Pascal Boulanger
Entre fureur et silence
Introduction
… j’envisage plutôt la poésie comme l’essence même d’un langage qui prophétise,
rayonne et résonne, comme la figuration de l’être-là où s’élance un temps sans
durée ni chantage. Je crois saisir la pertinence de ce propos d’Artaud : « Et s’il est
encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est
de s’attarder artistiquement sur les formes, au lieu d’être comme des suppliciés
que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers ».
Des suppliciés que l’on brûle, oui, et pourquoi pas aussi des anges que l’on délivre
de la détresse. La poésie, la charité est cette clef.
(Extrait d’un entretien « Pascal Boulanger ou la joie du poème contre les idées reçues », par Serge Martin, en septembre 2005).
Dans ces « Carnets d’Eucharis », « vibrations de langue et d’encre », Nathalie Riera a souvent parlé avec ferveur et profondeur de Pascal Boulanger. Tant et si bien que nous avons suivi ses mots et approché Pascal Boulanger au travers de quelques poèmes.
Pascal Boulanger est un poète exigeant, entre « fureur et tendresse », engagé dans la fraternité humaine, dans la lucidité « blessure la plus proche du soleil » (Char), mais aussi avec ce refus du morbide contemporain, du nihilisme porté en bandoulière de nos jours. Sans pour autant nier ce monde insensé où « des hommes et des chevaux meurent en tas. Les herbes s’appuient sur les murs comme des mains rouges ». Il veut le dépasser en épuisant tous les possibles. De la race des voleurs de feu rimbaldiens il avance porté par une joie tellurique de l’amour des autres.
Pascal Boulanger, tel que ses textes nous parlent, est un poète vivant, un poète du vivant: « il aime le monde, ses visages et regarde le soleil de midi en face, sans être ébloui....Il sera nommé portier du ciel ». Il court au-delà des barrières pour dépasser tous les signes. Il lutte contre « l’oubli du temps, l’oubli des êtres »:
Où en sommes-nous dans l’amnésie et dans l’oubli ? Dans l’oubli du temps, dans l’oubli de l’être ? Dans la fraternité et la terreur toujours complices ? Que pouvons-nous dire de la culture de mort, des commémorations sous surveillance ? Et que se cache-t-il derrière les superstitions, les ruminations, les inhibitions, les désolations, les occultations, les convulsions ; derrière les représentations lisses et festives du monde, sinon une incapacité à penser et à surmonter le nihilisme ? Sombre histoire, histoire des arrière-mondes. Seul le décor se modifie. Mais la vision peut figurer l’instant du monde. Et puis, le cœur bat toujours. Le cœur traverse les deux côtés du ciel. (Tacite).
Il célèbre tout ce qui peut encore sauver « l’humain dans l’homme, avec ferveur, avec fureur ». Porteur de la belle revue Action Poétique fondée à Marseille en 1951 par Jean Malrieu et Gérald Neveu, conduite ensuite d’une manière plus dogmatique par Henri Deluy, il fait sienne sa devise « Action poétique ».
Il est dans l’action, il est dans la poésie.
Seule celle-ci peut prêcher dans le désert et lutter contre le délaissement du monde, le nihilisme ambiant. Contre le nihilisme, contre l’enchaînement des « passions tristes », Pascal Boulanger met en avant une parole brûlante et prophétique. Il n’est point l’homme des parlottes vaines et pressent le tragique « se logeant au cœur même des êtres aimés ». Il est celui qui « prend le risque de la plus folle des franchises ».
Pascal Boulanger est aussi homme ouvert aux expériences d’écritures, à la lecture des autres sans préjugés ni rejets, sans écoles formatées. Il a célébré « les astéroïdes nomades » que sont les poètes qui laissent une trace en nous dans « Fusées et Paperoles ». Il s’interroge sans trêve et interroge les autres : « Comment vivez-vous, comment voulez-vous vivre ? » semble-t-il nous questionner, refusant de lâcher prise face à un monde sans légendes, mourant de froid et de surconsommation, dans cette époque sévère.
Il cherche encore et toujours « les sommeils qui déplacent les montagnes ».
Une note de lecture que Pascal Boulanger avait écrite sur Catherine Millet s’applique encore plus à lui-même : Face à un monde spectaculaire qui ignore et occulte l’abîme,.... Si la terreur rôde depuis toujours dans la geôle où tous nous nous enfermons, une voix, quand elle parle d’amour, chante aussi l’amen illimité d’une traversée ». La voix de Pascal Boulanger parle maintenant d’amour, d’amour absolu avec cette profession de foi : Car on n’entre pas dans la vérité si ce n’est pas l’amour.
Mais les yeux ouverts :« on ne va à l’amour sans arrachement et sans perte ».
Il chante l’éveil et l’amour du lire: « lisant, cessant de lire, relisant et écrivant, je sors de moi-même, de l’emphase et de l’éternel reportage. Je lève et je baisse les yeux, je suis soudain très jeune ou très vieux, je suis sans regret. J’entends les mots, les phrases, j’entends autre chose. Et c’est toujours, à chaque reprise du livre, à chaque nouvelle lecture, un état neuf du langage qui se dessine, un espace de plaisir qui se crée ». « Fusées et paperoles).
Et puis cet extrait qui semble sonner comme une autobiographie:
...
Il traverse la vie dans un tumulte de livres
Il ferme les yeux
Il devient très grand au-dessus des abîmes
Il écrit contre le temps et l’oubli
Il nomme la mer
Il aime et il chante avec le souvenir de la mer... (Le bel aujourd’hui)
Voici Pascal Boulanger, homme debout dans la parole: « Qu’une parole m’atteigne et je renais à la parole ».
Gil Pressnitzer
La travail du poète
« J’appelle poésie cette intrigue de l’infini/où je me fais auteur de ce que je vois, de ce que j’entends. »(L’émotion, l’émeute)
Pascal Boulanger a longuement tissé cette intrigue de l’infini. Il a vu, il a entendu et le restitue la face visible du monde et sa fragilité, fumée bleue sur le néant. Poète de l’éthique, de la conscience morale, de l’exigence il sait s’émerveiller des choses simples.
C’est par des extraits d’un entretien avec Nathalie Riera que se révèle le plus clairement le travail du poète Pascal Boulanger :
« La merveille du simple, le surgissement de l’inattendu et la grâce d’un présent qui s’offre dans sa présence, ne sont plus au programme. Il s’agit, à grande échelle, de se justifier, de se culpabiliser d’être né, de marchander (dans le commerce des sentiments), de produire et de consommer. Or, et vous avez raison de citer Hölderlin, la parole et le langage devraient être ce qui déterminent l’habitation poétique du monde. Et si vous souhaitez mettre un peu de lumière dans votre espace intime comme dans le monde qui vous entoure, vous êtes bien obligés de déployer une écoute et un langage qui feront face aux convulsions folles et fermées de l’Espèce. Tous les espaces et tous les temps traversés sont, en effet, en péril. Le dernier homme pour Nietzsche n’a plus comme horizon que lui-même. C’est pourtant la singularité d’une voix qui, même en prêchant dans le désert, peut rendre compte du jour spirituel d’un présent qui fête les noces du ciel et de la terre et qui tente de sauver ce qui reste d’humain dans l’homme.
Et à nos yeux grands ouverts sourira le ciel grand ouvert (Hölderlin). Mais voilà bien longtemps que les yeux de nos contemporains se sont fermés au surgissement et que le ciel, de plus en plus bas et lourd, ne donne plus signe de vie. [...] Dans cette affaire plus que jamais d’actualité, la poésie a un rôle de dévoilement. Nous en sommes loin, quand elle se contente de reproduire le vieux schéma idéaliste qui fait abstraction du réel ou quand elle se contente d’un jeu formel et ludique.
La question de la présence, du don gratuit et de la beauté se pose donc en décalage complet avec la propagande culturelle de notre actualité. Voilà, l’aversion du beau domine tous les discours de la modernité. La peinture, la poésie, le roman, la musique sombrent dans le nécrophile. C’est le règne de la valeur, de la psychologie et de la sociologie. Rien de grave, des voix intemporelles continuent de parler, et qu’elles parlent ou non dans le désert n’a guère d’importance.... »
(Entretien avec Nathalie Riera ©Les entretiens des Carnets d’Eucharis, 31 octobre 2008).
Ce dossier est consacré à l’œuvre de Pascal Boulanger que je vous invite à découvrir à travers des extraits de ses recueils, essais & anthologies (depuis Martingale, 1995 à Jamais ne dors, 2008), tous ces éléments réunis par exigence et plaisir à donner un aperçu général du travail d’un poète sensible aux états et aux enjeux de la poésie contemporaine… dans une distance qui s’impose pour remettre en cause l’idée même de la poésie.
©Dossier réalisé par Nathalie Riera avec l’aimable complicité de Pascal Boulanger Décembre 2008
Notes de lecture sur Jamais je ne dors
Dans son dernier livre, Pascal Boulanger nous reçoit et on se laisse recevoir : il n’y a plus de démarcation entre là-bas et ici, hors de soi et en soi. Désormais il y a « éclat et silence de ce qui passe et n’est plus là », en d’autres termes il y a l’amour, qui selon Pascal Boulanger se définit comme « l’histoire d’une folie, d’un espace ouvert à l’insensé (…) un amour qui se multiplie en ses voyages ».
Avec « Jamais ne dors », nous sommes invités à entrer dans la vérité, à rejoindre comme dans la musicalité d’un songe exil et miracle. Le texte multiplie à sa manière ses propres échappées dans le songe d’un espace-temps sensible, traversé d’aucun ressentiment, espace où se joue l’amour, autant sa grâce que son abîme. Le déploiement du temps semble n’avoir lieu que dans ce qui s’endort, « en plein dans le sommeil », à cet endroit de l’absence et de l’exil si nécessaires à l’amour de combler l’être malgré le manque. C’est dans la séquence qui suit que se définit au mieux l’amour comme rencontre insufflant au poète de se porter sans crainte et sans faillir vers ce qu’il nomme l’amour absolu :
C’est un amour absolu
S’il s’abaisse, je le vante.
S’il se vante, je le vante davantage
Un amour qui n’a pas de lien
Qui se révèle dans la distance
Dans le corps qui est tout entier dans la voix
Un amour qui ne rêve pas de perversion
Qui se situe au-delà de toute interprétation
Qui ne met pas, contre ses yeux, la parole du destructeur.
L’amour absolu ? Avec lui qu’il apprend, avec lui qu’il peut encore s’enrouler « dans la chaleur en dessinant les contours de l’instant », avec lui qu’il est rendu, non pas esclave à l’aimée, mais avec ce qu’il lui reste de plus libre et de plus enjoué, pouvant ainsi accueillir cet absolu et l’abriter dans sa demeure silencieuse. Chez P.B. l’aimée est une évadée, qui seule connaît la sensualité du repos et du sommeil. Mais elle est aussi et surtout « une parole sans reproche qui autorise l’écriture, en souligne la beauté ». Quand un regard vous reçoit c’est un regard qui vous soutient et vous met en demeure de vous dérober à tout ce qui est haïssable et vous éloigne du « simple fait d’exister ».
Avec l’évadée se déroule ce « qui n’est que de passage » comme peuvent l’être « Le songe/L’extase/Et la tendresse ». Et c’est parce qu’il y a exil, séparation, manque et absence que d’aimer de toute éternité n’est ni vain ni insensé. Sous la plume de P.B. l’évadée est la passante, l’étrangère, celle qui ne se tient pas « à l’étroit de l’asthme ! ».
Elle est faite de tous les contrastes et de tous ces verbes qui la vantent et font la force d’aimer, et qui n’est rien d’autre que de vivre délié, dénoué, élargi. L’aimée peut fuir à tout moment, c’est dans le sommeil qu’elle disparaît et c’est dans son sommeil à elle que l’aimé peut dormir. À la question : qui est-elle ? Elle est ce qu’elle-même ne sait pas et ce qu’elle ne veut même pas savoir, répondrait Pascal Boulanger. La vérité et l’amour ne sont pas à savoir. D’ailleurs, comme tous ses livres précédents, nous retrouvons cette même volonté infaillible de ne pas défendre l’amour mais le prôner contre « la parole du marchand ». Et lorsqu’un poète est ainsi visité par la grâce et l’abîme d’aimer et d’être aimé, comment rêve et réalité peuvent-ils se prolonger dans un même espace-temps, et trouver accord contre ce qui en soi ne triomphe plus ? Très vite, nous pouvons retrouver notre position d’esclave ou de naufragé, lorsque des lèvres toutes frémissantes nous les quittons pour retourner « aux bouches tremblées d’épuisement ». Et néanmoins, toute demeure en soi est-elle en péril ou sous la menace de s’effondrer : « Il y a ce retournement inattendu de la malédiction en exultation ». Pascal Boulanger précise que l’amour est seul au monde. Seul, mais arraché à « l’ordre fou des hommes » aux « passions tristes », à l’aversion, à l’idolâtrie, à la haine de l’amour et au « règne où le divin ressemble à un viol ». Notre époque est-elle à cette « parole qui n’aime pas », s’il y a bien une vérité à laquelle nous pouvons souscrire : « Lutter contre le mal est lui faire trop d’honneur ».
Et parce que l’amour est solitude et retrait, on ne peut ni l’épuiser ni disposer de lui, seulement se laisser envahir par sa bienveillance qui se déverse à brassées dans le sommeil du monde.
Dans L’art de l’éphémère (Figures de l’art 12), Alicja Koziej range Pascal Boulanger parmi les poètes majeurs du XXème siècle, citant Jules Supervielle, Pierre Reverdy, Saint- John Perse, Philippe Jaccottet, André du Bouchet. « Allègre traversée de la littérature », selon les termes de O. Penot-Lacassagne, pour ma part, j’y ajouterai : vivante traversée d’un écrivain confronté à l’amer du quotidien, mais dont l’art n’est pas de donner libre carrière à l’aphasie et au vide anémiant, mais de convoquer avec joie et rage le sum, ergo cogito : cogito, ergo sum (Je vis encore, je pense encore : il me faut encore vivre, car il me faut encore penser). (Extrait de « Pascal Boulanger et l’engagement du poète dans le dégagement", Nathalie Riera –mars 2009 revue La Pensée de Midi)
Nathalie Riera
Fureur et silence
(… les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable…)
Claude Simon, Discours de Stockholm, Fondation Nobel/Les Editions de Minuit, 1986
Si Claude Simon accordait un extrême souci au « phénomène du présent de l’écriture » (dans son Discours de Stockholm, 1986), n’est-ce pas aussi en ce lieu même de l’instant que s’opère la fabuleuse dynamique des sensations, des émotions, et où des figures inconnues se raniment en autant de paysages intérieurs auxquels certains écrivains et poètes se rattachent, mais non comme des repaires contre le monde mais plutôt comme ce que Philippe Jaccottet définit au mieux en cette phrase : « revenir à ces paysages qui sont aussi mon séjour ».
Mais des retours à quels paysages inépuisables ?
Tout d’abord, de tels retours seraient-ils seulement entendus comme des manières de se protéger du monde tout en ayant également souci de protéger ce monde, quand le travail ou le fait d’écrire (je le préfère au mot « tâche ») ne saurait se limiter ni à un détournement du réel ni au seul recours à l’imagination (au sens où l’imagination réduit l’engagement de l’être, ou ne fait que plaider des causes perdues, nous dit Gaston Bachelard).
Revenir alors à des paysages inépuisables, qui ne cessent de se modifier, de n’appartenir à aucun autre temps que celui où l’écriture le convoque, temps enfoui, et comme une manière aussi de ne jamais se démettre du chemin, mais plutôt ne jamais cesser de s’en remettre comme preuve de notre engagement d’être vivant.
« Le monde ne peut devenir absolument étranger qu’aux morts (et ce n’est même pas une certitude) » nous dit Jaccottet, lorsque pour Pascal Boulanger : « Vivante, en effet, est la pensée du cœur et plus tranchante qu’aucun glaive » (Jamais ne dors, p.66). À cette notion de vivant je ne peux m’empêcher d’associer cette phrase de Pascal Boulanger à celle du jeune Siward s’adressant à MacBeth : « (…) De mon épée je ferai la preuve du mensonge que tu profères » (Shakespeare).
Si selon O. Milosz le songe a lui aussi sa réalité, le réel c’est aussi ne jamais cesser de naître, et surtout de prendre les preuves de son être dans la volonté que nous mettons à fuir toutes formes de terreurs et de chantages fréquents, ainsi que toutes formes de mensonges et d’aveuglements qui nous empêchent de voir nos ennemis.
« La pensée du cœur » chez Pascal Boulanger n’exclut cependant pas la douce chaleur, elle en est même conservée : force et fragilité des contrastes, comme les fureurs et les silences, à participer pleinement de notre être, tout à la fois en protestation et en assentiment de dire le monde et de le taire. « Au temps tragique, tu ne donnes pas prise à la tragédie », et plus loin « Tu es triste et toujours dans la joie » (p.63). Dans la poétique de Boulanger, il convient de prendre la réalité en charge, car celle-ci n’est pas considérée comme un fardeau mais comme une immanence en extension. Le réel est aussi source d’agréments et d’enthousiasmes. D’ailleurs, les mots chez Pascal Boulanger sont des « carrefours de sens » : lorsqu’on lit, par exemple, son dernier recueil « Jamais ne dors », on ne sent pas chez ce poète un quelconque souci de cohérence univoque, et encore moins de transcendance, sa seule pertinence étant que le texte reflète une certaine symétrie et une certaine liberté aussi : « non plus exprimer mais découvrir » disait Claude Simon.
En lisant et relisant Pascal Boulanger, notamment ses recueils de poésie, je suis tentée de rapprocher sa poétique à celle de Pierre-Jean Jouve, lorsque ce dernier écrit : « Le miracle de l’amour est de n’aimer rien… D’être la flamme de n’exister en rien » (dans « Matière Céleste », Œuvre I).
À la manière d’un Jouve, les mots de Pascal Boulanger ne s’écrivent pas avec une encre présomptueuse. Fermerait-il ses yeux pour s’ouvrir au monde, ce serait du moins pour faire le vœu que soit réduit l’avilissement des cœurs. Pour ce poète, aimer et penser le monde sont identiques. ©Nathalie Riera, décembre 2008
Nathalie Riera
Petite introduction à une poétique du retrait
Parler de poésie, ce n’est ni discourir ni s’affairer dans de molles célébrations, mais plutôt donner à ce vocable toute sa fulgurance, en ce sens que le poète ne joue sur aucune autre scène que
celle de l’engagement, du parti pris, de la conscience du tragique de l’Histoire.
Et à la manière d’un Rimbaud, dont toute sa poésie nous « parle » d’un engagement du poète dans « la bataille d’hommes », au plus fort du paradoxe, cet engagement n’aurait-il pas pour revers fondamental le retrait du poète ? Repli qui n’est certes pas décrochement ou éloignement, mais la garantie d’un recul, ou plus précisément, d’un retrait dans l’amour et le tremblement, au cœur du paysage poétique où retrouver la mesure, pour au mieux déjouer la démesure du monde contemporain, ses polémiques et ses cohues, ses tristes lamentations et ses emportements. « Délire du monde à traverser et détachement à trouver – voilà la règle » (p.74), nous dit Pascal Boulanger.
Voici le point focal des livres de Pascal Boulanger, on le retrouve notamment dans ses essais et anthologies Une action poétique de 1950 à aujourd’hui (1998), Le corps certain
(2001), Les horribles travailleurs (2006), et tout dernièrement dans Fusées ξt Paperoles (2008) : « Résister au dressage social, au ressentiment, aux passions tristes, ne peut s’affirmer que dans le retrait » (p.9). Et la radicalité du retrait chez Pascal Boulanger ne suppose aucunement l’indifférence pour ses contemporains. Au contraire, et comme il le dit si justement, la censure n’étant plus dans l’action d’interdire mais de jeter le voile sur notamment les écrits poétiques, il s’agirait alors de montrer comment textes et poèmes, aussi différents et divergents soient-ils, ont tous pour point commun de résister à « l’industrie de l’oubli ».
Précisons que chez cet écrivain, l’engagement du poète ne veut pas dire poésie engagée. Chez lui, ce serait plutôt l’engagement du poète dans son lien avec l’énigme, c’est-à-dire avec sa propre énigme. Celle d’écrire pour vivre. Et quant à l’engagement du poète, cela signifie qu’on n’écrit pas pour se plaindre mais pour ne cesser de relancer l’activité de la pensée critique. En un mot, la pensée critique du point de vue de Pascal Boulanger se résumerait à une activité qui permet l’éveil et non la haine, et l’écriture de se définir
comme geste ou moyen de transformer la vie. Et si nous concédons à la poésie un rôle de célébration, c’est de haut lyrisme dont il s’agit, Pascal Boulanger citant sur ce sujet Martine Broda (p.116) pour son « magnifique essai » L’amour du nom, Ariane Dreyfus et Une histoire passera ici, Paul Louis Rossi, pour lequel « Toute poésie est d’essence lyrique », puis, dans l’extrait d’un entretien avec Henri Deluy (p.143) pour la revue Java en 1994 : « l’engagement du poète dans le poème ».
Autre thème majeur qui traverse l’œuvre de Pascal Boulanger, aussi bien dans ses poèmes que dans ses essais : l’habitation. Mais une habitation qui déjoue le lien social et l’enchaînement de ses contraintes. Une habitation faite de séditions, afin de combattre toutes les formes nouvelles de nihilisme.
Extrait de « Pascal Boulanger et l’engagement du poète dans le dégagement," Nathalie Riera – à paraître en mars 2009 dans la revue La Pensée de Midi
Nathalie Riera
©Dossier réalisé par Nathalie Riera avec l’aimable complicité de Pascal Boulanger (Décembre 2008)
Biographie succincte
Né en 1957, Pascal Boulanger vit et travaille à Montreuil où il est bibliothécaire. Parallèlement à son travail d’écriture, il cherche depuis une vingtaine d’années à interroger autrement et à resituer le champ poétique contemporain qui, pour lui, passe par la prose. Marqué par la poésie rimbaldienne et le verset claudélien, il a donné de nombreuses rubriques à des revues telles que Action Poétique, Artpress, Le Cahier critique de poésie, Europe, Formes Poétiques Contemporaines et La Polygraphe. Il a été responsable de la collection Le Corps Certain aux Editions Comp’Act. Il participe à des lectures, des débats et des conférences en France et à l’étranger. Il anime des Ateliers en milieu scolaire, en milieu universitaire, des rencontres publiques pour parler de poésie encore et encore. Il a publié des poèmes dans les revues : Action Poétique, Le Nouveau Recueil, Petite, Poξsie, Rehauts…
Choix de textes
Cœur, nuages, voies du cœur sous les nuages -, il aime le monde, ses visages et regarde le soleil de midi en face, sans être ébloui.
Il lui pousse des ailes et il vole d’un endroit à un autre, hante le sommet d’une tour, se nourrit d’herbes et de racines.
Est très rapide, est agité, est chien prompt comme le vent, est nomade ne se fixant jamais nulle part en ce monde.
Couvert de plume ou vêtu de haillons, il sera nommé portier du ciel.
« Jamais ne dors »
*
Départ
Il me faut partir maintenant
pour atteindre des pays gorgés d’eau et de lumière
des océans noyés d’incendies
Mais quand les églises s’habillent
de blé et de lin
je redoute l’exil et le crachat
J’aimerais ressembler à ces vitraux
qui naissent et périssent dans la pierre
Pareil à ces bois
où s’enracinent les fougères
Tant de départs d’attentes et de doutes dans la prière
je me tais et je tremble
Et sans cesse le vacarme des tyrans
sans cesse un même sang lézardant la parole
(Septembre, déjà Europe Poésie, 1991)
*
Il faut porter ce corps
Peau lacérée page écrite
Dans le péché et l’absence et la musique qui sauve tout
Par exemple :
Elle traverse des qualités de matière
Elle est habile en tous jeux
Elle se déshabille lentement
Elle laisse bâiller le linge sur sa peau
J’ai tout mon temps
Je l’invente
"le bel aujourd’hui (extrait)"
*
Il détache une page il la plie
Les gris sont bleus
Il renonce au repas sanglant
Il écrit : la poésie doit être négation de la négation
Beaucoup de pages restent blanches
Il change souvent de lieux
Il traverse la vie dans un tumulte de livres
Il ferme les yeux
Il devient très grand au-dessus des abîmes
Il écrit contre le temps et l’oubli
Il nomme la mer
Il aime et il chante avec le souvenir de la mer
Il écrit : tout plaisir est de ce monde
Il ne cède pas au désir de mourir
Sa bouche est radieuse comme celle des anges
Il sauve des coquillages
« le bel aujourd’hui (extrait) »
*
C’est fini de la foule et de la mort, un tapis d’eau illumine le ciel, des vagues rugissent en passant de l’autre côté du mur.
Il a rendez-vous sur la route, près d’un bassin aux poissons d’or. Une femme l’attend.
Il faut longer les pierres du torrent, d’un bout du monde jusqu’à l’autre et sur-le-champ, baiser cette bouche qui est la source et la sortie du souffle.
Tout va s’effacer dans l’imprévu qui l’emporte.
« Jongleur (extrait) »
*
Maintenant
des hommes et des chevaux meurent en tas.
Les herbes s’appuient sur les murs comme des mains rouges.
L’aimée est seule au monde.
« Jongleur (extrait) »
*
Touchant l’étoffe qui sépare
- je ne veux plus que la mémoire humaine passe en moi -
dans l’humide des pourrissements
dans la vengeance du ressentiment
Je suis grand et souffrant comme le siècle auquel j’appartiens
suis-je idole de la caverne,
idiot et faible me vantant de mon idiotie et de ma faiblesse ?
J’ai des amours pour que la vérité ne me fasse pas périr
« Jamais ne dors »
*
Ta voix me réveille
je lui reste fidèle dans le départ
« on ne va à l’amour sans arrachement et sans perte »
Qui parle d’abandon ?
l’abondance sur la ville fait mes délices
les livres par milliers m’avalent dans le clair-obscur
Je reste ici et j’attends
que tu ouvres la porte et la pousses
Qu’une parole m’atteigne
et je renais à la parole
« Jamais ne dors »
*
Prenant le risque
de la plus folle des franchises
je m’arrache
jusqu’à l’épuisement des possibles
à mon destin
pour un destin plus sombre encore
qui dressera
- devant moi, derrière moi -
un mur noir
*
Pyramide de faux pères
(fils et filles hantés)
Qui essuie la face et fissure les murs
ne sacrifiant rien ?
Qui sait aimer sachant ne pas mourir ?
Je contourne les grabats du chantier
un chant glisse sur le parvis
omnia vincit amor
Je n’ai pas de père pour me taire
pas de mère pour me traire
j’ai toute la mer pour moi
(Les ruines de la ville)
*
Merveilles endormies
l’herbe ?
le marbre posé sur l’herbe ?
Je m’éveille
brusquement agrandi
ou dans un puits
jeté dans le monde parmi les autres
sans le secours de ce qui n’existe pas
dans la vie
qui glorifie l’œil
ou le déchire
dans la stupeur
& la gloire
soudain
sans remords
sans pardon
contre les prêtres masqués
joyeux de toutes les joies
le rire par-dessus tout.
L’Émotion L’Émeute (extrait), Tarabuste, 2003.
****
Toujours la même foule de miroirs
au-dessus des terrasses
la parole parlante
sauvagement présente
la beauté seule
les livres par milliers
c’est beaucoup de choses
l’émotion l’émeute
le mauve accentué autour du tilleul
ne rien dire
dire oui.
L’Émotion L’Émeute (extrait), Tarabuste, 2003.
*
Avec elle, je suis loin des autres voix
Des diables pliés vomissant des grenouilles
De l’enfer qui n’est jamais assez rempli à leurs yeux !
Son corps adoré s’efface en me donnant son souffle
Il passe en rêve vers des villes changées en mer.
« L’échappée belle »
Bibliographie
• Septembre, déjà- éd. Messidor, 1991
• Martingale - éd. Flammarion, 1995
• Une action poétique de 1950 à aujourd’hui- éd. Flammarion, 1998
• Le bel aujourd’hu i - éd. Tarabuste, 1999 • Tacite - éd. Flammarion, 2001 • Le corps certain - éd. Comp’Act, 2001
•L’émotion L’émeute - éd. Tarabuste, 2003
•Jongleur - éd. Comp’Act, 2005
•Suspendu au récit...la question du nihilisme - éd. Comp’Act, 2006.
* Fusées et paperoles- Act Mem, 2008
* Jamais ne dors Editions Le Corridor Bleu, 2008
* Cherchant ce que je sais déjà - L’Amandier, 2009
* Un ciel ouvert en toute saison – éd. D’Ici et ailleurs, 2009
* L’échappée belle. collection Wigwam
Nombreuses parutions dans des anthologies.