le pansement
Un mouchoir tout blanc, qui fait peur parce qu’il est bien
plus grand que nature.
Elle va donnant à son fils des conseils pour ne pas tomber
une autre fois,
Et quand ils croisent les vivants
C’est avec un petit sourire de franche supériorité,
Car ils les prennent pour des morts,
Et ils poursuivent paisiblement leur chemin tout en parlant à
bâtons rompus,
Eux qui s’estiment en parfaite santé et complètement
normaux dans leur banalité ambulante.
Mais en cas d’encombrement sur le trottoir
Toute la famille est prise d’angoisse et de beaucoup de
tremblement,
Au milieu de ces passants qui ne sont pas du tout comme elle
dans leurs fondements.
Et dès qu’ils le peuvent ils se hâtent de reprendre leur
formation familiale.
En serrant les rangs un peu plus,
Avec les enfants en tête, puis les parents, et un peu en retrait,
comme il convient,
Les grand’pères et les grand’mères.
(La fable du monde édition Gallimard page 258)
Prose et proses (extraits)
Il vous naît un poisson qui se met à tourner
Tout de suite au plus noir d’une lame profonde,
Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,
Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux
Que ses sœurs de la nuit, les étoiles muettes.
Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer,
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s’y pose ; on dirait qu’elle est comme les autres.
Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
Il n’est pas de chasseur encore dans la contrée
Et quelle peur les hante et les fait se hâter,
L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,
La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?
Il vous naît un ami et voilà qu’il vous cherche,
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux,
Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d’étranges battements
Qui lui viennent des jours qu’il n’aura pas vécus.
Et vous que faites-vous, ô visage troublé,
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles :
Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ?
Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.
Les amis inconnus, 1934 - in Poètes d’Aujourd’hui, et Le Forçat innocent - Gallimard.
Nocturne en plein jour
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Arrachant à la chair de tremblantes aurores.
C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du coeur qui les mène
Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.
Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.
Quand dorment
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteauxDans l’univers obscur qui forme notre corps,Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantesArrachant à la chair de tremblantes aurores.
C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissantsOnt du mal à voler près du cœur qui les mèneEt ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plainesOù l’on périt de soif près de fausses Fontaines.
Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.
Extrait de La fable du monde, édition Gallimard
Figures
Je bats comme des cartes
Malgré moi des visages,
Et, tous, ils me sont chers.
Parfois l’un tombe à terre
Et j’ai beau le chercher
La carte a disparu.
Je n’en sais rien de plus.
C’était un beau visage
Pourtant, que j’aimais bien.
Je bats les autres cartes.
L’inquiet de ma chambre,
Je veux dire mon coeur,
Continue à brûler
Mais non pour cette carte
Q’une autre a remplacée :
C’est nouveau visage,
Le jeu reste complet
Mais toujours mutilé.
C’est tout ce que je sais,
Nul n’en sait d’avantage.
Hommage à la vie
C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.
La goutte de pluie
Je cherche une goutte de pluie
Qui vient de tomber dans la mer.
Dans sa rapide verticale
Elle luisait plus que les autres
Car seule entre les autres gouttes
Elle eut la force de comprendre
Que, très douce dans l’eau salée,
Elle allait se perdre à jamais.
Alors je cherche dans la mer
Et sur les vagues, alertées,
Je cherche pour faire plaisir
À ce fragile souvenir
Dont je suis seul dépositaire.
Mais j’ai beau faire, il est des choses
Où Dieu même ne peut plus rien
Malgré sa bonne volonté
Et l’assistance sans paroles
Du ciel, des vagues et de l’air.
Plein ciel
J’avais un cheval
Dans un champ de ciel
Et je m’enfonçais
Dans le jour ardent.
Rien ne m’arrêtait
J’allais sans savoir,
C’était un navire
Plutôt qu’un cheval,
C’était un désir
Plutôt qu’un navire,
C’était un cheval
Comme on n’en voit pas,
Tête de coursier,
Robe de délire,
Un vent qui hennit
En se répandant.
Je montais toujours
Et faisais des signes :
« Suivez mon chemin,
Vous pouvez venir,
Mes meilleurs amis,
La route est sereine,
Le ciel est ouvert.
Mais qui parle ainsi ?
Je me perds de vue
Dans cette altitude,
Me distinguez-vous,
Je suis celui qui
Parlait tout à l’heure,
Suis-je encor celui
Qui parle à présent,
Vous-mêmes, amis,
Êtes-vous les mêmes ?
L’un efface l’autre
Et change en montant. »
Chaque âge a sa maison
Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,
Moi qui n’ai pour plafond que mes propres soucis.
Ce parquet m’est connu, je marche sur moi-même,
Et ces murs c’est ma peau à distance certaine.
L’air s’incline sur moi, son front n’est pas d’ici,
II m’arrive d’un moi qui mourut à la peine.
(Oublieuse mémoire)
La mer.
C’est tout ce que nous aurions voulu faire et n’avons pas fait,
Ce qui a voulu prendre la parole et n’a pas trouvé les mots qu’il fallait,
Tout ce qui nous a quittés sans rien nous dire de son secret,
Ce que nous pouvons toucher et même creuser par le fer sans jamais l’atteindre,
Ce qui est devenu vagues et encore vagues parce qu’il se cherche sans se trouver,
Ce qui est devenu écume pour ne pas mourir tout à fait,
Ce qui est devenu sillage de quelques secondes par goût fondamental de l’éternel,
Ce qui avance dans les profondeurs et ne montera jamais à la surface,
Ce qui avance à la surface et redoute les profondeurs,
Tout cela et bien plus encore,
La mer.
(Oublieuse mémoire)
Quand le sombre et le trouble…
Quand le sombre et le trouble et tous les chiens de l’âme
Se bousculent au bout de nos longs corridors,
Quand le dis-qui-tu-es et le te-tairas-tu
S’insultent à travers des volets sans rainures,
Un homme grand, barbu et plusieurs fois lui-même
Les fait taire un à un d’un revers de la main
Et je reste interdit sur des jambes faussées
Comme si j’étais lui sans espoir de retour.
Allons, te tairas-tu, cruelle malfaçon,
Faite de chair, de cris, de poils et de rancune.
Debout sur le plus bas degré des nuits sans lune
Je veux voir affleurer ma sereine saison.
(La fable du monde)
Allons, mettez-vous là…
Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème,
Que je m’approche à loisir, loin des regards indiscrets,
Entre des mots qui vous observent, bien qu’ils vous devinent à peine,
Et d’autres mots qui vous éclairent sans parvenir à vous toucher.
Vous y trouverez un air, un ciel plus cléments que l’autre,
Dans un grand imprévu d’arbres ignorés par les saisons,
Une attentive floraison comme aux premiers jours du monde,
Quand il n’y avait encor rien et que soudain tout devint nôtre.
Une légère carriole traversant ma poésie,
Avec un cheval qui jamais ne souleva de poussière
Parce qu’il sait avancer franchement, sans toucher terre
Nous fera voir aussi bien la clairière ou l’éclaircie.
Nous ferons un grand bûcher des angoisses de la terre
Pour le vouer à la mort qui s’éloignera de nous,
Et remonterons sans remords les plus secrètes rivières
Où se reflètent les coeurs qui ne tremblent plus que d’amour.
(La fable du monde)
Quelqu’un
A pas subtils quelqu’un vient s’établir chez moi,
II n’a pas de visage ni corps ni mains ni doigts
Mais il a beau être fluide il vient prendre possession
Et il plante là sa tente comme s’il avait un corps.
II s’installe sans aucun droit de propriété
Ne faisant même pas attention à moi
II fait comme chez lui et il me faut rester coi.
Le voilà qui s’empare de ma gorge et d’un genou
Me regardant dans les yeux pour savoir ce que j’en pense
Puis se détourne de moi. Tout est affaire de silence.
Vous vous y ferez, les mots c’est encore de la révolte
Quand celle-ci est dominée vous n’avez plus besoin de l’escorte
Du vocabulaire rampant
Et cependant
Le ciel est là qui cherche ses montagnes,
Et les monts cherchent la vallée,
La vallée près d’être en allée
Se ranime dans la campagne
Et devient à son tour montagne.
Le ciel cherche d’autres vallées.
(Le corps tragique)
Bibliographie
Œuvres complètes Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard, Paris, 1996
Débarcadères, Paris, Gallimard, 1922 et 1956, suivi de Gravitations, 1925
Le Forçat innocent, Paris, Gallimard, 1930, suivi des Amis inconnus, 1934.
La Fable du monde, Paris, Gallimard, 1938, suivi d ’Oublieuse mémoire, 1949.
L’Enfant de la haute mer, Paris, Gallimard, 1931.
L’Homme de la pampa, Paris, Gallimard, 1923 et 1951.
Le Voleur d’enfants, Paris, Gallimard, 1926.