Moïse Ben Maïmon (Maïmonide)
La lumière de l’Andalousie
Moïse Ben Maïmon (1135-1204) naquit à Cordoue en Andalousie. Il vécut à Cordoue durant cette courte période, caractérisée par une cohabitation pacifique entre musulmans, juifs et chrétiens, si exceptionnelle dans l’histoire. Maïmonide dut pourtant partir avec sa famille, lors de l’invasion des Almohades, il vécut dans de nombreuses villes du royaume d’Al Andalous dont Alméria. Puis, il dut trouver refuge dans la communauté juive de Fez en 1160, puis en Terre Sainte et en Égypte où il devint conseiller du Sultan.
Il fut l’auteur de nombreux traités de médecine. On rapporte que Richard Cœur de Lion sollicita ses services comme médecin, mais que Maïmonide refusa, préférant rester parmi les siens. Il fut aussi l’auteur de traités juridiques en Arabe. Une de ses œuvres majeures reste Le guide des égarés écrit en 1190, où il ouvre une réflexion sur les rapports entre théologie et philosophie. Ce livre s’adresse aux juifs éclairés de son temps, ouverts à la philosophie.
Considéré en son temps comme aristotélicien, ce qui fut plus tard une thèse partagée par une certaine école de pensée, mais qui n’est pas admise par la pensée rabbinique traditionnelle, Maïmonide tente dans certains chapitres du Guide des égarés de se différencier du maître Aristote sur un sujet aussi important que celui de l’origine de la création en opposition à l’idée de l’éternité du monde.
I) À la question de l’origine du monde, l’idée de création opposée au principe d’éternité.
La réflexion de Maïmonide se veut universelle, notamment dans sa recherche métaphysique des rapports que l’homme entretient avec l’univers cosmique, des rapports du particulier et de l’universel. Il oppose la conception d’une éternité du monde à la conception de la création.
Il expose dans le Guide des égarés la conception de l’éternité chère à Aristote qu’il oppose à la tradition adamique. Il trouve un sens à l’origine de l’homme par la création, assignant la naissance à un dessein (celui du Créateur), là ou Aristote ne perçoit que des êtres qui n’existent que par le hasard. Maïmonide perçoit l’idée de la nécessité admise par Aristote, comme la perception d’une origine de la création de l’Être, vue selon une chaîne de causalités, chaîne qui aboutit à une cause première, un intellect au rang le plus élevé et le plus parfait de l’Être ou à l’intelligence première.
Maïmonide se représente la pensée d’Aristote comme une vision perpétuelle d’un ordre immanent qui ne reconnaît pas d’origine au monde ; au sens de la nécessité admise par Aristote : le monde a toujours été et sera toujours ainsi. Il n’est pas admis dans cette pensée qu’il y ait eu un avant et un après, dès lors que cela n’a pu avoir lieu dans un temps plutôt que dans un autre. La diversité qui existe dans le ciel a nécessairement une cause, qui entraîne la conséquence nécessaire. Chaque sphère découle de la précédente, et est émanée des Intelligences. Pour autant, il n’admet aucune suite chronologique, car il ne reconnaît la naissance d’aucune de ces choses, toutes ces choses ne se précèdent point les unes aux autres, nous explique Maïmonide, et n’existent point les unes sans les autres. C’est une approche tautologique du monde, conçu comme une unité intemporelle et éternelle composée d’une multitude de sphères.
Moïse Maïmonide énonce les principes de la conception atomistique développée également par Démocrite et Epicure. Il l’expose ainsi : les principes sont rapportés aux atomes, et donc aussi nombreux, il y a une infinité de centres qui sont autant de points de vue possibles. La sagesse consiste à envisager la perspective sans privilégier un ordre quelconque.
Moïse Maïmonide perçoit dans la pensée d’Aristote une pensée qui s’appuie, pour expliquer l’univers, sur la composition de choses simples dont il émane plusieurs choses selon le nombre des simples qu’elle renferme et dont elle est composée.
Il explique à son lecteur les limites terrestres de la pensée d’Aristote. La perspective d’Aristote ressemble à des conjectures puisqu’il ne parvient pas à expliquer, dans les opinions métaphysiques qu’il adopte, ce qui existe à l’échelle des planètes et des galaxies, même si Maïmonide admet que l’on peut accepter la démonstration des liens de causalité pour la sphère terrestre au-dessous de la lune. Maïmonide est en cela inspiré par ses lectures de l’un des trois traités néoplatoniciens sur la royauté d’Ecphante, de Diotogène et de Sthénidas, qui ont subi l’influence du philosophe juif Philon d’Alexandrie. Le roi d’Ecphante est un être supérieur, appelé à gouverner les hommes et les autres natures terrestres, de la même façon que le daimon gouverne les être inférieurs à l’orbite lunaire et que Dieu gouverne les étoiles et les planètes dans le ciel. Le roi terrestre représente ici bas le Roi d’en haut, avec lequel il communique, et il doit faire régner dans son domaine la loi universelle de l’amitié et de la concorde, intégrer de la sorte la communauté humaine à la communauté cosmique (1).
Il conclut le chapitre en reconnaissant que dans la question de savoir si le ciel est né ou éternel, aucune des deux hypothèses opposées ne saurait être démontrée. Mais, il ajoute que l’hypothèse selon laquelle le monde est éternel offre le plus de doutes et qu’elle est très dangereuse pour la croyance qu’il faut professer à l’égard de D. Il précise que la nouveauté du monde est elle conforme à la tradition adamique.
Maïmonide résume ainsi l’opposition entre les deux conceptions de l’origine de l’homme : celle de la philosophie grecque et celle de la tradition adamique.
Certains interprètent ce texte comme un gage donné aux autorités du Judaïsme de l’époque, eu égard au respect dû aux principes fondateurs. Il semble, à la lecture, que l’opposition entre ces deux conceptions eût été volontairement exagérée pour se dédouaner de l’accusation de filiation, que certains lui reprochaient, avec la philosophie Aristotélicienne. Maïmonide semble en réalité séduit par l’idée de l’éternité du monde.
II) Pourquoi s’opposer à la conception de l’éternité du monde ?
Maïmonide part d’un postulat : admettre l’éternité telle que la croit Aristote, c’est-à-dire comme une nécessité, de sorte qu’aucune loi de la nature ne puisse être changée et que rien ne puisse sortir de son cours habituel, ce serait saper la religion par sa base, nier tout ce que la religion a fait espérer ou craindre. Il s’appuie sur Platon qui reconnaissait le ciel comme né et périssable, pour considérer cette opinion comme compatible avec les bases de la religion, dès lors qu’elle ne nie pas le miracle, (celui de la création à la source de tous les miracles). Maïmonide en conclut que si la nouveauté du monde était démontrée, ainsi que Platon l’a soutenu, tout ce que les philosophes ont dit pour nous réfuter tomberait. Il place ainsi au centre de sa réflexion sa foi qu’il teste en opposition à l’approche philosophique, il oppose approche cabalistique et approche philosophique, tout en s’appuyant sur la pensée de Platon qu’il place à part des grands courants philosophiques grecs. A contrario, Maïmonide admet que si les philosophes avaient réussi à démontrer l’éternité du monde selon l’opinion d’Aristote toute la religion tomberait.
Moïse Maïmonide dans sa foi est confiant dans les Écritures il cite rabbi Eliézer le Grand : d’où furent créés les cieux ? D. prit de la lumière de son vêtement et l’étendit comme un drap, et de là les cieux allèrent se déployant, ainsi qu’il a été dit :« il s’enveloppe de lumière comme d’un vêtement, il étend les cieux comme un tapis ». Il prit de la neige de dessous le trône de la gloire et la lança car à la neige il dit : « sois terre » (Job 37.6).
D’où fut créée la terre ? La Terre naît de la séparation du ciel, le blanc qui était sous le trône est la matière terrestre.
Reprenant cette allégorie, Maïmonide distingue le ciel de la terre comme deux matières différentes, l’une le ciel à cause de son élévation est attribuée à D. et vient de la lumière de son vêtement. L’autre éloignée de la lumière et de la splendeur de D. est la matière inférieure qu’on fait venir de la neige qui est sous le trône de la gloire.
Cette séparation ne sera-t-elle pas conceptualisée plus tard la tradition chrétienne comme la séparation entre les deux Jérusalem : la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste ?
Moïse Maïmonide rappelle le véritable sens des premiers mots du livre de la Genèse faussement traduit par « au commencement D. créa le ciel et la terre ». Il traduit le sens du premier mot « Bereshit » dans le « principe ». La traduction devient alors « dans le principe D. créa le haut et le bas (de l’univers) ».
Dans son exposé, il n’hésite pas à affirmer son désaccord avec les interprétations données par des docteurs de la loi selon lesquels le temps existait avant la création du monde, ce qui était conforme à l’opinion d’Aristote, qui ne conçoit pas un commencement pour le temps, ce que Maïmonide considère comme une opinion absurde.
D. a produit le monde du néant absolu, et non dans un commencement temporel, pour Maïmonide, le temps est une chose créée car il accompagne le mouvement de la sphère céleste et celle-ci est créée.
La croyance en la nouveauté du monde est à la base de toute la religion. Or, si l’on conçoit que le monde soit né, il faut concevoir qu’il doive périr. Mais c’est précisément la logique que renverse Maïmonide, car le monde n’est pas né comme naissent les choses physiques soumises à une loi naturelle ; Pour Maïmonide, qui attribue l’existence des choses et leur perte à la volonté de D., et non à la nécessité, rien ne nous oblige d’admettre que D. après avoir produit une chose qui n’avait pas existé, doive nécessairement détruire cette chose. Le monde n’est pas inéluctablement soumis à la destruction selon la spéculation philosophique à laquelle Maïmonide se rattache en la circonstance.
III) Penseur éclairé, pétri de foi dans la tradition abrahamique, et mosaïque du judaïsme, Maïmonide s’inscrit dans la lignée des philosophies de l’Un
Le but de toute philosophie est bien de tenter d’unifier pour poser l’unité comme un sens à donner au multiple.
Dans la deuxième partie du Parménide, Platon aborde la question de l’un indivisible, sans parties, sans forme, sans mouvement, sans changement, sans âge, sans rapport avec le temps.
Mais dans la suite de la thèse exposée, Parménide admet que si l’un est, on a aussi l’être qui est autre que l’un puis l’autre qui fait un troisième personnage, et enfin tous les nombres, les parties, le changement, le mouvement, l’âge. Mais Parménide joue un exercice et suppose ensuite que l’un n’est pas, il s’agit ainsi d’un jeu qui pourrait ne pas avoir de fin.
On peut penser qu’il s’agit d’une nébuleuse, où s’articule un système où les idées de nombre, d’espace, de temps naîtraient de l’un indéterminé par une division, par une opposition et corrélation à la fois. Nous percevons ici comme le fantôme d’une doctrine secrète issue d’une méditation pythagorique qu’Aristote rapporte de Platon.
Le philosophe Alain décrit cette leçon comme une attention à l’univers entier des relations, aux contraires, oppositions, répulsions, attractions, qui font un ciel mouvant de formes, d’impalpables et d’instables nuées légères de secrets, d’aventures, et de créations.(2)
Le sentiment de Parménide identifiait l’être et la pensée dans un tout parfaitement un. La totalité dans cette conception moniste suffit à se réaliser elle-même.
Les philosophies de la création vont au-delà de cette conception moniste estimant à l’instar des maîtres de l’école stoïcienne que la raison cosmique ne pouvait se réaliser elle-même sans être la dérivation d’une raison divine transcendante. Le monde tient son être et son unité multiple, de la simplicité divine et imite en la multipliant ou en la déroulant la plénitude que D. concentre en lui-même. Saint Thomas d’Aquin est très proche de cette conception.
Les néoplatoniciens s’inspirent à la fois de Parménide et de Pythagore, pour s’attacher à considérer l’Un comme tiré d’une procession intégrale des choses à partir d’une origine unique. Le nombre pour Pythagore, c’est l’Un qui se multiplie et la multiplication qui se laisse ressaisir par l’unité formatrice pour donner la totalité. La genèse du monde apparaît comme la révélation de la loi de l’univers et de la pensée.
La théorie de la procession à laquelle a pu être rattaché Spinoza est une philosophie de l’un, considérant une dégradation du principe ou une moindre dépendance du dérivé, il s’apparente à la génération mathématique dans l’identité du possible et du réel et dans l’immanence des dérivés à leur principe. Mais il est également fidèle à la philosophie de l’être lorsqu’il concentre en sa plénitude une infinité de perfections positives qui est celle d’une totalité complexe.
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Moïse Maïmonide reste un penseur dont le questionnement se rapproche de celui des philosophies monistes. Il croit en l’Éternité, mais n’ose pas l’affirmer, il voit la création non comme un moment ou un instant de l’histoire, mais comme un principe.
Les réponses qu’il tente de proposer à la question de l’éternité et de la création s’appuient sur les connaissances scientifiques de l’époque. Or ces connaissances se représentaient la Terre comme le centre de l’univers, il fallut attendre quatre siècles et Copernic en 1543 pour qu’il fût admis que le Soleil soit placé au centre du système solaire et non la terre, et près de cinq siècles pour que fussent édictées les trois lois de Kepler en 1619, concernant les mouvements des planètes autour du soleil.
Le texte de Maïmonide, à la lueur des connaissances de l’astronomie d’aujourd’hui, aurait été très différent, surtout s’il avait connu la loi de l’attraction universelle de Sir Isaac Newton. Il n’aurait ainsi peut-être pas pu si habilement concilier les deux approches en distinguant ce qui se trouve en dessous de la lune et qui obéit à la logique décrite par Aristote et ce qui se trouve au dessus et obéit aux lois du mouvement des astres qui ne peuvent être déterminées par la seule logique, et obéirait aux lois de l’Éternel. La conclusion resterait pour autant la même, l’éternité du monde ou sa création sont pour Maïmonide indémontrables.
Pierre Yves Amalric
(1) : Philon d’Alexandrie De Iosepho Ed. du Cerf - introduction de Jean Laporte, p. 28
(2) : Alain, Platon Chap. III Parménide Champs Flammarion