Miguel Hernández

Les chants rugueux de la terre

Ah, comme elle est belle la terre de mon jardin. Elle sent un parfum de mère qui rend amoureux...

Miguel Hernández avait les entrailles nouées à la terre et la tête contre les chaudes mamelles de ses chèvres. De là tous les tressaillements du monde lui parvenaient. Lui le petit paysan « à la tête de patate », savait dire au vent et aux hommes le pouls des choses qui battent, des hommes qui souffrent.

Dans un jardin de bouches
Futures et dorées,Mon ombre brillera
.

Parcours de Miguel Hernández

Pour la liberté je saigne, je lutte, je survis. Pour la liberté...(Le blessé)

Il était né dans une petite ville, Orihuela, près d’Alicante, le 30 octobre1910. Son père était gardien de chèvres. Il y passa sa jeunesse en gardant les troupeaux et en regardant passer les rêves dans les nuages, attendant sur le dos que ses chèvres broutent le temps qui passe. Les figuiers de barbarie, les palmiers, les orangers, étaient sa ligne d’horizon:

Je suis grand à force de regarder les palmiers,

rude à force de vivre avec les montagnes...

Autodidacte, à peine dégrossi par les Jésuites (école San Domingo de 1924 à 1925), il ne se nourrissait que de livres de poésie et de rosée. Aussi étonnant que cela puisse paraître c’est le très complexe et tortueux Gongora qui le fascina et modela ses premiers poèmes (les lunes examinées1933- Peritos en lunas). De Gongora il avait pris le goût des images fantasques, incongrues alliées à une forme stricte. Saint-Jean de la Croix était aussi une de ses lectures préférées. Son meilleur ami fut Ramón Sigé, écrivain officiel de la ville.

Répondant à un appel intérieur il quitte sa ville natale, sa femme et ses enfants pour rejoindre Madrid, comme un papillon vers la lampe. Sa solitude semblait trop étroite et le besoin de rencontrer d’autres poètes trop fort. Et à 21 ans le voici sur les routes passant de la poussière au bitume.

Ses rencontres avec Lorca, Alberti et Neruda sont pour lui un choc profond. Lui le paysan taciturne se trouve en face des grands poètes espagnols et qui le reconnaissent et le protègent. Tous s’émerveillent devant ce « pasteur-poète » qui sent si bon la terre et l’authentique. Lui continuait à se sentir perdu, sans la tendresse de ses chèvres, ni le frémissement de la terre. Il se résigna à travailler chez un notaire.

Il n’y rencontra pas l’obscure magie du droit, mais l’amour en la personne de Josefina Manrresa. Sa poésie se soulève alors en chant sensuel. « El rayo que no cesa » (L’éclair qui jamais ne s’éteint), entrevoit le tragique de la vie et la magie de l’amour.

Il fut aussi le secrétaire de José María Cossío, spécialiste taurin. Peu à peu l’influence déterminante de Pablo Neruda change son écriture. Il se dégage de l’ombre de l’ami précieux Ramón Sigé, englué dans le religieux, et qui meurt en 1935 le laissant quasiment orphelin.

Et ce jeune paysan prend conscience des houles sociales, de la souffrance du peuple. Il deviendra après sa mort, une icône des communistes. En 1936, Miguel devient totalement madrilène dans cette atmosphère de guerre montante qui rôde. Ses amis soutiennent la République et tout naturellement il les rejoint. Ses poèmes chantent « la liberté à défendre ». L’horrible guerre civile qu’il voit monter, la tragédie du quotidien, change du tout au tout son écriture qui devient compacte et violente. Partisan de l’armée républicaine en septembre, 5é régiment, il voit son fils mourir et les carnages de la guerre tout autour de lui.

Je suis de ceux qui jouissent d’une mort quotidienne. (Élégie première à Lorca)

Il devient le commissaire à la culture du « Bataillon de El campesino ». Sa foi communiste le fait participer à Moscou au Vème festival du théâtre soviétique. Plus important que cela il se sera marié en 1937, chez lui à Orihuela avec Josefina. Il aura un fils Manuel Ramón en 1938, qui mourra en bas-âge à dix mois, et dont il ne verra ni la naissance, ni la mort, et un autre Manuel Miguel en 1939. Pour eux il écrit de merveilleux poèmes de tendresse et d’espoir (Berceuse à l’oignon).
Lui, enfant jamais idolâtré mais battu par son père qui ne supportait pas de le voir lire et écrire au lieu de surveiller le troupeau, aura su écrire les plus touchants poèmes d’amour, sans que jamais la haine ou la vengeance ne niche en lui.

Sa vérité d’homme fit sa vérité de poète, portant en lui trois blessures: d’amour,la mort,de la vie. Et surtout les blessures de son peuple. Sa joie d’écrire en gravant dans sa tête les mots avant de les coucher sur papier, lors de ses longues marches, se transmet dans la passion de ses mots. Sa liberté insolente, son authenticité profonde, son éthique qui lui fera refuser toute compromission même pour sauver sa vie, en font une figure inaltérable de poète debout, de l’homme debout. Un homme solidaire et solaire, ardent artisan des mots. Il est mort les yeux ouverts, physiquement et symboliquement, confiant dans les hommes. Le pasteur d’Orihuela fait maintenant paître ses mots dans les prairies d’étoiles et il court toujours après ses chèvres avant que nulle ne nous manquent les jours de grande faim de l’espoir.

Le jardinier de la terre

La liberté est quelque chose

qui seulement dans tes entrailles

bat comme l’éclair. (Cancionero d’absences)

Témoin de l’atroce il transcrit dans ses recueils « Viento del pueblo » (1937) et « El hombre acecha » (1938), la déshumanisation des hommes. Après le triomphe du fascisme de Franco, il tente de s’enfuir au Portugal, alors que ses amis lui proposent de se réfugier à l’ambassade du Chili, mais la Garde Civile l’arrête et le torture en 1939.

Dans sa prison de Madrid, à Torrijos, il continue à écrire de la poésie, souvent sur du papier-toilette ou des morceaux épars de papier. Ses amis (Neruda surtout), intercèdent pour le sauver et le faire s’enfuir. Mais lui, fier et orgueilleux de la bonté et de la dignité des pauvres, n’a de cesse que de vouloir revenir dans sa ville natale Orihuela, où sa famille est restée. Neruda s’occupe de sa famille. Mais il ne peut que tenter de prendre de vitesse la condamnation à mort qui plane sur la tête de Miguel Hernández en juillet 1940. Il réussit à faire commuer la peine de Miguel en trente années de prison.

Il sera aussi de nouveau emprisonné dans la prison d’Alicante, où avec pour seule compagne sa tuberculose, il passera trois ans. Il parlera de son « tourisme carcéral» qui lui fit « visiter» treize prisons différentes.

Dans cet isolement total il écrit « Cancionero y romancero de ausencias ». Si forte est la censure que ce recueil ne sera publié qu’en 1958.

Miguel Hernández meurt le 28 mars 1942 de tuberculose, dans sa prison, à cinq heures et demie du matin, portant en lui du fond de ses ténèbres des messages d’espoir.

Je ne me résigne pas, non: je désespère.

Dans son cachot les fièvres l’ont emporté loin des murs des hommes.

Sur les murs de l’hôpital il aura écrit ces ultimes graffitis :

Adieu, frères, camarades, amis : laissez-moi prendre mon congé du soleil et des champs.

Ainsi se refermait la trajectoire d’un petit paysan, presque inculte qui aura rencontré ses pairs poètes qui ne le rejetèrent point, il aura rencontré aussi l’humanité afin de devenir le porte-parole des opprimés. Sa poésie militante chante encore plus l’amour que la foi en des lendemains radieux. La mort y est tapie, l’injustice est le monstre à abattre, mais l’amour est le plus fort jusqu’au bout.

Non, il n’y a pas de prison pour l’homme

Ils ne pourront pas m’attacher, non.

Ce monde plein de chaînes

m’est petit et étranger.

Qui enferme un sourire?

Qui emmure une voix....

Libre je suis. Sens-moi libre

Seulement par amour.

Entre romarin, rivière, crottin de ses chèvres, jasmin, odeur de paille, ombres des mûriers, livres dévorés sous les arbres, s’est écrite une guirlande de poèmes entre soleil et ombre devenus étendards de la liberté, draps soyeux de l’amour.

Je suis une fenêtre ouverte qui écoute,

par où voir ténébreuse la vie.

Mais il y a un rayon de soleil dans la lutte

qui laisse à jamais l’ombre vaincue. (L’ombre éternelle)

Gabriel Celaya s’était exclamé : « La poésie est une arme chargée de futur ».

Le tyran Franco pourrit au milieu des charognes, et la poésie de Miguel Hernández est toujours elle un printemps vivant, le printemps du futur. Le berger-poète, expert sous les lunes, drapé dans la dignité des pauvres, chante les louanges des enfants démunis, du peuple en lutte. Ses poèmes ont l’odeur de la paille, le goût du lait, le chaud réalisme de la terre. Comme il le disait: Mon sang est un chemin (Mi sangre es un camino). Les traces de son sang sont maintenant ses poèmes. Nous les suivons. Nous nous souvenons de lui.

«Miguel: je me souviens de toi

après le soleil et la poussière,

avant la même lune,

tombe d’un rêve amoureu x.» (après l’amour)

Enrique Morente l’a chanté, Paco Ibanez, Joan Michel Serrat aussi, Vicente Pradal le chantera, ainsi vivent de bouche en bouche les poètes.

À jamais.

Même si sous la terre

mon corps aimant se trouve

écris-moi dans la terre

parce que moi je te répondra i.( Lettre)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

(...) Parmi les amis de Federico et Rafael il y avait le jeune poète

Miguel Hernández. Je l’ai connu lorsqu’il arrivait de ses terres d’Orihuela où il avait gardé les chèvres, en espadrilles et vêtu d’un pantalon paysan de velours.

J’ai publié ses vers dans ma revue « Caballo verde » l’éclat et le brio de sa poésie m’enthousiasmaient.

Miguel était si paysan qu’il transportait un souffle de terre autour de lui.

Il avait un visage de motte de terre ou de patate que l’on arrache d’entre les racines et qui conserve sa fraîcheur souterraine.

Il vivait et écrivait chez moi.

Ma poésie américaine, faite d’autres horizons, d’autres plaines, l’impressionna et le transforma.

Il me racontait de terrestres histoires d’animaux et d’oiseaux.

Il était cet écrivain sorti de la nature comme une pierre intacte, à la virginité sauvage et à l’irrésistible force vitale.

Il racontait combien c’était impressionnant de poser ses oreilles sur le ventre des chèvres endormies. On pouvait ainsi entendre le bruit

du lait qui arrivait aux mamelles, cette rumeur secrète que personne n’a pu écouter hormis ce poète des chèvres.

À d’autres reprises il me parlait du chant des rossignols.

Le Levant espagnol d’où il provenait, était chargé d’orangers en fleurs et de rossignols. Comme cet oiseau n’existe pas dans mon pays, ce sublime chanteur, ce fou de Miguel voulait me donner la plus vive expression esthétique de sa puissance. Il grimpait à un arbre dans la rue, et depuis les plus hautes branches, il sifflait comme chantent ses chers oiseaux au pays natal.

Comme il n’avait pas de quoi à vivre, je lui cherchais un travail.

C’était difficile pour un poète de trouver du travail en Espagne.

Finalement un Vicomte, haut fonctionnaire des Relations, s’intéressa à son cas et me répondit que oui, qu’il était d’accord, qu’il avait lu les vers de Miguel, qu’il l’admirait, et que celui-ci veuille bien indiquer quel type de poste il souhaitait pour rédiger sa nomination.

Rempli de joie, je dis au poète :

- Miguel Hernández, tu as enfin un destin. Le Vicomte t’embauche.

Tu seras un haut employé. Dis-moi quel travail tu désires effectuer pour que l’on procède à ton engagement.

Miguel demeura songeur. Son visage aux grandes rides prématurées se couvrit d’un voile méditatif. Des heures passèrent et il fallut attendre l’après - midi pour qu’il me réponde. Avec les yeux brillants de quelqu’un qui aurait trouvé la solution de sa vie, il me dit :

- Le Vicomte pourrait-il me confier un troupeau de chèvres par ici, près de Madrid ?

Le souvenir de Miguel ne peut s’échapper des racines de mon cœur. Le chant des rossignols levantins, ses tours sonores érigées

entre l’obscurité et les fleurs d’orangers, dont la présence l’obsédait, étaient une des composantes de son sang, de sa poésie terrestre et sylvestre dans laquelle se réunissaient tous les excès de la couleur, du parfum et de la voix du Levant espagnol, avec l’abondance et la fragrance d’une puissante et virile jeunesse.

PABLO NERUDA « Confieso que he vivido » 1974

Traduction Vicente Pradal - juin 2004

Ballades de la jeunesse

Mon souffle le vent me donne plus de notes que l’oiseau,
ma vie est tissée par des illusions;
ma poitrine ne sait pas la cruelle déception
en moi la tristesse ne peut pas être sombre;
Douleur dans mon âme ne peut faire sa demeure.
Je suis venu dans la mer voiles doucement enflées
de foi et d’optimisme;
Je suis une pleine tasse de boisson chaude;
Je suis le grand livre qui est la Vie
Une Page d’or qui peut s’afficher....

(adaptation personnelle)

Élégie à Ramón Sijé

Je veux avec mes larmes être le jardinier

de la terre que tu occupes et que tu fertilises,

si tôt, compagnon de mon âme.

Nourrissant de ma douleur sans instrument

pluies, orgues et coquillages,

je donnerai ton cœur pour aliment

aux coquelicots désemparés.

Tant de douleur s’amoncelle en mon flanc,

mon mal est tel que mon souffle est souffrance

Un coup-de-poing dur, un coup glacé,

un invisible et homicide coup de hache,

une poussée brutale t’as abattu.

Nulle étendue plus grande que ma plaie,

je pleure mon malheur, ce qui l’entoure

et je sens plus ta mort que je ne sens ma vie.

Je marche sur des chaumes de défunts,

et sans chaleur humaine, sans consolation,

j’oscille entre mon cœur et mes occupations.

Trop tôt la mort a pris son vol,

trop tôt s’est réveillée l’aurore,

trop tôt tu tombes sur le sol.

Je ne pardonne pas à la mort amoureuse,

je ne pardonne pas à la vie inattentive,

je ne pardonne ni à la terre, ni au néant

En mes mains je déchaîne un ouragan

de pierres et d’éclairs et de stridents flambeaux,

affamé, assoiffé de désastres.

Je veux gratter la terre avec mes dents,

je veux trier la terre motte à motte

à coups de dents secs et brûlants.

Je veux miner la terre jusqu’à ce que je te trouve

et embrasser ton noble crâne

et te débâillonner et te faire revenir.

Tu reviendras à mon verger, à mon figuier :

parmi les fleurs en jardins suspendus

voltigera ton âme butineuse

de cires angéliques et de dentelles.

Tu reviendras où roucoulent les grilles

des laboureurs énamourés.

Tu réjouiras l’ombre de mes sourcils,

d’un côté les abeilles, de l’autre ta fiancée,

viendront se disputer ton sang.

Mon avare voix d’amoureux

appelle vers un champ d’amandes écumantes

ton cœur, velours déjà fané.

Vers les âmes ailées des roses

de l’amandier de crème je t’appelle :

car nous avons tant de choses à nous dire,

compagnon de mon âme, compagnon.

le 10 janvier 1936 (L’éclair qui ne cesse pas)

traduction Vicente Pradal/novembre 2003

Que veut le vent de Janvier ?

Que veut le vent de Janvier

qui descend par le ravin

et violente les fenêtres

quand te couvrent mes baisers ?

Nous effondrer.

Nous traîner.

Effondrés et traînés

les deux sangs se sont éloignés,

mais que veut encore le vent

chaque fois plus en colère ?

Nous séparer.

Miguel Hernández

traduction : V. Pradal octobre 2004

Hormis ton ventre,tout est confus.Hormis ton ventre,tout est futurfugace, dépasséstérile et trouble.Hormis ton ventre,tout est occulte.Hormis ton ventre,tout est changeant,tout est ultime,poussière sans terre.Hormis ton ventre,tout est obscur.Hormis ton ventreclair et profond.

L’amour et la vie, anthologie mon sang est un chemin, traduction Sara Solivella et Philippe Leignel.

Casida de l’assoiffé

Sable du désert
je suis: désert de soif.
Oasis est ta bouche
ou il m’est interdit de boire.

Bouche: oasis ouverte
à tous les sables du désert.

Humide point au milieu
d’un monde embrasé,
celui de ton corps, le tien,
qui n’est jamais à nous deux.

Corps: puits fermé
que la soif et le soleil ont calciné.

Ocana, mai, 1941. (Poèmes isolés 1939-1941)

Anthologie Mon sang est un chemin, traduction Sara Solivella et Philippe Leignel.

L’amour montait entre nous
comme la lune entre les deux palmiers
qui ne se sont jamais enlacés.

L’intime murmure des deux corps
vers la rumeur ramena une houle,
mais la voix rauque fut torturée,
furent pétrifiées les lèvres.

La soif d’étreindre remua la chair,
élucida les os enflammés,
mais les bras en voulant se tendre
moururent dans les bras.
L’amour passa, la lune aussi, entre nous
et dévora les corps solitaires.
Et nous sommes deux fantômes qui se cherchent
et se retrouvent au loin.

Anthologie Mon sang est un chemin, traduction Sara Solivella et Philippe Leignel.

Les galoches désertes

Le cinq du mois de janvier

chaque année je mettais

mes souliers de berger

à la fenêtre froide

et trouvais en ces jours

qui font tomber les portes,

mes galoches vides,

mes galoches désertes.

Jamais eu de chaussures

ni costumes, ni mots,

toujours des ruisselets,

des peines et des chèvres,

vêtu de pauvreté

léché par la rivière,

je fus des pieds à la tête

prairie pour la rosée

Le cinq du mois de janvier

je souhaitais pour le six

que le monde entier fût

un magasin de jouets

et en allant dès l’aube

retourner le jardin

mes galoches sans rien,

mes galoches désertes....

Le cinq du mois de janvier

de notre bergerie,

mes souliers de berger

je sortais dans le givre,

jusqu’au six mon regard

pouvait voir à la porte

mes galoches gelées,

mes galoches désertes.

Miguel Hernándeztraduction : V. Pradal octobre 2004

CANCIONERO Y ROMANCERO DE AUSENCIAS...EXTRAITS

Il y avait un trou peu profond.
Presque au cœur de l’ombre.
Aucun corps d’homme ne se serrait serré
dans cette ombre étroite.
Avec toi tout s’ouvrait
sur cette terre d’ombre.

Ma maison avec toi c’était
la chambre obscure.
Par toi dans ma maison entrait
l’éclat la lumière.

Ma maison peu à peu est un trou
Et je ne voudrais pas que toute
cette lumière s’éloigne
sans vie de la chambre.

Mais avec la pluie, je sens
les murs se creuser,
les meubles reverdir,
j’en écarte vivement les feuilles.

Ma maison est une ville,
une porte ouverte vers l’aube,
une autre, plus ouverte, vers le soir,
une autre, vers la nuit, immense.

Ma maison est un cercueil.
Chanson terrible sous la pluie,
d’hirondelles au-dehors
débordant la peur.

Dans ma maison un corps s’absente.

Dans ma maison nous deux reste un nom.

Traducteur inconnu site Emmila Gitana

Je m’appelle l’argile

Je m’appelle argile bien que je m’appelle Miguel
argile est mon métier et mon destin
qui tâche de sa langue ce qu’elle lèche.
Je suis un triste instrument du chemin.
Je suis une langue douce et infâme
et me jette aux pieds que j’idolâtre.

Comme un nocturne boeuf d’eau et de friche
qui voudrait être un enfant idolâtré,
je charge tes souliers et ce qui les entoure,
et transformé en tapis de baisers,
j’embrasse et je couvre de fleurs ton talon qui m’insulte.

Crains que l’argile ne grandisse soudain,
crains qu’elle grandisse et monte et couvre avec
tendresse, tendresse et jalousie,
ta cheville de joncs qui est mon tourment,
crains qu’elle n’inonde la blancheur de ta jambe
qu’elle grandisse encore et monte jusqu’à ton front.

Crains qu’elle s’élève comme un ouragan,
depuis le territoire de l’hiver,
qu’elle éclate et qu’elle tonne et qu’elle tombe en déluge
à la fois tendre et dure, sur ton sang.
Crains l’assaut d’une écume offensée
et crains un cataclysme amoureux.

Avant que la sécheresse la consume
l’argile t’aura transformé en argile.

traduction : V. Pradal octobre 2004

La berceuse de l’oignon

L’oignon est du givre
fermé et pauvre.
Givre de tes jours
et de mes nuits.
Faim et oignon:
glace noire et givre
grand et rond.

Dans le berceau de la faim
était mon enfant.
Avec le sang de l’oignon
il s’allaitait.
Mais ton sang,
givré de sucre,
oignon et faim.

Une femme brune,
transformée en lune,
se répand fil à fil
sur le berceau.
Ris, enfant,
Je t’apporte la lune
quand il le faut.

Alouette de ma maison,
ris beaucoup.
Ton rire dans tes yeux
Est la lumière du monde.
Ris tellement
que mon âme à t’entendre,
batte l’espace.

Ton rire me rend libre,
me donne des ailes.
M’enlève les solitudes,
m’arrache de la prison.
Bouche qui vole,
cœur qui sur tes lèvres
lance des éclairs...

Je me suis réveillé d’être enfant.
Ne te réveille jamais.
Je porte la bouche triste.
Toi, ris toujours.
Toujours dans le berceau,
défendant le rire
plume à plume.

Être d’un vol si haut

si étendu,

que ta chair semble

un ciel tamisé.

Si je pouvais

remonter à l’origine

de ta course!...

Vole enfant dans la double
lune des seins.
Eux, tristes par l’oignon,
toi, satisfait.
Ne t’écroule pas.
Ne sache pas ce qui se passe
ni ce qui arrive.

Anthologie Mon sang est un chemin, traduction Sara Solivella et Philippe Leignel.

Assis sur les morts (extraits)

Assis sur les morts
qui se sont tus en deux mois,
j embrasse des chaussures vides
et j’empoigne rageusement
la main du cœur
et l’âme qui le maintient.

Que ma voix monte aux sommets
et descende à la terre et tonne,
c’est cela que demande ma gorge
dès maintenant et depuis toujours...

Si je suis sorti de la terre,
si je suis né d’un ventre
malheureux et pauvrement,
ce ne fut que pour devenir
le rossignol des malheurs,
l’écho du manque de chance,
et pour chanter et répéter
à qui se doit de m’écouter,
tout ce qui se réfère
aux peines, aux pauvres et à la terre...

Même si les armes te manquent,
peuple aux cent mille pouvoirs,
que tes os ne défaillent pas,
châtie celui qui te blesse
tant qu’il te reste des poings,
des ongles, de la salive, et qu’il te reste
du cœur, des entrailles, des tripes,
des organes virils et des dents.

Brave comme le vent brave,

léger comme l’air légerAssassine qui assassine,
déteste celui qui déteste
la paix de ton cœur
et le ventre de tes femmes...

Cette vie me semble

l’antichambre du néant.

Je suis ici pour vivre
tant que mon âme résonne,
et je suis ici pour mourir,
quand mon heure arrivera,
dans les sources du peuple
dès maintenant et depuis toujours.
La vie est faite de plusieurs gorgées
et la mort n’en a qu’une seule.

Vent du peuple (1936-1937)

traduction : V. Pradal octobre 2011

Venu avec trois blessures

Il est arrivé avec trois blessures:
celle de l’amour,
celle de la mort,
celle de la vie,.

il est venu ainsi avec ses trois blessures:
celle de la vie,
celle de l’amour,
celle de la mort.

J’ai ces trois blessures:
celle de la vie,
celle de la mort,
celle de l’amour.

Cancionero et romancero d’absences (1938-1941)

(adaptation personnelle)

Les vents du peuple

Les vents du peuple me soulèvent
Les vents du peuple m’entraînent
ils ont déchirés mon cœur
et ils se dessèchent dans ma gorge

Les bœufs courbent la tête
résignés, impuissants
face aux châtiments:
les lions eux la redressent
leurs griffes déchirent triomphantes

et se vengent.
Je ne suis pas d’un peuple de bœufs
Je suis d’un peuple étreignant les territoires des lions
les défilés montagneux des aigles
les cordillières de taureaux,
empli d’un orgueil haut dressé.

Que jamais on ne puisse avoir peur des bœufs
sur les plateaux nus de l’Espagne.

Qui parle de mettre un joug
sur le cou d’une telle race ?
Qui jamais a posé un joug ou des chaînes

sur des ouragans
Ni qui arrête la foudre
prisonnière dans une geôle ?

Asturiens faits de bravoure,
Basques de roches fortifiées
Valence, la joie

et Castillans, l’âme espagnole,
comme le champ labouré
et aérées comme les ailes;
Andalous, de foudre
nés entre guitares
et forgés sur l’enclume
comme larmes torrentielles;
Estrémadure seigle
Galiciens, pluie et calme,
Catalans, bloc de fermeté,
Aragonais, la race,
Murciens, la dynamite
répandus par les fruits,
Ceux de Léon, ceux de Navarre, seigneurs

de la faim, de la sueur et de la hache,
Rois des mines,
Seigneurs de labour
hommes qui dans les racines,
vaillantes comme des racines,
vont de la vie à la mort,
vont du rien au rien:
les gens des mauvaises herbes,

veulent vous mettre des jougs,
jougs que vous devrez briser
sur leur dos cassé.Dans le crépuscule des bœufs
l’aurore se lève.Les bœufs meurent dans leurs robes

humbles et sentant l’étable:

les aigles, les lions
et les taureaux meurent dans leur orgueil,
et derrière eux, le ciel
qui ne se trouble ni s’arrête.
L’agonie du bœuf
est misérable,
Mais celle de l’animal mâle
élargit la création tout entière.

Si je meurs, que je meure
la tête haut levée.
Mort et cent fois mort,
la bouche contre le chiendent,
j’aurai les dents serrées
et le menton arrogant.

J’attends la mort en chantant
car il y a toujours des rossignols
qui chantent par-dessus les fusils
au cœur des champs des batailles.

Paru dans El Mono Azul le 22 octobre 1936

(adaptation personnelle)

Je reste dans l’ombre (Sigo en la ombra)

Je reste dans l’ombre, plein de lumière: Le jour existe-t-il?
Est-ce là ma tombe ou le berceau de ma mère?
Passez le fouet sur ma peau comme un grand froid
Vaisselle qui germe chaude, tendre et rouge.

Il se peut que rien ne soit encore né,
Ou soit mort pour toujours. L’ombre me gouverne,
Si c’est ça la vie, mourir je ne sais pas cela serait
ni ne sais que poursuivre la nostalgie tant éternelle.

Enchaîné à un costume, il me semble que je poursuis
Le dénuement, s’affranchir de ce qui ne peut
Être moi et qui rend sombre le regard absent.

Mais la texture, la distance, vient avec moi
Ombre sur ombre, contre l’ombre qui tourne
Dans la vie dénudée qui s’accroît vers le rien.

(adaptation personnelle)

J’aimerais tant être le jardinier désespéré
de la terre que tu emplis et fertilises,
- et cela au plus tôt

Nourrissant les pluies, les coquillages
et les organes de ma douleur sans corps
décourageant les coquelicots

Donne ton cœur pour les nourrir.
Tant de douleur fichée dans mon flanc
que j’ai grand mal quand je respire.
………..
Ton cœur, comme velours usé
appelle un champ d’amandier moussant
ma voix avare est amoureuse.

Encloses dans les âmes ailées de ces roses
Le suc des amandes t’interpelle,
Il nous faut parler maintenant de plusieurs choses ?
compagnon de mon âme, compagnon.
Recueil des absents

(Adaptation personnelle)

Tu étais comme le jeune figuier
du ravin.
Quand je passais
tu rêvais de montagnes.
Comme le jeune figuier,
resplendissant et sombre.

Tu es comme le figuier.
Comme le vieux figuier.
Je passe à présent dans le bonjour
silencieux des feuilles sèches.

Tu es comme le figuier
dans la lente lumière de la vie...

Ainsi les saisons
et les ports ont l’odeur de la mort
Ainsi quand nous mourons
se défont les mouchoirs de silence.

Nous sommes des corps de vie enterrée
sur l’horizon, loin...

J’écrivis sur le sable
les trois noms de la vie:
la vie, la mort, l’amour.

Une rafale de vent,
de si loin si souvent, de la mer
vint nous effacer...

Brûle les deux portes,
donne la lumière.
Je ne sais pas ce qui m’arrive
je trébuche dans le ciel...

Je voulus dire encore adieu
et je vis seulement ton mouchoir de silence
s’éloigner.

L’impossible.

Un vent de poussière vint
m’aveugler, m’étouffer, me blesser.
Depuis lors j’avale la poussière.

L’impossible.

Miguel Hernández - Recueil des absents - Extraits traductions Jean Gabriel Cosculluela & Charles Juliet.

Chanson dernière

Peinte, pas vide:
peinte est ma maison
de la couleur des grandes
passions et disgrâces.

Elle reviendra des pleurs
où elle fut conduite
avec sa table déserte,
avec son lit en ruine.

Fleuriront les baisers
sur les oreillers.

Et autour des corps
s’envolera le drap
son lierre puissant
nocturne, parfumé.

La haine s’amortit
derrière la fenêtre.

Ce sera la douce griffe.

Laissez-moi l’espérance.

L’homme guette (1937-1938)

Anthologie Mon sang est un chemin, traduction Sara Solivella et Philippe Leignel.

Bibliographie

bibliographie en espagnol

Perito en lunas, (Expert en lunes), Murcia, Sudeste, 1932.

El rayo que no cesa, (L’éclair qui ne cesse pas), Madrid, Colección Héroe, 1936.

Viento del pueblo, Valencia, Socorro Rojo Internacional, 1937.

Versos en la guerra (con otros), Alicante, Socorro Rojo Internacional, 1938.

El hombre acecha, (L’homme guette), Valencia, Delegación de la Secretaría de Propaganda, 1939

Cancionero y romancero de ausencias (1938-1941), (Cancionero et romancero d’absences), Buenos Aires, Lautaro, 1958 (edición póstuma).

Pièces de théâtre

Quien te ha visto y quien te ve y sombra de lo que eras, Madrid, 1929.

El labrador de más aire, Valencia, Nuestro Pueblo, 1937.

Teatro en la guerra, Alicante, Socorro Rojo Internacional, 1938.

bibliographie en français

La foudre n’a de cesse (11 janvier 2002),traduit par Nicole Laurent-Catrice, Éditions Folle avoine

Hormis tes entrailles (novembre 1989),, poèmes traduits par Alejandro Rojas Urrego et Jean-Louis Giovannoni, Éditions Unes, 1989, (épuisé).

Fils de la lumière et de l’ombre, (Édition bilingue) traduit par Sophie Cathala-Pradal, éd. Sables 1993.

Mon sang est un chemin (Mi sangre es un camino), poèmes choisis et traduits par Sara Solivella et Philippe Leignel Xenia, 2010

Miguel Hernández, poètes d’aujourd’hui, n° 105, présentation par Jacinto-Luis Guereña, choix de textes, bibliographie, portraits et fac-similés, éd. Seghers, Paris 1964, (épuisé).