Louis-René Des Forêts
Ostinato ou l’obstination de l’enfance retenue
L’esprit doucement s’endort, il n’y a que le cœur qui se souvienn e.
Il est temps, il est grand temps, non pas de rendre hommage à un homme de silence et de secrets, mais simplement de rendre tangible la joie de lire Ostinato, et surtout Pas à pas jusqu’au dernier son dernier livre, réceptacle de toute son intransigeance morale, et de la beauté de sa parole.
Né en 1918, Louis-René des Forêts, est avec Maurice Blanchot le plus secret de nos écrivains, le plus important peut-être, quoique son œuvre ne compte que dix volumes, mais tous concentrés d’expériences humaines, de fulgurantes plongées vers la vie intérieure.
Cet écrivain a tout fait pour effacer, comme son ami Michaux, tout repère biographique. Quelques pistes seulement pour situer cet écrivain qui hante toute notre littérature actuelle. Signalons une vocation de marin, un attrait vers la Bretagne pour lui l’enfant de la Touraine. Après son renoncement à la carrière navale, viennent très tôt les illuminations de Baudelaire, de Shakespeare, de Goethe puis, plus tard, à 17 ans de Rimbaud et Joyce.
Des « études-alibi » de droit et de sciences-po ne masquent pas sa fascination pour la musique qu’il veut étudier, car pour lui « la musique est le lieu où la pensée respire ».
Vient la guerre, puis il se fixe à la campagne, et son livre Les Mendiants s’écrit.
Résistance, années d’apprentissage, exil dans la campagne du Berry pour lui tenté par les cieux entre « éclaircie et mort » de la Bretagne. Et il poursuit son ascèse littéraire en se méfiant de l’excès du lyrisme, n’aimant que la retenue. En 1946, paraît dans un échec total son livre-phare Les Bavards.
Quelques livres encore (Un malade en forêt, Face à l’immémorable, La chambre des enfants, Les mégères de la mer), quelques révoltes toujours (Le manifeste des 121) et puis, et puis 50 ans après Le Bavard, vingt ans depuis les premiers mots commencés, voici Ostinato en 1997, ce livre, à jamais inachevé, et que l’on n’espérait plus, tout entier tourné vers l’enfance et le silence.
Ce silence qui l’engloutira le 30 décembre 2000 à Paris, sans un bruit, comme dans le chuchotement de la mort.
Une voix dans ce livre à la recherche d’une cadence du cœur une voix qui ne dit jamais je, mais il ou tu, une voix est confrontée à l’énigme de son obstination, à la lumière de sa propre fin, à la fin de son œuvre.
L’étonnant est que ce livre rencontre enfin son public, tant ce lyrisme pudique finit en replongeant dans son nom d’enfance par fasciner comme une lumière apportée, offerte sur la vie.
Ostinato ou le cœur qui se souvient
« Écrire cela suppose une exigence rigoureuse et exclusive » clame Louis-René des Forêts, mais Ostinato apporte en plus « le gris argent du matin, le rire des enfants déboulant sur la meule, les craquements nocturnes de la peur et le goût des mûres qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche » (Ceci est le début du livre).
Ce livre est avant tout un poème en prose, une mémoire des parts élémentaires des profondeurs du monde, mais sans étreinte et sans femme. Suite de sensations, de souvenirs, des Forêts retrouve la magie d’évidence des Illuminations de Rimbaud.
Les dernières traces du livre sont les suivantes :
l’esprit doucement s’endort, il n’y a que le cœur qui se souvienn e.
Ce cœur qui se souvient est la texture d‘Ostinato.
Notations éparses, brouillons et notes jetés au vent du temps, disent l’essentiel. Des Forêts, homme taciturne et plus que discret, à l’écart des chemins et des écoles, aura tissé des éclats épars de vie, des billes fulgurantes de l’enfance.
Livre étrange, autobiographie en éclats polis et repolis mais dont la signification s’interdit d’apparaître.
Pudeur et surtout mise en musique des mots. Toute une vie dans le son de la langue, Ostinato est un livre qui veut effacer ses trac es.
Pourquoi interpeller qui ne peut plus entendre et n’a plus de voix pour répondre, pourquoi défier très naïvement l’énorme silence des morts que nul vivant n’a jamais eu la force de rompre.
Sombre et austère beauté de ces fusées de sensations, Ostinato est à lire avant tout comme un poème, avec ce ressac obstiné des bouffées de souvenirs.
Ce livre se refuse et se donne à la fois :
Il ne peut plus tendre la main vers les autres, mais contemple parfois la main de son voisin pour y trouver un appui.
Ce livre tend plus que la main, il nous tend un miroir. Mais sa lecture doit être à sa mesure, à savoir une lecture silencieuse. Nous sommes dans la marge des paroles, au bord de l’effacement.
Silence et ferveur donc face au parleur taciturne.
Au front du livre cette citation :
comme une langue en peine de parole jeta le bruit de sa voix au dehors. Dante, Enfer Chant XXVI.
Ostinato est ce bruit de la voix d’une langue se défiant de la parole.
Le chant profond de l’effacement
«Écriture par fragments de l’unité d’une vie », partition autant que livre, Ostinato est un chant profond.
Lire Ostinato, lire Louis-René des Forêts, devient une ouverture vers le paysage intérieur de chacun, de la voix d’enfant retenue, embusquée au fond de nos puits d’âme. Tout ne se dévoile que par étincelles, brindilles de mémoire jetées, fulgurances entr’aperçues.
Ce livre doit se lire aussi à voix haute, car il est expérience de la voix, de sa modulation, de son volume, de son extinction. De la voix projetée, exilée hors de celui qui l’a dit. Lui qui voulu tant être musicien doit se connaître aussi par le son.
La pudeur extrême de Louis-René des Forêts ne pouvait que donner à voix basse qu’une sorte d ’autobiographie à la troisième personne:
Le je qui parle dans mes récits n’est pas une voix personnelle : non seulement il ne cesse de mettre en doute la véracité de ce qu’il dit, mais il va parfois (...) jusqu’à se nier.
Rassemblant tous ces lambeaux de mémoire, tous ces matériaux qui furent sa vie Louis-René des Forêts n’écrit pas un livre, il brode un tapis d’allusions.
L’univers n’a de mesure réelle que pour qui s’en fait humblement l’écho. dit Louis-René des Forêts qui nous avertit de cela :
Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.
Louis René Des Forêts a eu le loisir de méditer longtemps sur sa fin ultime et, lui qui semblait avoir fait vœu de silence, écrira encore le bouleversant "Pas à Pas jusqu’au de rnier":
Allons, réveille-toi, secoue ta vieille carcasse et debout sans tarder, sinon prends garde de te rendormir cette fois pour de bon ; enfoui dès lors, claustré dans une nuit perpétuelle, comme il t’adviendra fatalement, mais évite autant que faire se peut d’en hâter l’échéance par apathie ou volonté insidieuse de perdition, ne sois pas le fossoyeur de toi-même dans l’idée puérile de demeurer jusqu’au bout le seul maître de ton destin, ce qui n’est en rien conforme à la vérité, aussi flagrante qu’en soit l’intention.
Des Forêts nous hante encore longuement, et au travers de sa haute silhouette affleure toujours cet enfant « solitaire et grave ». Son doux souriredésigne « le corps obscurci de la mémoire...Tout ce qui respire à ciel ouvert dans la vérité d’une fable et redoute les profondeurs. »
Et puis :
Tout cela n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?
- Laissez. Letemps s’en chargera."
Toutes les manières de traces qu’a laissé Louis-René des Forêts restent comme nos clartés.
Les fulgurances de ses livres sont feux de poésie.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Extraits d’Ostinato (éditions Mercure de France)
Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.
Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.
La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.
Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.
Les craquements nocturnes de la peur.
Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.
La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.
Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.
La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain…
Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.
Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.
Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.
Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.
Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des Oiseaux…
La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.
Ce ne sont ici que figures de hasard, manières de traces, fuyantes lignes de vie, faux reflets et signes douteux que la langue en quête d’un foyer a inscrits comme par fraude et du dehors sans en faire la preuve ni en creuser le fond, taillant dans le corps obscurci de la mémoire la part la plus élémentaire :- couleurs, odeurs, rumeurs -, tout ce qui respire à ciel ouvert dans la vérité d’une fable et redoute le profondeurs.
Sans doute eût-il fallu, pour garder en soi un fond de gaieté, ne rien voir du monde ni entendre qui vienne de son versant le plus sombre, rien que les éclaircies au sommet et la musique parfois d’une ineffable beauté, mais c’est là encore rêver tout haut, car croirait-on avoir occulté l’innommable qu’il bondirait hors de l’ombre pour rentrer le rire dans la gorge.
Dans le jour douteux de la chambre où l’on dira entendre fermenter la mort, ce vieux corps possédé par la souffrance, ce regard en faction sous la broussailleuse grise des sourcils comme travaillant avec une extrême dureté à se voir mourir, ces lèvres où s’entrouvre d’une manière déchirante le sourire timide d’un enfant, ces doigts joints sur le cœur qui cède en un frémissement désolé, ce visage soudain muré dans une absence stupéfiante.
Bibliographie
Le Mercure de France :
Les Mégères de la mer, en 1967
Ostinato, en 1997
Pas à pas jusqu’au dernier, en 2001
Editions Gallimard :
Les Mendiants, 1943, édition définitive en 1986
Le Bavard, 1946, remanié en 1963. Coll. L’imaginaire en 1979
La Chambre des enfants, 1960 recueil contenant Un Malade en forêt (1948)
Les Grands Moments d’un chanteur, (1954)
La Chambre des enfants, (1955)
Une Mémoire démentielle, (1957) Dans un Miroir, Coll. L’imaginaire en 1983
Autres éditeurs
Un malade en forêt, réédition en 1985, Aux Éditions Fata Morgana
Voies et détours de la fiction, 1985, Aux Éditions Fata Morgana
Poèmes de Samuel Wood, 1988, Aux Éditions Fata Morgana
Le malheur au Lido, Aux Éditions Fata Morgana
Face à l’immémorable, Aux Éditions Fata Morgana
Ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon plein de ratures et d’ajouts... (William Blake and Co)
Traduction
LETTRE DE G. M. HOPKINS, in • Carnets, Journal, Lettres r de Gérard ManIey Hopkins », Editions William Blak e and Co, 1997.