Louis MacNeice
Une voix entre lucidité noire et amertume désabusée
Nous endurâmes beaucoup de détritus et d’indifférence dans l’espoir
Que le phénix renaîtrait de ses cendres, ainsi l’avaient-ils promis. (Traduction : Clotilde Castagné-Véziès).
Louis MacNeice est un écrivain irlandais, poète, homme de prose et de théâtre aussi, peu ou pas connu en France, si ce n’est par le petit livre épuisé de Clotilde Castagné-Véziès chez Orphée.
Les ombres envahissantes de W.B Yeats, idole sacrée de toute l’Irlande, qu’il vénérait, et du charismatique W.H Auden, dont il fut l’ami proche et celui-ci le défendra en publiant après la mort de MacNeice, ses poésies, l’ont poussé vers un relatif anonymat sauf en Angleterre où son œuvre commence à sortir de l’oubli.
Car Louis MacNeice a fait partie de ce groupe dit des « poètes des années 30 » regroupés dans le Gang avec Stephen Spender, Edward Upward, Cecil Day-Lewis, parfois Christopher Isherwood, le tout sous la domination intellectuelle de l’incandescent Wystan Hugh Auden. Il s’agissait en fait de l’« Auden Group ».
Il en était l’un des plus doués. Ce groupe marqué par le désir d’introduire dans la poésie les débats politiques de la gauche de leur temps a changé en profondeur la poésie anglaise. Louis MacNeice lui sera plus distant avec les idées socialistes, doutant des utopies.
Ses sympathies étaient à gauche : «... sur le papier et dans mon âme, mais pas dans mon cœur ni mes entrailles. » Il portait plus haut la valeur de l’individu que de la société et s’opposait au communisme.
Et il aura été écartelé entre sa générosité humaniste et un certain cynisme appris devant l’humanité en ruine. Irlandais certes, bien que sa relation avec son pays soit complexe, oscillant entre l’amour et la haine. Amour quand il lisait Yeats, haine quand il voyait la réalité vraie et refusait violemment tout chauvinisme.
Mais éduqué en Angleterre il sera considéré comme « le plus anglais des poètes irlandais ».
Sa poésie, ses pièces pour la radio BBC, dont le seul équivalent est à chercher chez Dylan Thomas ou Heinrich Böll et ses Hörspiele, sa prose, si elles semblent être écrites de façon apparemment simple, sont complexes et érudites. Grand traducteur de Goethe (Les deux Faust), d’Eschyle (Agamemnon), il semblait déplacé dans son siècle, alors qu’il voulait dépoussiérer la poésie de son temps de son classicisme, afin d’y faire rentrer les bruits de la vie et du monde.
Toute son œuvre semble une sorte de quête, et aussi de lucidité amère sur l’humanité et ses rites, mariage, guerre…
Sa virtuosité stylistique, son ironie décapante, son érudition parfois pesante, son hédonisme opposé à la cruauté du monde, font de lui un écrivain encore soit contesté, soit admiré.
Deux poèmes sont dans la plupart des mémoires de langue anglaise : Autobiography et Prayer before birth.
Il en est d’autres aussi puissants, aussi amers qu’il faudrait lire aussi intensément.
T.S Eliot le considérait comme un poète de génie. Il avait bon goût.
Une vie tendue vers un absolu sans espoir
Louis MacNeice aurait pu faire sienne la phrase de son ami W.H Auden : « Nous sommes tous sur Terre pour aider les autres. Mais, ce que je ne comprends pas, c’est ce que les autres font là ».
Louis MacNeice est né à Belfast, le 12 septembre 1907 et il est décédé à Londres le 3 septembre 1963.
Il est d’abord connu comme Freddie, car il s’appelle Frederick Louis MacNeice, et ne prendra pour prénom son deuxième prénom que plus tard.
Il était le plus jeune fils de Frederick MacNeice et Elizabeth Margaret, son frère était handicapé, il avait aussi une sœur. Son père est nommé pasteur à Carrickfergus, et la famille s’installe en 1911 dans le presbytère qui surplombe la mer. L’ombre noire du père instille la crainte et la solitude en lui. La peur du péché, les cauchemars, la notion du mal sur terre vont dès lors durablement le hanter.
En décembre 1914 sa mère meurt après une longue dépression, puis une tuberculose, et la tendresse quitte la maison. La gouvernante, étroite et bigote, le terrifie. Son père se remarie quand Louis a 10 ans. Ce n’est pas Fanny et Alexandre de Bergman, mais cela y ressemble.
Il fera tout pour perdre à la fois son accent irlandais et son premier prénom, son prénom de baptême, et surtout celui également de ce père sévère.
MacNeice fait ses études à Sherborne, à Marlborough, et au Merton College, Oxford, suite à la nomination de son père en Angleterre, comme évêque anglican en 1921.
Il ne se libère de sa timidité et de son introversion qu’à Oxford en 1926, où il rencontre WH Auden, Stephen Spender et Cecil Day-Lewis. Auden, devenu son plus proche ami lui fait comprendre le rôle fondamental de la poésie et l’influence, ainsi que la poésie de Yeats.
Il aura toujours en fait vécu au milieu des livres, ses véritables amis.
Il aura passé dans la vie comme un « étranger détaché ».
Il fait des études extrêmement brillantes, se fiance et épouse Mariette en 1930, lui qui dénigrait l’institution du mariage. Il est nommé la même année à l’université de Birmingham après avoir publié son premier recueil de poèmes. Mais il n’est pas un bon professeur, car cela ne l’intéressait pas et il préférait aller boire avec les ouvriers que discuter ou enseigner à des étudiants blasés.
Il va préférer une vie de bohème artistique en compagnie d’Auden, et aussi d’écritures intenses. Mais la naissance de son fils Daniel en 1934, et la rencontre de son idole Yeats, le ramènent vers une vie consacrée entièrement à sa vocation d’écrivain, qui alors cesse de se disperser. À ce tournant de son existence sa femme le quitte pour s’enfuir avec un jeune étudiant américain. Il divorce en 1935, et se consacre uniquement à son œuvre. Un voyage en Espagne, un déménagement à Londres en 1936, et il se plonge dans la traduction d’Eshyle puis, plus tard en 1949, pour la BBC, des deux Faust de Goethe.
Il prend vigoureusement parti en 1937 contre « les Munichois » pressentant la guerre en marche, que la lâcheté ne saurait arrêter. Il écrit en 1939 son célèbre Autumn Journal sur les accords de Munich, mais aussi ses cris contre toutes les injustices. Il était «tourmenté par les problèmes éthiques de la guerre ».
En 1940, comme Auden et Ischerwood, il part aux États unis, plus par amour pour Eleanor Clark, que pour fuir comme ses amis, mais il revient dès 1941 pour « soutenir le moral de la nation en guerre », mais aussi pour s’éloigner de son amour refusé, alors que ses amis restent en exil confortable. Il travaille alors beaucoup pour la BBC.
Il se remarie en 1942 avec Hedli Anderson, qui lui donne une fille, Corina Brigget, en 1943.
À la fin de la guerre, il reste à la BBC pour laquelle il va écrire de nombreuses pièces radiophoniques. Il devient en 1950 directeur du British Institute à Athènes. La suite de sa vie sera une longue série de voyages, de conférences, de publications le plus souvent mal reçues. Les doutes l’envahissent à nouveau. Il se qualifiera de « voyageur de retour ».
En 1960 il se sépare cette fois-ci définitivement de sa femme Hedli, se laisse aller dans l’alcoolisme, avant de se libérer de sa hantise de l’échec et de la mort par sa rencontre avec Mary Wimbush.
C’est la haute maturité de sa production artistique.
En août 1963, il fait un reportage pour la BBC dans les puits de mine du Yorkshire, où il était allé recueillir des sons réels pour sa prochaine pièce radiophonique et là il contracte une bronchite non détectée par les médecins, dont il meurt en 1963, alors que sa créativité était la plus haute et qu’il n’avait que 56 ans.
Quelques mois après paraissait son ultime recueil The Burning Perch.
Une poésie du doute et des incertitudes
Le volet du temps s’assombrit sans fin...
et j’en prends maintenant conscience...
Notre esprit étant mort, souhaite que le temps meure
Car nous, qui sommes des ombres, ne pouvons nous saisir des choses.
(Août, 1933) Traduction Clotilde Castagné-Véziès.Louis MacNeice était un homme hanté par les incertitudes et les angoisses, secret, car très réservé, voire timide. Comme Ingmar Bergman, il est fils de pasteur et en ressent l’écrasante ombre, la crainte aussi. La parole biblique scande son enfance et sa jeunesse, il en sera imprégné tout en rejetant la religion.
“Mon père étant un membre du clergé, son église était une sorte d’annexe à la maison, mais plutôt une annexe hantée [...] C’est une des raisons, je pense, pour lesquelles les cloches des églises ont pour moi une connotation sinistre”.
Il aura une sorte de nostalgie de sa foi perdue, mais aussi une haine de Dieu et un pessimisme profond sauf “devant les fruits de la terre”.
Il parle dans son autobiographie The Strings Are False (les cordes sonnent faux) de ses doutes, du lourd poids de son enfance, entre un frère mongolien, un père lointain qui deviendra évêque anglican, de sa mère morte quand il avait six ans, de son déracinement en Angleterre.
Sa mère tombe malade en 1913, et meurt à Dublin en 1914. Le poème Autobiographie lui est dédié. Il sera profondément affecté par cela, car la tendresse et la douceur s’étaient enfuies de sa maison. Il lui reprochera même par sa maladied’avoir aggravé sa difficulté à naître à lui-même.
Il ne trouvait apaisement que dans la contemplation des choses, les ressacs d’une enfance idéalisée, l’éclat des étoiles belles et indifférentes.
Mais la fuite du temps le hantait avec prémonition, lui mort à 56 ans, et le désespoir de ne point pouvoir saisir les choses et de ne rester qu’en face de la cruauté du monde, sans recours autre que l’écriture, et sans idéologie protectrice. Il ne lui semblait pas plus facile d’être vivant, que d’être mort. Pourtant il y avait du soleil sous ses paupières quand il évoquait les fleurs et la lumière., « la terre folle phalène », éphémère et prodigieuse. Il tentait de contenir la virtuosité de sa technique pour dire d’évidence les choses. Pour lui «la terre oblige», comme il le dit dans un recueil portant ce titre.
Ironie et pessimisme, mais aussi élans de romantisme et de lyrisme, culte du beau, vont modeler son écriture. Sa lucidité maladive lui impose un regard noir sur le monde et une volonté absolue de maîtrise sur ce qu’il écrit, au risque de la froideur.
Louis MacNeice était un poète des incertitudes, allant sans cesse de ses vérités au chaos, lui-même “ombre passant de l’aube au crépuscule...Mirage, araignée qui se balance sur le chaos et l’homme est un chaos.”
Ce funambulisme permanent sur le fil de fer des doutes rend MacNeice attachant, presque unique, et aussi grand poète que son ami Auden.
Certes il peut sembler déroutant, trop élitiste, trop amer avec son ironie féroce. Mais il connaît comme le Faust qu’il a si bien traduit les limites du savoir, et la simple beauté éclatante des choses. Le réel est là, mais aussi l’irréel qui s’insinue dans ses vers. Il semblait attendre toute sa vie sa véritable naissance, tant retardée par les contraintes de sa famille.
Louis MacNeice est un poète de la quête. Sous sa “pure lisibilité” s’ouvrent des mondes par-delà les choses et les êtres. Il aura su rendre l’autre derrière les mots, leur musique. Il n’est pas que ce poète élitiste, mais celui qui ressent les frissonnements du réel.
“Son désespoir de cristal” nous dit que le monde « est plus fou et aussi plus vaste qu’on ne le pense ».
Entre rêve et cauchemar, il a peut-être trouvé le juste milieu et cautérisé «son âme gangrenée».
Il aura écrit « en réaction contre les ténèbres ».
Gil Pressnitzer
Source : Une voix, choix de poèmes de Louis MacNeice par Clotilde Castagné-Véziès
Choix de textes
Prière d’avant que de naître
Je ne suis pas encore né; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas la chauve-souris suceuse de sang ou le rat ou l’hermine
ou la goule au pied-bot venir près de moi.
Je ne suis pas encore né ; consolez-moi.
J’ai peur que la race humaine ne m’emmure dans des murs immenses,
ne me contraigne avec des drogues puissantes, ne me subjugue avec de sages mensonges
ne me torture sur de noirs chevalets, ne me roule dans des bains de sang.
Je ne suis pas encore né; fournissez-moi
de l’eau pour me câliner, de l’herbe qui pousse pour moi, des arbres
qui me parlent,
du ciel qui chante pour moi, des oiseaux et une lumière blanche
au fin fond de mon esprit pour me guider.
Je ne suis pas encore né, pardonnez-moi
Pour les péchés qu’en moi le monde va commettre, mes paroles
quand ils me parlent au travers de moi, mes pensées quand ils me pensent,
ma trahison perpétrée par des traîtres au-delà de moi,
ma vie quand ils assassinent en se servant de mes mains,
ma mort quand ils me vivent.
Je ne suis pas encore né; faites-moi répéter
tous les rôles que je devrais jouer les répliques que je dois assumer
quand les vieillards me feront la leçon, les bureaucrates me sermonneront,
les montagnes me regarderont en sourcillant, les amants se moqueront de moi,
les blanches vagues me feront injonction à la folie
et le désert m’appellera à l’anéantissement
et le mendiant refusera mon aumône et mes enfants me maudiront.
Je ne suis pas encore né; Ô écoutez-moi.
Ne laissez pas l’homme qui est une bête ou qui pense qu’il est Dieu
venir près de moi.
Je ne suis pas encore né; Ô remplissez-moi
de la force contre ceux qui voudraient figer mon
l’humanité, voudraient me forcer à n’être qu’un automate létal,
voudraient faire de moi un rouage dans une machine, une chose avec un seul visage, une chose, et contre tous ceux
qui voudraient dissiper mon intégrité, souffler sur moi comme un chardon
de-ci de-là ou de-ci de-là ou me répandre comme l’eau tenue dans les mains.
Ne les laissez pas faire de moi une pierre et ne les laisser pas me renverser.
Sinon tuez-moi.
1944
Adaptation personnelle
Autobiographie (version finale)
Dans mon enfance les arbres étaient verts
Et il y avait tant et tant à voir
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Mon père faisait résonner les murs,
Il portait son col de travers.
Reviens vite ou ne reviens jamais. Ma mère portait une robe jaune ;
Douce, douce, la douceur même.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
A l’âge de cinq ans les rêves noirs sont venus ;
Rien après ne fut tout à fait pareil.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Le sombre parlait aux morts :
La lampe était sombre à côté de mon lit.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Quand je me réveillais ils ne faisaient pas attention à moi ;
Personne, personne n’était là.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Quand ma terreur silencieuse criait,
Personne, personne ne répondait.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Je me suis levé : le soleil glacial
M’a vu partir seul.
Reviens vite ou ne reviens jamais.
Septembre 1940
Adaptation personnelle
Berceuse pour Eleanor
Dors, ma chérie, dors,
La pitié de tout
Est notre point cardinal
Nous observons la catastrophe s’abattre.
Laisse donc tes vingt ans et quelques
encombrés d’années et de dérobades
Dans le ciel seulement,
Est la grotte de sommeil des voleurs.
L’herbe sauvage va chuchoter,
les lumières des voitures qui passent
vont strier tes rêves
Et fouiller jusqu’aux étoiles;
La vie va tapoter à la fenêtre
Encore une fois trop tôt,
La vie aura sa réponse -
Ne lui demandez pas quand.
Lorsque la bulle avenante
Frissonne, lorsque la branche
se brise, ce sera le moment
Mais pas ici ni maintenant.
Dors, et endors-toi, oublie
Les guetteurs sur le mur
sont éveillé toute la nuit et ils savent
La pitié de tout.
Octobre 1940
Adaptation personnelle
Neige
La pièce soudain s’était enrichie et la grande baie
répandait de la neige et des roses rosâtres contre elle
sillencieusement collatérales et incompatibles :
Soudain le monde est comme on l’imagine.
Le monde est bien plus fou et plus encore que nous le pensons,
Incorrigiblement pluriel. J’ épluche et je partage
une mandarine et je crache les pépins et je ressens
l’ivresse profonde des choses si diverses.
Et flambe le feu avec un son bouillonnant pour le monde
plus méchant et joyeux qu’on ne le croit -
Sur la langue sur les yeux sur les oreilles dans la paume d’une main -
Il y a plus qu’une seule vitre entre la neige et les roses énormes.
juin 1935
Adaptation personnelle
Aubade
Ayant mordu dans la vie comme dans une pomme mûre
Ou, jouant avec elle comme un poisson, ayant été heureux.
Ayant touché des doigts que le ciel était bien bleu,
Que nous reste-il à envisager après cela ?
Non pas le crépuscule des dieux mais une aube précise
de briques jaunâtres et grises, et des garçons vendeurs de journaux
hurlant la guerre.
Novembre 1934
Adaptation personnelle
Au coin de la rue
Au coin de la rue toujours la mer était là. Notre enfance
vidant le sable de ses chaussures au retour des vacances
savait qu’il y en avait encore plus que là d’où il venait,
commeil y avait plus d’algues à s’ouvrir tout grand et d’horizon à cligner des yeux.
Plus tard nos jeunes amours se sont enflammés pour s’unir quelque part dans la solitude
Au coin de la rue où Xénophon comptait ses mesures de parasanges
alors il sut qu’il était chez lui, là où Colomb craignit de ne jamais y être,
Et la Bible mentionne que tout cela ne sera jamais plus. Au coin de la rue
malgré tout, toujours il y aura un royaumeréduisant ses rives de dérisoires et répétitives gouttelettes,
Seule démocratie anarchique, où tous nous sommes des citoyens
par procuration :dont nous nous souvenons comme on se souvient d’une personne
dont les poignets sont des ressorts pour bander des lanières ou balancer
un berceau : dont nous nous souvenons quand le sable se déverse sur le tapis
ou quand le coquillage exilé se lamente ou qu’un vent du coin de la rue
apporte l’odeur du goémon ou le goût du sel, ou une vague
touchée jusqu’à l’acier par la lune qui enfonce en tournantune vrille dans la mémoire.
Au coin de la rue il y a tôt ou tard- la mer.
Recueil posthume The burning perch (1963)
adaptation personnelle
Contemplateur d’étoiles
Il y a quarante-deux ans (pour moi sinon pour personne d’autre
Le chiffre a quelque intérêt) la nuit étincelait d’étoiles
Et le train vers l’ouest était vide, sans couloir ;
Aussi me précipitant d’un bord à l’autre pouvais-je saisir l’aspect
Inhabituel de ces trous brillants, presque de façon intolérable,
Perforés dans le ciel, qui m’excitaient en partie par
Leurs noms latins, en partie parce que j’avais lu dans les manuels
À quelle grande distance ils étaient, on disait que la lumière
Les avait quittés (du moins certains) de longues années avant que je sois.
Et me souvenant de cela, je note que la lumière
Qui partait de certains, du moins en ce temps-là,
Il y a quarante-deux ans, n’arrivera jamais à temps
Pour que je la saisisse, et quand elle sera
Vraiment là, cette lumière pourrait trouver
Qu’il ne reste plus personne de vivant
Pour courir d’un bord à l’autre d’un train de nuit
À l’admirer en ajoutant en vain du rien à l’infini.
S tar-Gazer, in Collected Poems (1961-1963)
Adaptation personnelle
Thalassa
Quittez donc en courant le bateau, mes camarades brisés ;
Laissez les vieilles algues se fissurer, et la montée des bourgeons
oublieuse de la dernière
embarcation d’hommes incapables,
Laissez donc converger toutes les forces adverses -
Maintenant il nous faut nous rembarquer.
Déployez donc la grande voile, mes camarades au cœur brisé ;
Laissez donc chaque horizon se pencher et tituber –
Vous connaissez le pire : vos désirs sont changeants,
Vos valeurs incertaines, vos cœurs impurs
Et votre vie passée une église dévastée -
Mais laissez donc votre poison être votre guérison.
Jetez-vous donc dans la mer, camarades ignobles,
dont les souvenirs devront encore être nobles ;
Se frayant un chemin à coup de cornes
au travers des marbres escarpés et mouvants
le narval nous met au défi de la liberté ;
Mais une haute étoile fixe notre route,
Notre fin est notre vie. Jetez-vous donc dans la mer.
1963
adaptation personnelle
Coda
Sans doute nous nous connaissions mieux l’un l’autre
quand la nuit était jeune et jamais la même
et que la lune flottait silencieuse sur Jéricho.
Tant pour le passé ; en ce présent
il est des moments saisis entre les battements du cœur
quand sans doute nous nous connaissons mieux l’un l’autre.
Mais qu’est-ce qui tinte dans les ténèbres ?
Sans doute nous nous connaîtrons mieux l’un l’autre
quand les tunnels se rencontreront sous la montagne
1962
adaptation personnelle.
APRÈS L’ACCIDENT
Quand il revint à lui, il sut
Que le temps avait dû passer parce que
L’asphalte était envahie de ciguë
À travers laquelle il rampa jusqu’à son casque
Et le trouva tout comme sa main ridée
Différent de ce qu’il était.
Pourtant la vie semblait continuer :
Il entendait les signaux renvoyés
De la lune après y avoir rebondi, les poules
Qui s’échauffaient intensément dans les éleveuses
Et le silence des petits chats aveugles
Délibérant pour savoir s’il fallait bondir.
Alors il leva les yeux et observa
La gigantesque balance dans le ciel,
Le plateau de gauche absolument vide,
Et le plateau de droite absolument vide,
Et il sut dans le calme absolu, absolu
Qu’il était trop tard pour mourir.
1961
Traduction Clotilde Castagné-Véziès
NATURE MORTE
(Même ainsi, il n’est pas si facile que ça d’être mort)
Tout comme ceux qui ne sont pas en grande forme au petit
déjeuner, jour après jour,
Usent et abusent de la vigueur des autres, par substitution,
Protégés, derrière leur journal levé, de leurs femmes qui
crèvent la baudruche de leurs rêves,
Et trouvent dans les nouvelles imprimées une amplification
de leur vie,
Ainsi nous dont les sens nous font mal appréhender et
percevoir les choses,
Nous nous tournons aussi, pour nous adapter au monde,
vers la parole prétentieuse
Qui stabilise la lumière sur les arbres caressés de soleil,
Et qui, en photographiant nos ombres, prétend nous mettre
à l’aise ;
Pourtant, même ainsi, aussi solides et sérieuses que soient
nos reconstructions
Imaginées, même une nature morte est vivante,
Et dans votre Chardin, l’effroyable inquiétude de l’âme
Suinte du poisson séché, du pichet brun et du bol.
Juillet 1933
Traduction Clotilde Castagné-Véziès
RENDEZ-VOUS
Le temps était parti, quelque part ailleurs,
Il y avait deux verres et deux chaises,
Deux êtres et un même battement de cœur
(Quelqu’un avait arrêté l’escalier roulant) :
Le temps était parti, quelque part ailleurs.
Et ils n’étaient ni en haut, ni en bas,
La musique du ruisseau continuait
À s’écouler à travers la bruyère, limpide et brune,
Bien qu’ils fussent installés au café
Et ils n’étaient ni en haut, ni en bas.
La cloche se taisait dans les airs,
Maintenant son équilibre renversé —
Entre deux tintements, une fleur,
Silencieux calice d’airain :
La cloche se taisait dans les airs.
Les chameaux traversaient l’immense étendue de sable
Qui entourait les tasses et les sous-tasses ;
Le désert était leur, ils projetaient
De partager les étoiles et les dattes :
Les chameaux traversaient l’immense étendue de sable.
Le temps était parti, quelque part ailleurs.
Le serveur ne venait pas, l’horloge
Les oubliait et la valse au poste récepteur
Jaillissait comme l’eau d’une roche :
Le temps était parti, quelque part ailleurs.
Du bout des doigts, elle faisait tomber la cendre
Qui refleurissait en arbres tropes :
Indifférents à l’effondrement des marchés
Quand ils avaient des forêts comme celles-ci,
Du bout des doigts, elle faisait tomber la cendre.
Dieu ou ce qui signifie le Bien
Soit loué que le temps puisse ainsi s’arrêter,
Que ce que le cœur a compris
Confirme par un corps en paix
Dieu ou ce qui signifie le Bien !
Le temps était parti et elle était ici
Et la vie n’était plus la même,
La cloche se taisait dans les airs
Et la salle tout entière était embrasée parce que
Le temps était parti et elle était ici.
Avril 1939
Traduction Clotilde Castagné-Véziès
LES SYLPHIDES
La vie en un jour : il mena son amie au ballet ;
Lui-même myope n’en vit pas grand-chose —
Tutus blancs dans la grise
Clairière et crescendo de la musique
Soulevant les voiles blanches.
Calice sur calice, campanules dans la brise
Les fleurs de gauche reflet des fleurs de droite
Et les bras nus au-dessus
Des visages poudrés remuant
Comme des algues dans un étang.
En ce moment, pensa-t-il, nous flottons — sans âge, sans rame —
En ce moment, il n’y a aucune séparation, désormais
Tu porteras du satin
Blanc et une ceinture rouge
Sous les arbres qui valsent.
Mais la musique s’arrêta, on rappela les danseuses,
La rivière était parvenue à une écluse — froissement de programmes —
Et nous ne pouvons pas continuer en
Aval si nous ne sommes prêts
À passer par l’écluse et suivre le courant.
Ils se marièrent donc, pour être davantage ensemble,
Et s’aperçurent qu’ils n’étaient plus jamais autant l’un avec
l’autre,
Séparés par le thé du matin,
Par le journal du soir,
Par les enfants et les factures des commerçants.
Se réveillant parfois la nuit, elle était rassurée Par sa respiration régulière mais se demandait si
Cela en valait vraiment la peine et où
S’était écoulée la rivière
Et où étaient les fleurs blanches.
Été 1939
Traduction Clotilde Castagné-Véziès
SOLEIL DU MATIN
Navettes de trains qui vont vers le nord vers le sud, traçant
des filaments de bleu,
Lignes de trams qui brillent comme des épées,
Affiches par milliers qui affirment un monopole du bien, du beau, du vrai,
Foules de gens au vocatif, toi et toi,
La brume du matin criblée de mots.
Soleil jaune se réfléchit, tout blanc, dans les rues mouillées,
mais le chrome
Brillant jaunit à la lumière du gai soleil,
Des filets de soleil hachurent la brume pourpre,
Le soleil effleure tout de ses lèvres, couvre tout de ses mailles,
Se ramasse, écopé, dans la devanture des magasins
Et rebondit sur la circulation incessante.
Et la fontaine publique portée, d’un souffle, de l’autre côté
de la place
Treillisse l’air d’un arc-en-ciel, la lumière du soleil blasonne
La rouge boucherie et les volutes de poisson sur les plaques
de marbre,
Des accords de musique sifflotes à travers des gouttelettes
d’argent
Et les avertisseurs des voitures, touché, touché, riposte de l’épée,
cage roulante,
Page tournée de brillance et de bruit, le dédale du jour.
Mais quand le soleil disparaît, les rues se figent, la viande
suspendue
Et le poisson amoncelé sont incolores et tout simplement
morts,
Le klaxon des voitures redouble, névrotique ; perchés
sur de hauts talons, ces pas
De femmes au visage cadavérique se pressent et chancellent,
Et je vois dans l’air, mais seulement de passage,
Le souffle gris, poudreux, de la fontaine, gris comme la cendre
Qui se forme sur une cigarette et recouvre l’extrémité rouge.
Mars 1935
Traduction Clotilde Castagné-Véziès
Bibliographie partielle
En français
Louis MacNeice, une voix, choix et traduction de Clotilde Castagné-Véziès chez Orphée 1996 (épuisé)
Lettres d’Islande, (avec W. H. Auden) traduit de l’anglais par Béatrice Dunner, Éditions du Rocher/Anatolia, Monaco 2006
En anglais
Poésie
Letters from Iceland (1937, with W. H. Auden, poetry and prose)
The Earth Compels (1938)
Autumn Journal (1939)
The Last Ditch (1940)
Plant and Phantom (1941)
Springboard (1944)
Holes in the Sky (1948)
Collected Poems, 1925-1948 (1949)
Autumn Sequel (1954)
Visitations (1957)
Solstices (1961)
The Burning Perch (1963)
Selected Poems (1964, edited by W. H. Auden)
Théâtre
Out of the Picture (1937)
Christopher Columbus (1944, radio)
The Dark Tower and other radio scripts (1947)
Persons from Porlock and other plays for radio (1969)
Selected Plays of Louis MacNeice, ed. Alan Heuser and Peter McDonald (1993)
Essais
Modern Poetry: a personal essay (1938, essai critique)
The Poetry of W. B. Yeats (1941)
The Strings Are False (1941, Faber and Faber, 1965, autobiographie)
Œuvres choisies
Selected Poems (1964, edited by W. H. Auden)
Selected Prose of Louis MacNeice, ed. Alan Heuser (1990)
MacNeice, Louis. Collected Poems, ed. by Peter McDonald. Faber and Faber, 2007.
Louis MacNeice Selected Poems de Louis MacNeice, Edna Longley et Michael Longley, Faber and Faber (2007.)
Louis MacNeice, biography Jon Stallworthy, W W Norton & Co Inc (1995)