Paul Celan
Poète d’après le déluge
Il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes. Celan.
La poésie de Paul Celan reémerge peu à peu de dessous la conscience de notre monde. D’abord reconnu comme le plus grand poète juif, il est maintenant mondialement célèbre.
Les mises en musique de ses poèmes sont nombreuses, sa correspondance est publiée, les traductions de l’allemand de ses textes se multiplient plus ou moins heureusement. Car le nom de Celan a recouvert sa poésie.
Paul Celan parlait parfaitement le français mais il n’a voulu écrire que dans sa langue maternelle l’allemand, la langue des bourreaux. Ce combat avec l’ange de la mort, il tenta de le porter toute sa vie, interpellant Heidegger, Adorno, créant des mots propres (les schibbolets), à partir de l’impossible fécondation de l’allemand par l’hébreu.
Sa poésie est une des plus difficiles qui soit, ancrée dans la culture du peuple juif, de la Bible et de références incessantes (Mandelstam, Heine, entre autres), avec en arrière-plan la présence obsédante de la Shoah. Cette poésie à gravir comme une montagne escarpée, sans en saisir d’emblée tout le sens, est la plus haute qui soit. Parfois l’espace est raréfié, l’air difficile et abstrait, mais la lumière est au bout.
Sombre, compacte comme basalte noir, hermétique le plus souvent, la poésie de Celan se dresse comme un immense monolithe devant nous.
Pourtant il est presque unanimement considéré comme le poète de langue allemande le plus important du vingtième siècle, le seul qui ait pu parler de l’holocauste et du tragique des jours.
Son poème de 1947, « Todesfugue », (Fugue de la mort), fera vite le tour de l’Europe. Celan plus tard prit ombrage d’être réduit uniquement à ce texte.
Un chant au-delà des hommes
Poète roumain né le 23 novembre 1920 à Czernowitz, îlot flottant germanique sur l’océan de la Roumanie, en Bucovine, écrivant en allemand, et de son vrai nom Paul Antschel (Ancel en notation roumaine d’où le nom de Celan pour pseudonyme).
Il aura par sa parole répondu à la question : « Peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ?», après l’injonction d’Adorno « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Plus barbare encore aurait été le linceul de silence sur tant de gens partis en fumée, et Celan aura parlé et chanté pour la mémoire du monde.
Ne pas se remémorer serait donner la victoire définitive aux assassins, alors Celan fait œuvre de résurrection des morts et les fait revenir parmi nous.
Par la force du langage poussé au plus cruel et au plus intime, Celan croit pouvoir faire renaître la parole et le chemin du « moi vers le moi. » Lui, si souvent exilé de lui-même, croit au pouvoir de l’évocation et à la parole recommencée. Il est le poète de l’intense, de l’exorcisme du mal par le pouvoir du poète :
Lavons ce cadavre
Peignons ses cheveux
Tournons son œil
vers le ciel.
Paul Celan parle dans sa chair et sait qu’il est un survivant, avec le syndrome du « pourquoi moi suis-je vivant et les autres couchés dans la pierre ? »
En août 1940, les troupes russes entrèrent en Bucovine (suite au Pacte Molotov-Ribbentrop) et donc à Czernowitz, mais, un an plus tard, les troupes roumaines fascistes et, à leur suite, un bataillon de SS s’emparent de la ville. Les Allemands tuent 3000 juifs, circonscrivent le ghetto et commencent les déportations. En juin 1942, les parents de Celan sont arrêtés dans leur maison et lui-même est envoyé une seconde fois aux travaux forcés en Transnistrie, lui le poète célébré de Bucovine, cassait les pierres, menacé en permanence de mort. Il connaîtra le ghetto de Czernowitz en compagnie de Rosa Ausländer dès 1941.
Quelques mois plus tard, son père meurt de typhus. Puis, sa mère est tuée dans le camp de concentration de Michailowka. Deux ans après, sous l’occupation soviétique, il revient dans sa ville mais s’en va à Bucarest, hanté par l’extermination des juifs. Il errera à Vienne et fuira cette ville en ruines morales avec les nazis toujours attablés aux cafés.
Le lieu où ils gisaient, il avait
un nom- Ils n’en avait pas
Ils ne gisaient pas là. Quelque chose
gisait en eux. Ils ne voyaient pas à travers.
C’est moi, moi,
je gisais entre vous, j’étais
ouvert, étais
audible, je tendais les doigts vers vous, votre souffle
obéissait, c’est
toujours moi, vous
dormiez n’est-ce pas ?
(Strette, traduction Stéphane Mosès).
Celan est à jamais au milieu des siens. Couché au sein de leur mort.
« J’étais couché sur la pierre, en ce temps-là, tu sais, sur les dalles de pierre ; et près de moi étaient couchés les autres, ceux qui étaient comme moi, les autres, ceux qui étaient autres que moi et tout à fait pareils, les cousins et les cousines, et ils étaient couchés là et ils dormaient, dormaient et ne dormaient pas, et ils rêvaient et ne rêvaient pas, et ils ne m’aimaient pas et je ne les aimais pas, car j’étais unique et comment aimer un être unique, et eux étaient nombreux,.. » (Entretien dans la montagne, traduction Stéphane Mosès )
Mais ses poèmes ne sont pas des sépultures, des mausolées à la mémoire de l’humanité juive perdue, de l’humanité à tous. La célébration de la mémoire des victimes de la barbarie se fait par la force de la vie. Il détourne l’anéantissement en écrivant adossé à l’anéantissement.
Boucle de juif, tu ne deviendras pas grise
Et ton œil - Vers où se tient ton œil ?
Ton œil se tient face à l’amande.
Ton œil, qui se tient face au Rien.
Il se tient auprès du Roi.
Ainsi il se tient, et se tient.
Celan fait acte de parole. Face à l’horreur de l’histoire, il oppose son langage, son témoignage. Ne pas donner prise au néant sera son combat.
Le chant de la poésie doit témoigner et répondre pour toutes ces bouches exterminées.
Contre le non-chant des exterminés, se dresse le chant des mots. « Tous les poèmes sont du côté de la mort » dit Celan, mais avec lui les morts ne sont plus seuls.
Chemins sur lesquels on donne une voix au langage, ce sont des rencontres, les chemins d’une voix vers un Tu qui l’écoute.( Le méridien)
Tout poème dit Celan est un détour de soi vers soi : « Le poème parce qu’il est une forme de langage, est essentiellement dialogique. ». Ces détours et ses dialogues l’ont pourtant souvent poussé vers le néant, la déréliction la plus totale :
La nuit
n’a nul besoin d’étoiles, nulle part
on ne s’intéresse à nous.
Il sait que « Personne/ne témoigne pour le/témoin », qu’importe le langage témoignera.
Chez Celan il se trouve toute une suite de rencontres manquées, d’absences triomphantes. Celle en juillet 1959 avec Adorno et qui donna « L’entretien dans la montagne », celle, encore plus atroce, avec Heidegger en 1967, et même peut-on dire que sa relation avec Nelly Sachs fut accomplie autrement que sur un quai de gare à Zürich ?
La langue de Paul Celan
Il a vécu en France dès juillet 1948, après y avoir fait des études de médecine en 1938-1939, comme professeur et surtout traducteur émérite de Char, Henri Michaux, Shakespeare, Ungaretti et d’autres, il n’a jamais voulu se traduire lui-même, il en était pourtant le seul capable.
Son vocabulaire allemand est complexe avec des alliages nouveaux, des inventions de mots secrets et étranges, des importations de mots hébreux. Son écriture écartelée est d’une rare violence, et scelle des secrets obscurs. Il semble que l’on ne pouvait aller plus loin que le silence que par la dislocation des mots, leur supplice, leur souffrance à eux aussi. Celan pulvérise la langue en particules de mots, les atomise pour se constituer une langue unique, secrète, immense.
« Nulle part on ne s’inquiète de toi », alors les phrases n’ont plus à rester ensemble, les mots sont un seul cri - regarde, va ! par exemple. L’impératif est le fouet qu’il emploie souvent. Virgules, sauts incessants de ligne, ponctuation sauvage, donnent ce langage concassé, abrupt, avec des mots comme des pierres jetées.
La langue de Celan est une langue d’éclats, de brisures. Son poème est à la fois décomposition de ce savoir occidental qui aura donné les camps de concentration, mais sur la mousse duquel peut renaître une nouvelle végétation.
A la langue des bourreaux Celan a opposé une « contre-langue ». De cette langue allemande, souvent montée vers l’obscur, et profondément imprégnée de mort, il fait une langue de la rédemption, du salut.
La poésie de Paul Celan est une lutte victorieuse contre la langue.
Le monde a été cassé et le poète ne peut le rassembler à nouveau que dans les brisures de ses mots.
Des mots fixes - pierre, fleur, ombre, sable, mort, larme, voix, heure, vide, tombes, -, côtoient des mots fluctuants, reconstruits en cassant la langue allemande. Cette langue maternelle qu’il doit assumer et laver de toutes ses impuretés :
«... je tiens à vous dire combien il est difficile pour un Juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et - permettez-moi d’évoquer cette chose terrible -, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de ma mère... Et pire encore pourrait arriver... Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en Allemand. » (Lettre de 1946)
Paul Celan s’est inventé une grille de parole, il nous faut la soulever avec précaution, amour. Langue d’abîme pour parler de l’abîme. Langue violente pour rapporter les violences. Langue de résistance, langue contre la loi, elle exige des lecteurs des connaissances étendues (botanique, mystique de la kabbale, géologie,...).>
Ses poèmes n’ont pas d’équivalents par leur beauté sombre et éclatante et figent pour des siècles la poésie allemande. Celan n’écrit pas sur les cendres d ’Auschwitz mais dans les cendres d’Auschwitz.
Paul Celan avait appris l’hébreu et en connaissait la puissance granitique. Il va l’injecter dans la langue allemande. Il va rejudaïser cette langue.
La poésie de Celan ne veut pas cicatriser, elle est là coupante devant nous, pour que jamais nous n’oubliions le tragique absolu de ce monde.
Celan manie la langue comme un couteau et il se tient acéré entre le chant et le silence, entre le silence et le cri. Celan habite à la limite de la parole. Et sa parole est à la limite de l’infini.
« La poésie – : conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte ! »
L’holocauste imprègne ses mots et plus encore cette question des survivants de l’holocauste :
Qui sommes-nous encore ?
« Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s’en alla, sortit de sa petite maison et s’en alla, lui le Juif et fils d’un Juif, et avec lui s’en alla son nom, l’imprononçable, il s’en alla et s’en vint, s’en vint, clopinant, se fit entendre, s’en vint bâton en main, s’en vint foulant la pierre, m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, moi et l’autre - donc il s’en alla, on pouvait l’entendre, s’en alla un soir, alors qu’un certain nombre de choses avaient disparu, s’en alla sous les nuages, s’en alla dans l’ombre, la sienne et l’étrangère...
Nous avec nos noms, nos noms imprononçables, nous avec notre ombre, la nôtre et l’étrangère, toi ici et moi ici - moi, ici, loi ; moi qui puis te dire tout cela, qui aurais pu te le dire; qui ne te le dis pas et qui ne te l’ai pas dit. Moi avec le jour, moi avec les jours, moi ici et moi là-bas, accompagné peut-être - maintenant ! - par l’amour de ceux qui ne furent aimés, moi en chemin vers moi, là-haut. » (Entretien dans la Montagne traduction de Stéphane Mosès)
La question fondamentale du mal et son archétype absolu, Auschwitz, va le hanter et lui ne pourra jamais croire en un retournement de la malédiction en élection, en exultation comme Emmanuel Levinas.
Pour lui Dieu est mort à Auschwitz et la langue du sacré ne protège pas du néant, celle des hommes peut-être malgré tout. Car le devoir de mémoire est encore plus sacré. La parole est l’ultime rempart contre l’oubli, pas la prière.
S’il venait,
venait un homme,
venait un homme, au monde,
aujourd’hui, avec
la barbe de clarté
des patriarches : il devrait,
s’il parlait de ce
temps, il
devrait
bégayer seulement, bégayer,
toutoutoujours
bégayer.
Paul Celan du fond de son désespoir aura su à force de bégaiements accéder à la parole. Il considérait le poème comme dialogue. Du manque infini, du dur cheminement dans la constitution d’une identité après l’anéantissement, Celan aura marché les yeux ouverts « au travers de la forêt des mots. » Il aura eu le courage insensé de lancer son « Je » à la face des bourreaux, toujours tapis dans l’ombre. Vigie aux aguets dans son temps, il sera la vigilance extrême contre toute montée d’antisémitisme, et refusera violemment tout contact avec d’anciens collaborateurs français ou allemands.
L’heure qui tombe de ses mots-poignards est une heure vide, vidée par les bourreaux. La poésie de Celan lapide, elle lance la grêle de ses mots contre l’oubli contre lui-même, contre nous, les oublieux. Le langage est mort pour Celan entre étoiles et pierres, et en creusant les tombes des « partis en fumée », nous pouvons retrouver au milieu des cendres quelques mots qui nous hanteront.
Celan nous bouleverse non pas en décrivant le quotidien de l’horreur, mais par suggestions, évocations, non-dits et à peine dits. L’indicible est rendu par l’indicible. Par l’obscurité elle-même. On a dit que « la poésie de Celan n’aurait pas existé sans Rilke et que la poésie de Rilke ne peut plus exister après celle de Celan ». (Jean Bollak). Après Celan la poésie a perdu son innocence.
Celan se tient aussi dans le vide, ce vide le rattrapera. La grande peur d’être inaudible, le sentiment de n’être pas compris par Heidegger par exemple, le pousse à l’attraction du silence absolu.
Malgré ses amis, l’étau s’est refermé, la folie cogne à sa porte et il entreprend de nombreux séjours en hôpital psychiatrique.
Il est sujet à des crises de doute et de mélancolie profonde, de hantise de persécution. Parfois il aura des accès de violences destructrices et Ingeborg Bachmann, la tendre confidente, et Nelly Sachs, tout autant que Gisèle de Lestrange sa femme depuis 1952, seront ses recours incessants. Mais il dérive lentement vers le gouffre.
De plus le harcèlement de la folle Claire Goll l’accable et le culpabilise, car aucun soutien ne lui fut alors donné contre les grotesques accusations de plagiat.
Son séjour en Israël en 1969 ne lui apporte pas le calme, car au milieu des nombreux survivants de Czernowitz, ses compatriotes, il n’est considéré que comme un poète local, celui qu’il fut il y a bien longtemps en Roumanie, du temps de Paul Antschel.
Il se fait tard dans ma vie, et ce avant l’heure.( Lettre à Ilana Shmueli 1970)
Sa dimension universelle n’est pas comprise, encore moins par les intellectuels allemands du groupe 47 qui méprisent « ce geignard ».
Pourtant peu à peu, le cercle de sa parole s’est élargi, grâce à des gens comme André du Bouchet et Martine Broda, mais en 1970, il décide que le silence sera le plus fort et il se donne la mort du haut du pont Mirabeau (ou le pont des Arts on ne sait), en se jetant dans la Seine, à Paris un jour d’avril. Sans doute dans la nuit du 19 au 20 avril 1970. Dans sa poche, deux billets inutilisés pour une représentation d’ « En attendant Godot ».
On retrouve son corps en mai, le premier Mai, il est enterré le jour même de la mort de son amie Nelly Sachs.
Mais la poésie de Celan est encore à l’œuvre, elle pousse en nous. Cette lumière qui nage vers nous ne pouvait s’éteindre par la noyade. L’eau, le sang n’auront pas retenu Celan, nous devinons son nom, son chiffre, « une voix dans laquelle tu puises à boire ».
La peur de l’oubli est écartée, Celan a dit le mot, le mot qui nous change. Le Rien se dissout. Les bouches s’illuminent. La Havdalah, la séparation entre le profane et le sacré peut enfin se faire. Celan nous tend la rose de personne.
À la question d’Hölderlin « À quoi bon des poètes en des temps de détresse ? », la vie et la poésie de Celan sont une réponse.
Il fut aussi un merveilleux traducteur (Mandelstam, Michaux, Char, Ungaretti, Alexandre Block, Sergej Essénine,..), et le poète se tient encore aux frontières de l’impossible, de l’indicible.
Ses recueils sont publiés désormais pour la plupart, des études fleurissent mais il reste tant à comprendre de ce poète « ange de l’histoire » :
Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes et les poèmes sont des cadeaux qui transportent en eux du destin. Nous vivons sous un ciel sombre et il y a peu d’hommes, c’est pourquoi sans doute il y a si peu de poèmes.
Voici un geste, un serrement de main pour ce monde d’après l’horreur, voici quelques textes de Celan, dans une traduction personnelle, donc obligatoirement discutable.
Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Adaptations personnelles de Gil Pressnitzer. Ici, étant donnés les nombreux néologismes créés par Celan, c’est la dureté de la langue de Celan, une écriture à la nuque raide, dynamitant de l’intérieur la langue des bourreaux, qui a été favorisée.
Tenebrae
Proches nous sommes, seigneur,
Proches et saisissables. Déjà saisi, seigneur,
Agrippés l’un à l’autre, comme si
Le corps de chacun d’entre nous
Était ton corps, seigneur. Prie, seigneur,
Prie-nous,
Nous sommes proches.Déformés nous sommes allés,
Nous sommes allés, pour nous baisser
Vers l’auge et les trous.
Vers l’abreuvoir nous sommes allés, seigneur.
C’était du sang, c’était ce que tu avais
Fait couler, seigneur. Cela brillait.
Cela nous jetait ton image dans les yeux, seigneur. Nous avons bu, seigneur.
Le sang et l’image, qui était dans le sang, seigneur. Prie, seigneur.
Nous sommes proches.
Corona
Du dedans de la main, l’automne dévore sa feuille : nous sommes amis
Nous libérons le temps de la coquille de noix
Et nous lui apprenons à marcher
Le temps retourne vers sa coquille
Dans le miroir c’est dimanche
Dans le rêve nous dormons
La bouche parle vérité
Mon regard descend vers le sexe de l’aimée
Nous regardons
Nous nous parlons des ténèbres
Nous nous aimons comme pavot et mémoire
Nous dormons comme vin dans les coquillages
Comme mer dans les rayons de sang de la lune
Nous nous tenons enlacés près de la fenêtre
Ils nous dévisagent de la rue
Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps
Chanson d’une dame dans l’ombre
Quand vient la Silencieuse et coupe la tête des tulipes :
Qui gagne ?
Qui perd ?
Qui s’avance vers la fenêtre ?
Qui nomme en premier son nom ?
Il en est un, qui porte mes cheveux
Il les porte comme on porte les morts à bout de bras.
Il les porte comme le ciel portait mes cheveux dans l’année, celle où j’aimais
Ainsi il les portait par vanité
Celui-là gagne.
Celui-là ne perd pas.
Celui-là ne s’avance pas vers la fenêtre
Celui-là ne nomme pas son nom.
Il en est un, qui a mes yeux.
il les a, depuis que les grandes portes se sont refermées.
il les porte comme anneau aux doigts.
Il les porte comme éclats de plaisir et de saphir :
Il était déjà mon frère à l’automne ;
Il compte déjà et les jours et les nuits.
Celui-là gagne.
Celui-là ne perd pas.
Celui-là ne s’avance pas vers la fenêtre
Celui-là nomme son nom en dernier.
Il en est un, qui a ce que j’ai dit.
Il le porte sous le bras comme un paquet.
Il le porte comme l’horloge porte sa plus mauvaise heure.
Il le porte de seuil en seuil, il ne le jette pas au loin.
Celui-là ne gagne pas.
Celui-là perd.
Celui-là s’avance vers la fenêtre
Celui-là nomme son nom en premier.
Celui-là sera décapité avec les tulipes
Fugue de mort
Lait noir du petit matin nous le buvons au soir
Nous le buvons au midi et au matin nous le buvons à la nuit
Nous buvons et buvons
À la pelle nous creusons une tombe dans les airs là on gît non serré
Un homme habite dans la maison celui-ci joue avec les serpents celui-ci écrit
Celui-ci écrit quand vers l’Allemagne le noir tombe tes cheveux d’or Margarete
Il écrit cela et marche au-dehors et les étoiles fulgurent Il siffle ses molosses
Il siffle pour faire sortir ses juifs les laissant à la pelle creuser une tombe dans la terre
Il nous commande jouez jusqu’à la danse
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au matin au midi nous te buvons au soir
Et buvons et buvons
Un homme habite dans la maison celui-ci joue avec les serpents celui-ci écrit
Celui-ci écrit quand vers l’Allemagne le noir tombe tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamit à la pelle nous creusons une tombe dans les airs là on gît non serré
Il crie enfoncez vos pelles plus profond dans la croûte de la terre vous autres chantez et jouez
Il se saisit du fer à sa ceinture il l’agite ; ses yeux sont bleus
Vous là enfoncez plus les bêches vous autres jouez encore jusqu’à la danse
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au midi et au matin nous te buvons au soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamit il joue avec les serpents
il crie jouez plus douce la mort
la mort est un maître venu d’Allemagne
il crie plus sombres les violons et alors vous monterez en fumée dans l’air
alors vous aurez une tombe dans les nuages où l’on gît non serré
Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au midi la mort est un maître venu d’Allemagne
Nous te buvons au soir et au matin nous buvons et buvons
la mort est un maître venu d’Allemagne ses yeux sont bleus
Il t’atteint avec une balle de plomb il ne te rate pas
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
Il jette ses molosses contre nous il nous offre une tombe dans l’air
Il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître venu d’Allemagne
Tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamit
Il y avait de la terre en eux, et
ils creusaient des tombes.
Ils creusaient et creusaient des tombes, leur jour s’en allait ainsi, leur nuit.
Et ils ne louaient pas Dieu
qui, ainsi l’entendaient-ils, avait voulu tout cela,
qui, ainsi l’entendaient-ils, avait su tout cela.
Ils creusaient des tombes et n’entendaient plus rien
ils ne devenaient pas plus sages, ne trouvaient aucun chant,
n’inventaient aucune langue.
ils creusaient des tombes.
Il vint un calme, il vint aussi un orage
vinrent les mers, toutes.
je creuse, tu creuses, des tombes.
Le ver fait de même, il creuse,
Et ce qui chante au loin dit : ils creusent des tombes.
Ô l’un, Ô aucun, Ô personne, Ô toi :
Où cela allait, puisque cela n’allait nulle part ?
Ô tu creuses des tombes et je creuse une tombe, et je me creuse une tombe pour aller vers toi
et au doigt s’éveille un anneau.
La rose de personne, Die Niemandsrose, 1963
Temps des péniches
les transformés à moitié se traînent
jusqu’à l’un des mondes
le déposé, réenclos,
parle sous les fronts de la rive :
de la mort quitte, de dieu
quitte.
Rapatrié dans l’oubli
le parler-hôte de nos
yeux lents
rapatrié syllabe par syllabe, partagé
par les dés aveugles de jour, vers quoi
s’agrippe la main du joueur, grande,
dans le réveil
Et le trop de mes discours :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.
une étoile de bois, bleue,
faite de petits losanges, aujourd’hui, par
la plus jeune de nos mains
Le mot, pendant que tu fais tomber du sel de la nuit, le regard
cherche à nouveau la galerie du vent :
- une étoile, entre-la,
entre l’étoile dans la nuit.
(- dans la mienne, dans
la mienne.)
Cologne
Temps du cœur, ils sont debout
les rêvés
pour les chiffres de minuit.
un peu parla dans le silence immobile, un peu se tut
un peu alla son chemin.
Banni et perdu
étaient chez eux.
Vous cathédrales.
Vous cathédrales, pas vu
vous fleuves, pas entendu
vos horloges si profondes en nous.
Lit de neige
Yeux, aveugles au monde, dans la faille du mourir : je viens,
pousse rude au cœur.
je viens.
Mur de l’abrupt, miroir de la lune. En bas.
(Lueur tachée de souffle. Sang strié.
Âme nuageuse qui encore une fois est proche d’une figure.
Ombre des dix doigts-enserrés)
Yeux, aveugles au monde
yeux dans la faille du mourir,
Yeux, yeux ;
Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristal sur cristal,
au temps profond emprisonné, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons,
et tombons :
Nous fûmes, nous sommes.
Nous sommes une chair avec la nuit,
à la lisière, à la lisière.
une fois
et là je l’ai entendu,
là il lavait le monde
hors des regards, toute la nuit durant
réellement.
un et sans fin
anéantis,
ressurgis du profond du moi
lumière fut, sauvé!
la table flotte la nuit dehors, la nuit dedans
et au-dessus de moi m’inondent les drapeaux du peuple
et à côté de moi les hommes rament pour amener les cercueils à terre
Et sous moi s’enciele, s’étoile comme chez moi à la Saint-Jean!
Et je te parcours du regard,
enflammée de soleil ;
pense à ce temps, où la nuit grimpait avec nous sur la montagne
pense à ce temps,
pense que je fus, ce que je suis :
un maître de cachots et de tours,
un souffle dans les ifs, un ivrogne dans la mer,
un mot où tu descends te brûler.
Toute la vie
les soleils des demi-sommeils sont bleus comme
tes cheveux une heure avant le jour.
Eux aussi poussent vite comme l’herbe sur la tombe d’un oiseau
Eux aussi sont attachés par le jeu, que nous jouions comme un rêve sur les bateaux de la joie.
Aux falaises crayeuses du temps les poignards aussi les rencontrent.
les soleils des sommeils profonds sont plus bleus : comme ta boucle
ne le fut qu’une fois ;
je m’attardais comme un vent de nuit sur le sein à vendre de ta sœur
tes cheveux pendaient sur l’arbre d’en dessous, mais tu n’étais pas là.
Nous étions le monde, et toi tu étais un arbuste devant les portes.
Les soleils de la mort sont blancs comme les cheveux de notre enfant :
Il s’éleva des eaux montantes, quand tu dressas une tente sur la dune.
Il sortit le couteau du bonheur aux yeux éteints.
Toi aussi parle
Toi aussi parle
parle comme le dernier
dit ton message
Parle -
Mais ne sépare pas le oui du non
Donne aussi le sens à ton message :
donne lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui en tant,
que tu en sais autour de toi partagée
entre minuit et midi et minuit.
Regarde alentour,
vois, comment ce qui t’entoure devient vivant -
Par la mort ! Vivant !
Celui dit vrai, qui parle d’ombre.
Mais voici que s’étiole l’endroit où tu es ;
Maintenant où aller, à découvert d’ombre, où aller ?
Monte. vers le haut en tâtonnant.
Plus grêle tu deviens, plus méconnaissable, plus fin !
Plus fin : un fil,
où l’étoile veut descendre :
pour nager en bas, tout en bas,
là où elle se voit luire : dans la houle
des mots errants.
Dans le rouge du tard
Dans le rouge du tard les noms dorment :
un
ta nuit en éveille
et le conduit, accompagné de blancs bâtons,
à tâtons vers le mur du sud de ton cœur,
sous les pins :
l’un, de taille d’homme,
franchit en marchant, la ville des potiers
là où la pluie entre en amie
d’une heure de la mer.
Dans le bleu
il prononce un mot d’arbre d’ombre promise,
et ton nom aimé
recompte et dépose ses syllabes.
Ce qui luit
Le corps silencieux
tu reposes près de moi dans le sable,
étoilée au-dessus de toi.
Est-ce un rayon
qui perça jusqu’à moi ?
Ou bien était-ce la sentence
que l’on rendit contre nous ?
Qui répand cette lumière ?
Ce soir aussi
Pleinement,
la neige emplit cette mer
où le soleil flotte,
fleurit dans les paniers la glace
que tu portes vers la ville.
Sable,
tu exiges pour cela,
car la dernière rose intérieure
veut aussi ce soir être rassasiée
de l’heure qui s’écoule.
Avec une clé changeante
Avec une clé changeante
tu ouvres la maison, dans laquelle
tournoie la neige des choses tues
Et au gré du sang, qui sourd
des yeux ou de la bouche ou de l’oreille,
ta clé change.
Change ta clé, change le mot,
qui doit suivre le tournoiement des flocons.
Au gré du vent qui te pousse en avant,
s’enroule autour du mot la neige
Talus, remblais, lieux vides, gravats
Gain de lumière, mesurable, ressemblant
au chardon :
Un peu
de rouge, en discussion
avec un peu de jaune.
Le voile de l’air devant
ton œil désespéré.
Le dernier grain de sable
chevauchant.
(les
massifs de fleurs, autrefois,
les mots tout sourire du Marchfeld,
de l’herbe des steppes là-bas.
le manège mort, sonne.
Nous tournions encore et encore.)
La chevauchée du grain de sable, l’œil,
à elle habilement lié.
Les portes des heures et
leurs bruissements.
Le monde, avançant
vers nous dans l’heure vide :
Deux
troncs d’arbres, noirs,
sans branche, sans
nœud.
Et dans la traînée du réacteur, coupante,
une pale isolée.
Nous aussi, dans le vide,
nous nous tenons près des drapeaux.
Fleur
La pierre.
La pierre dans l’air, celle que je suivais.
Ton œil, aussi aveugle que la pierre.
Nous étions
des mains,
nous vidions les ténèbres, nous trouvions
le mot, qui remontait l’été :
Fleur.
Fleur - un mot d’aveugle
Ton œil et mon œil:
ils s’inquiètent de l’eau.
Veille silencieuse,
pan de cœur par pan de cœur
cela s’enfeuille.
Un mot encore, comme celui-là, et les marteaux
s’élancent dans l’espace libre.
Tant d’étoiles, que l’on nous tend.
J’étais,
quand je te vis - quand ? -
dehors parmi
les autres mondes.
O ces chemins, galactiques,
O cette heure, qui nous
compléta des nuits sur le fardeau de nos noms. Il n’est,
je le sais, pas vrai,
que nous ayons vécu, il passa aveugle un souffle entre
Là-bas et Pas-là et le Parfois,
un œil siffla comme une comète
allant vers l’éteint, dans les ravins,
là, où cela se consume sans éclat, se tenait
le temps, en majesté
et déjà vers le haut, vers le bas, poussait sur lui
ce qui fut ou ce qui sera -,
je sais,
je sais et tu sais, nous savions,
nous ne savions pas, mais
nous étions pourtant là et pas là-bas,
et de temps en temps, quand
seul le Rien se tenait entre nous,
alors nous étions totalement l’un et l’autre
En haut,
les voyageurs
demeurent
inaudibles
éloge du loin
Dans la source de tes yeux
Vivent les filets des pêcheurs des mers devenues folles
Dans la source de tes yeux
la mer tient sa promesse
J’y précipite
cœur ayant vécu parmi les humains
les vêtements que j’ai portés
l’éclat d’un serment
Plus noir que dans le noir, je suis encore plus nu
Je suis toi, quand moi je suis moi
Dans la source de tes yeux
j’erre et je rêve de pillage
Dans la source de tes yeux
Un pendu étrangle la corde
Mandorle
Dans l’amande - qu’est-ce qui se tient dans l’amande ?
Le Rien.
Il se tient le Rien dans l’amande.
Il se tient là et s’y tient.
Dans le Rien - qui se tient ? Le Roi.
Là se tient le Roi, le Roi.
Là il se tient, il se tient.
Boucle de juif, tu ne deviendras pas grise
Et ton œil - Vers où se tient ton œil ?
Ton œil se tient face à l’amande.
Ton œil, qui se tient face au Rien.
Il se tient auprès du Roi.
Ainsi il se tient, et se tient.
Boucle d’homme, tu ne deviendras pas grise
Amande vide, bleu du Roi.
Demeure double. Éternel tu es,
inhabitable. Pour cela
nous bâtissons, nous nous bâtissons.
pour cela il se dresse ce pitoyable lieu du lit,- sous la pluie
il se dresse.
Viens aimée,
que nous soyons couchés ici, c’est
le mur de séparation - Il
se suffit à lui-même, deux fois.
Laisse-le, il est tout à lui, en tant
que la moitié et encore une fois la moitié. Nous,
nous sommes le lit de la pluie, qu’il vienne et
et nous étende enfin à sécher.
........
Il ne vient pas, il ne nous étend pas à sécher.
LA NUIT, quand le pendule de l’amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu
d’orage tend le ciel à la terre.
D’un bois lointain, d’un bosquet noirci de rêve
l’Expiré nous effleure
et le Manqué hante l’espace, grand comme les spectres
du futur.
Ce qui maintenant s’enfonce et soulève
vaut pour l’Enseveli au plus intime :
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le temps sur la bouche.
Traducteur inconnu
Bibliographie
Œuvres de Paul Celan en traduction française :
La Rose de personne, trad. Martine Broda, José Corti, 2002,
Pavot et mémoire, trad. Valérie Briet, Bourgois, « Détroits », 2001
De seuil en seuil, trad. Valérie Briet, Bourgois, « Détroits », 2001
Grille de parole, trad. Martine Broda, Bourgois, « Détroits », 2001
Soleils-Filaments, trad. B. Vilgrain, Théâtre typographique, 1990.
Contrainte de lumière, trad. Bertrand Badiou, J.-C. Rambach, Belin, 1989.
Enclos du temps, trad. Martine Broda, Paris, Clivages, 1985.
Poèmes, trad. André du Bouchet, Mercure de France, 1978, 1986.
Poèmes, trad. John E. Jackson, Éditions Unes, 1987.
Strette et autres poèmes, trad. Jean Daive, Mercure de France, 1990.
Choix de poèmes : augmenté d’un dossier inédit de traductions revues par Paul Celan, textes réunis par Paul Celan, trad. et prés. Jean-Pierre Lefebvre, Poésie/ Gallimard, 1998.
Entretien dans la montagne, trad. John E. Jackson, André du Bouchet, Fata Morgana, 1970, 1996.
Entretien dans la montagne, trad. et postf. Stéphane Mosès, Verdier
« Der Doppelgänger », 2001 Première parution : L’Éphémère, no 14 Eté 1970. Nouvelle édition : Fata Morgana, dessins de Pierre Talc Coat, 1996
Le Méridien, trad. André du Bouchet, Fata Morgana,1967,1994.
Le Méridien : et autres proses, trad. Jean Flâna, Paris, Seuil, « La librairie du XXI siècle », 2002.
Paul Celan-Nelly Sachs, Correspondance, trad. Mireille Gansel, Belin, « L’extrême contemporain », 1999.
Paul Celan / Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, éditée et commentée par Bertrand Badiou avec le concours d’Éric Celan, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2001.
Paul Celan / Ilana Shmueli, éditée, commentée et traduite par Bertrand Badiou, le seuil, "La Librairie du XXIe Siècle", sept.2006*