Philippe Berthaut
Les routes captives
Les Routes Captives ne sont pas tout à fait un spectacle, pas non plus une performance poétique ; plutôt un parcours poétique organisé en triptyque.
D’abord les Routes captives proprement dites. À partir de photos de routes « délaissées » (terme technique désignant les routes abandonnées mais que j’appelle captives lorsqu’elles ne sont plus reliées à la nouvelle route en fonction) se construit un paysage fait de fragments de poèmes en mouvement dans les photos, de musique (Christophe Ruetsch), de chants. Cette première apparition, traitée de manière archaïque et un peu maladroite, veut donner à voir un creusement dans sa propre matière. À la fois lieu réel, exhumation d’un paysage souvent ignoré, et métaphore du poème dans le monde. Ensuite La Paire de chaussures rouges trouvée rue Goya à Bordeaux. Cette seconde apparition d’une simple paire de chaussures rouges trouvée par hasard dans une rue de Bordeaux et qui a déclenché en moi toute une série de textes est venue presque naturellement se placer là, dans cet espace vacant de la route captive, comme la signature (double) d’une présence/absence mais aussi l’espérance d’une remise en « route ».
Cette remise en route, c’est la troisième apparition, celle du stylite sur son champ de lave. Avec une vidéo d’Alain Baggi et le comédien Roland Gigoi. Là aussi le monde extérieur nous donne à voir un espace qui se met soudain à entrer en résonance avec le plus intime de nous sans que nous en sachions beaucoup plus. Se quitte là l’écriture poétique en fragments pour une autre écriture de récit, d’un presque conte. Cette construction a cheminé en moi pendant très longtemps. Mais toujours aussi quelque chose résistait à sa mise en « scène ». Je voudrais que cette résistance ait aussi sa place car elle est le signe d’une écriture qui cherche à être seulement « juste » dans son inscription dans le monde.
Philippe Berthaut
C’était le jour du grand flottement
C’était jour de grand flottement dans la langue. Nous ne savions plus rien de nous.
Nous allions nus dans la mémoire pour colmater les brèches du manque de parole.
Aucun récit, aucun désir de récit ne pouvait tailler de sente au travers des ronciers accumulés sur les seuils.
Aucun livre, aucun désir de lecture pour installer une clairière.
Comme si la langue était un bras mort où pas même une libellule ne fait frissonner la surface.
Les oiseaux étaient comme des virgules affolées, lancées dans le paragraphe vide du ciel.
Et tout à l’avenant nous marchions dans des chapitres déglingués, nous arpentions des paysages avec une langue en lambeaux.
Tout notre savoir antérieur collait à nos chaussures en terre grasse et lourde, formant un socle de boue durcie pour la statue que nous devenions.
Et lorsque nous fûmes complètement immobiles, quelque chose recommença à bouger, comme en dehors de nous, nous expulsant du figement ancien.
Et il nous a fallu du temps pour nous apercevoir du lien entre ce quelque chose qui recommençait et le frémissement dans la langue.
C’est ainsi que se construisit à nouveau le lien d’avenir.
Route captive. Est-ce là habiter ?
Jusqu’à s’échapper ?
Déliaison
Délivrance ou déliance ou déliement Route captive tu te délivres en moi comme je me délie en toi Nous échangeons nos peines dans la halte provisoire
Tu n’es pas la métaphore de moi, tu es moi
Tu proposes un autre voyage immobile à tous ceux qui te longent sans te voir
Tu es une issue une porte mal murée
On peut y entrer avec ses mots
Et les pousser très loin dans l’emmuré
Dans la compression entassée
Leur faire faire un travail identique à celui des cailloux
Strates
Route captive
Strates de terre, de pierres, de goudron
Une tartine d’épaisseur. Soudain cassée. Ruban de bande magnétique rompu au ban des routes
Mis de côté. On n’y touche plus. On le laisse au temps.
Le temps y travaille son délit de délitement. Puis il y a la crevasse, la faille et l’écart
On saute d’une rive à l’autre, d’une lèvre à l’autre
On ne saute plus.
Personne n’y va plus. L’herbe suspend sa poussée.
Comme une tombe à ciel ouvert.Le reste tout le monde y pense, a son mot à dire.
Moi, je ne veux parler que de là, de ce peu, de ce rien.
Là où je dois aller m’est barré. Et je dois me battre avec ça.
Route captive Tronçons de sens coupés, d’histoires enfouies
D’un coup ce la se rompt, ne rejoint plus
Ne jointe plus avec la route neuve Route captive, tu te délivres en moi comme je me délie en toi
Nous échangeons nos peines dans la halte provisoire
Tu n’es pas la métaphore de moi, tu es moyeu, proposes un autre voyage immobile
À tous ceux qui te longent sans te voir.
Tu es une issue, une porte mal murée
On peut y entrer avec ses mots
Et les pousser très loin dans l’emmuré Dans la compression entassée
Leur faire faire un travail identique à celui des cailloux.
Route captive, toi, moi
Sur le bord de la route un pneu de camion éclaté
En lambeaux
La roue du temps déchiqueté
L’accident Je ne peux pas rester infiniment à contempler ce corps rompu
À fouiller l’entassement pour en extirper du sens aléatoire
Qui éclairerait mon chemin Donc je dois me remettre en route
Me replonger dans la couture de lieu en lieu
Dans l’ourlet de la route
Jusqu’à la prochaine captive. Mais je me refuse à plonger dans la métaphore couturière
Tout est déjà prêt pour le filage d’autre chose.
Nous n’irons pas là.
Je dois m’arracher d’ici
Aller ailleurs
Route captive.....en moi
ces débris d’itinérance
J’ai perdu tous mes mots d’amour
Dans le lisier du temps
L’un après l’autre, ceux qui occupaient le lieu d’amour
Se sont rétractés puis ont séché et sont tombés du corps
Simplement je restais toujours immobile
Comme si je ne m’apercevais de rien
Et effectivement je ne m’apercevais de rien.
Alors doucement je me suis demandé
Si j’avais perdu l’amour avec les mots d’amour
Et curieusement je sentis que l’amour
Avait gardé son creux D’amour restait. Seuls les mots partaient.
Je me suis mis alors à soupçonner ces mots
D’avoir usurpé leur place.
Bien sûr ils venaient d’une émotion d’amour
Bien sûr ils transportaient cette émotion qui les construisait
Mais ils m’apparaissaient comme des coucous se servant du nid des autres.
Car ces mots n’étaient peut-être pas les miens d’amour.
D’où venaient-ils alors ? D’autres poèmes, sûrement.
De la façon dont j’avais pu intérioriser les mots d’autres poèmes
Pour faire comme, à mon insu.
Car peut-être en moi, d’amour n’avait pas encore de mots.
Routes captives, moi
Toi
Cette petite pincée de conscience
À s’y reconnaître ainsi, rompus
Avec ses empierrements de phrases compactées
Pour assurer plus de stabilité mais comme éventrées là pour dire que ça ne marche plus
Au-dessus de soi, que ça ne roule plus sur soi
Que plus personne en nous emprunte
(voici une étrange définition de la solitude :
Que plus personne ne nous emprunte…Que par moi rien ne passe plus.
Et c’est alors que route captive devient ce quai, cette quête rompue
Cet absolu clos.) Route captive, moi
Toi, en vrac
Chaque bout de méandre coupé
L’un se relève, l’autre s’enfonce
L’un sèche, et l’autre fleurit
Route captive, moi
Toi, là,
Et mes phrases au bord de venir colorer l’air
Comme un effritement du cœur.
Je m’y gare, j’y gare mes élans, j’attends
Je me refais, je m’offre béant pour vous rejoindre
Là où s’offrent vos béances.
IL FAUDRAIT QUE CES ROUTES CAPTIVES SE RÉUNISSENT DANS LA VOIRIE CELESTE Maintenant j’ai besoin de respirer
De décoller les lèvres de la béance
D’en faire un arc pour me lancer ailleurs que dans cette tombée
Voûte ouverte.
(quelque chose du paysage là a dit non aux hommes qui l’ont écouté)
Ce qui est curieux, route captive, c’est que je ne te vois que béante
Alors que, plupart du temps, aucune rupture n’est lisible entre la nouvelle route et toi
Seul, un dégradé de couleurs et de matériaux
À la jointure s’effaçant sous la poussée du végétal
Mystère de l’entassement
Petit à petit ces routes captives vont devenir « espaces du dedans »
Quelles sont ces images qu’on entasse et tasse ?
Car dans ce lacet mis à l’écart, taclé, mis en touche
Flottent encore les anciens trajets
Avec les anciens moyens de locomotion
T’es pas cap
T’es pas cap d’aller dans l’espace en paix
- ici les maquisards avaient tendu une embuscade -
T’es pas cap
-là le camion avait versé dans le fossé après avoir heurté un sanglier
T’es pas cap d’écrire cet espace en paix C’est là qu’il faut s’arrêter
Et rompre sa propre route
Sans plus
Sans plus aucune tentative de revenir
Je tiens ma naissance de là, ma re-naissance
Plus tard je reviendrai te remercier, route captive
Te cajoler une dernière fois
Avant d’être emporté sur mon champ de lave
Par les dernières figures de moi en gestation.
Au bout de ce quai
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Le vent est en laisse
Au creux de ma main.
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Suspendu qu’on laisse
Suspendre éventré
Lorsque le vent danse
Son étuve blanche
J’entends le silence
Forcer forcené
Un poudroiement d’encre
Au fond du cahier.
Je suis à côté
de la vie friable
J’émotte ma langue
dans des nids de houx
Je suis prisonnier
Mes élans m’enlisent
Et je te contemple
Ma route cassée
Où je vais chercher
Des sorties d’errance.
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
La langue se met
À jouer sans cesse
Dans mon corps talé
Cherchant une issue
Pour que d’enfin naisse
Hors du nœud de rails
Qu’on m’avait noué
Aux yeux aux poumons
À ma gorge claire
Un chant de baleine
Comme un chant qui traîne
Finit par tomber
Sur le quai
Du qu’est-ce
Où la vie s’encaisse
Dans un ravin clos
Juste un peu mouillé.
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Qui vient qui m’encaisse
Qui va me casser
Le loquet du mal
Sur le quai me blesse
Caissier des détresses
Tu me fais casquer
Oh ! vienne l’enfance
Au bout de ce quai
Lorsque je chauchais
Dans ma langue naine
Le loquet du mal
Sur le quai me blesse
Caissier des détresses
Il faut me cacher
Juste avant que je ne m’effondre
Au bas du palier de velours
Sans avoir rejoint la langue du haut de moi
Mon chiffre d’aube
Ma longue ma coloriée
Ce qui s’effiloche
De pas folichon
Sur le quai me fauche
C’est la fenaison d’anciennes moissons
Foliées dans la poche
Qui vient faire encoche
Au bord de mon nom
Le soleil s’écorche
À ce bout de quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Qui vient qui m’encaisse
Que je dois chasser
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Juste une jetée un peu délabrée
Où est l’océan il s’en bat les fesses
Ce qui s’effiloche
De pas folichon
Sur le quai me fauche
C’est la fenaison d’anciennes moissons
Foliées dans la poche
Qui vient faire encoche
Au bord de mon nom
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Qui vient qui m’encaisse
Que je dois chasser
Au bout de ce quai
Qu’est-ce que c’est qu’est-ce
Juste une jetée un peu délabrée
Où est l’océan il s’en bat les fesses
La paire de chaussures rouges
J’étais au bord de suffoquer. Tout me brûlait d’être approché et d’approcher, lorsque je vis, rue Goya, à Bordeaux, posée sur une poubelle, une paire de chaussures rouges, apparemment des chaussures d’enfant, sans lacets, qui me fit signe d’approcher. Quelque chose ne marchant pas en moi prit aussitôt figure et exigea que je les emporte. Comment l’intime en moi ne fit jamais son lit, je le sus au moment où glissa un lacet d’une des chaussures rouges. Un seul lacet pour deux chaussures. Quel pied va-t-il choisir ? Je ramenai les chaussures rouges chez moi. Dans une sorte de marche suspendue, je les posai d’abord au sol, sur le tapis, puis sur le fauteuil, ensuite sur le bureau et même sur l’ordinateur. Je pris des photos. En les regardant plus tard, j’eus l’impression que la couleur cherchait à s’échapper des lignes de cuir, rondes et verticales.
Le bout de la chaussure debout dans la luisance de sa couleur reflétait comme en un miroir mat ce qui se trouvait hors champ, miroir de lettres et de glaciers, pour nouer à la marche d’écrire un peu de la chaleur éteinte de la boue qui viendra inexorablement maculer la surface lisse. La déconvenue n’eut pas lieu. C’est-à-dire que rien ne me lassait d’elles. Et même si parfois, devant leur mutisme superbe, je songeais à m’en séparer, quelque chose me retenait. En elles s’abritait l’enclos d’un temps hors du temps qui était mien et que je gaspillais comme si j’étais éternel. Écrit sur le côté : The Légendaire shoes Une hirondelle chaude niderait ici, après le long voyage des trente-deux œillets pour attacher le corps aux chemins. Chaussures rouges seriez-vous les sœurs des sandales qu’Empédocle a laissées au bord de l’Etna, à moins qu’elles n’aient été crachées par le volcan qui n’en a pas voulues. Porté par cette figure insolite de la marche, je n’osai pas encore m’aventurer dans les arcanes neufs. J’étais encore en route dans des détours innombrables, cherchant parfois à m’éviter, quand je compris que cet évitement était la forme même de mon être là. Cela ne me fit pas plaisir. Je dus avaler cette couleuvre et me remettre en route parmi les multiples écarts que je m’étais forgé. Mon corps d’écriture marche avec ses ailerons rouges vers tout ce qui adviendra. Dans l’enjambée se réalise tout ce que marcher n’aura pas su dire et garde là dans l’invisible. Sans écart, pas de marche. Rien que du piétinement. Les oiseaux rouges séparés touchent les tiges du soleil, les plient et les renvoient aux yeux qui déjà ne regardent plus ce que la couleur cloue à la lumière. La couleur du cœur est ainsi et ne se laisse pas voir. Ce que je dois traverser là me mènera au plus pur de l’espace maintenant que je sais me tenir droit dans les écarts. Avancer, reculer, se tiennent en équilibre, non pas dans l’arrêt, ni dans la suspension du mouvement, mais dans le cheminement même des mots, dans la trace des écarts que ces deux légendaires shoes inventent sur le sol des pages noires. Courir alors me fut une fête. Courir avec elles dans mes près d’enfance jusqu’au point de rupture de la mort qui rôde autour de nous et nous fige dans l’élan d’être. Mais cela déclencha en moi un surcroît d’amour. Et les visages des miens m’ouvrirent un sentier merveilleux.
Je n’ai pas trouvé cette paire de chaussures rue Goya, mais dans une rue voisine dont j’ai oublié le nom. C’est donc dans un écart toujours recommencé que je peux graver dans ma voix ce qui se lève au plus profond des plis de ma langue, là où routes captives et chaussures rouges se sont attachées à me faire renaître.
Le stylite
Je ne pourrais plus bêcher, bêcher y a trop de pierres
Quelqu’un les a arrosées, elles ont grossi, ont poussé
On a fait un champ de pierres entretenu par les fées
par les faits et autres gestes que j’avais ensemencés.
C’était jour de grand flottement dans la langue quand je me suis échappé de l’autre espace délaissé. Échappé, comme une fusée, au point de me demander pourquoi cela n’a-t-il pas eu lieu plus tôt ! Je m’étais assis d’abord pour reprendre souffle, au milieu de la mer de roches dévalant vers le Lot.
Elles s’écoulent ainsi en vagues figées et la sensation éprouvée au milieu de ce monde arrêté me lave de tout le mouvement insupportable du temps. Et bien évidemment, j’ai repris souffle au creux de l’air ; c’est si facile de se quitter et quel repos de n’avoir plus à soutenir l’armature qu’on croyait être, notre soutien, alors que nous n’étions soutenus que par un simulacre d’armature avec soi quelque part arc-bouté au métal, déjà gagné par la rouille.
Je jette cette armature comme un crachat sur la pierre près de la mousse grise, tache de poils mal rasés et je ne suis pas même obligé de m’occuper du climat. Bien sûr, s’il pleuvait je devrais prendre d’autres dispositions. Commencer ailleurs peut-être. Mais même ça ! Hop ! Là ! Du balai ! Hors les murs ! Ici je suis avec les pierres des murs effondrés redevenues libres.
(Invariable, elle avait répété que j’étais invariable, que je ne pourrais plus bouger. Et c’est bien ce qui se passe pour l’instant.)
J’ai déplié sur mes genoux une tranche de pâté soigneusement emballée dans un papier rose imprimé avec le nom du charcutier et un dessin : une petite fille dit à un cochon en pleurs : Ne pleure pas tu vas chez Delzescaut. J’ai déplié délicatement ; des taches de graisse auréolent le papier. Taches de graisse + taches de mousse + tache intérieure de rouille. Qu’importe que le monde soit ainsi taché, je ne le nettoierai pas. J’ouvre mon vieux laguiole, puis je m’en sers pour ouvrir le pain. N’est-il pas possible de dire autrement ça ? Je déplie le papier, j’ouvre le laguiole pour ouvrir mon pain. Le dire autrement pour en être pleinement heureux et puis j’étale le pâté sur la tranche de pain.
Dans ces pierres, aucune métaphore, rien que des blocs de lave refroidie. Non, ce qui est métaphore de ces pierres, c’est tout le monde concassé que j’ai laissé derrière.
- Hé ! Le stylite !
C’est ainsi qu’il s’adresse à moi celui qui passe. Il tire un char de foin. Je me doute bien qu’il dit cela pour me provoquer. Je le connais bien au fond celui qui me parle ainsi. Il est debout sur la route qui partage le champ de pierres en deux. Il est celui qui n’a jamais quitté le lieu. Il sait que là où je réside, rien ne peut être construit. Et comme il a été instruit chez les curés de l’Immaculée Conception, il sait de quoi il parle.
- Hé ! Le stylite ! Tu devrais faire attention aux vipères.
Il m’appelle ainsi parce que depuis plusieurs jours que je suis là - il est déjà passé et repassé - il a eu le temps de peaufiner sa question. Mais je n’ai pas envie de répondre. Et il continuera sa route. Qu’il s’en aille où il veut ! Moi, j’ai fini mon casse-croûte et je ne m’intéresse plus qu’au ciel dans lequel les nuages s’agglutinent en pierres. Mon vertige ne s’est pas dissipé. La sensation reste inchangée. Peut-être la roche sur laquelle je marche va-t-elle s’élever et je serais voilà je serais comme en haut d’une colonne. Je pourrais parler des autres que ma présence intrigue. Mais Non ! J’efface tout ! Le stylite. Les autres. Personne n’est passé. Ou plutôt ceux qui sont passés n’ont rien remarqué. Je suis trop haut. Trop loin. Derrière un bouquet d’arbres. J’ai rangé le pain, le couteau, le pâté dans son emballage rose. J’ai bu à la goulotte du vin rouge dans un litron étoilé. Et j’ai commencé à me remémorer tout ce que j’avais envie de supprimer de ma mémoire.
Ou alors ceci : ce n’est pas parce que tu es assis là que tu as tous les droits ! Si ! Si ! Je réponds ! J’ai tous les droits ! À la nuit, cela sera certainement plus difficile. Je l’ai cru. Je n’étais là que depuis le matin et je n’étais alors qu’en vacance de l’autre monde mais dans l’autre monde toujours. Celui que je venais de quitter. J’étais dans l’autre monde finissant et tout continuait de se faire en fonction de son extinction. C’est ça le deuil ? Ah ! 0ui ! Le deuil ! Non ! Juste un échauffement. Oh ! J’étais las bien sûr ! Le voyage en car m’avait secoué. J’avais eu l’impression que toute ma vie n’avait été qu’un voyage en car où je ne maîtrisais rien. - Tu voyages dans une conjonction de coordination, m’avait dit celui dont je m’étais échappé. Faudra bien que tu décryptes tes jours !
Oh ! J’étais las bien sûr ! Oh ! J’étais las bien sûr ! En disant cette phrase longuement, j’arrivais à me défatiguer suffisamment pour me dire que vivre allait bien durer encore quelque temps. Je pris un bonbon acidulé à la menthe et me mis à le sucer comme un petit bout de sein. Une femme est au bout de mes lèvres, à l’intérieur. Absente mais elle y est. Je continuais consciencieusement à donner du plaisir à un objet fondant. Un mot n’eut pas eu le même goût. C’est évident.
Je décidais alors de me lancer dans une harangue au paysage dont la passivité me déprimait et cela sortit de ma bouche sucrée : Poison ! Puanteur d’âme en décomposition. C’est toi qui m’as attiré dans ce piège dont tu ne me délivreras jamais. Puis je me suis dit que c’était trop d’honneur à lui faire, à ce tas de fumier de formes qui laissent passer des générations d’hommes sans nul remords. Quel salaud ! Quand même ! Quel salaud !
Une camionnette s’est présentée. Avec un haut-parleur sur le toit !
- Rendez-vous ! Rendez-vous ! Il ne vous sera fait aucun mal !
Et pourquoi donc me serait-il fait du mal ?
Cela a duré longtemps. Mais cela ne me concernait pas. Sans doute un bout de film égaré ici. La preuve en fut qu’ils n’ont pas insisté et que la camionnette est repartie comme elle était venue. (11 janvier) Depuis déjà longtemps, je m’étais habitué à ces histoires qui se longeaient sans jamais se rencontrer. C’est pour cela que l’arrivée de la vipère ne m’a pas surpris. Déjà ma mère avait entretenu de familiers rapports territoriaux avec une vipère, à qui elle avait même donné un nom que j’ai oublié - quelque chose comme fifine. Elle évoluait dans les rochers, nageuse du minéral comme un fouet évadé des mains. Tu m’as scruté un long moment et je t’ai donné le nom de ficelle. Quand j’ai prononcé ficelle, tu t’es repliée sur toi comme si tu allais te nouer. Mais tu ne t’es pas nouée.
- Hé ! Le stylite ! Attention aux vipères !
- C’est rien ! Je l’ai apprivoisée ! Je l’ai appelée ficelle.
Mais il y avait de la distance entre lui et moi et les mots n’arrivaient plus à entrer dans nos oreilles. J’ai d’abord entendu vipère. Puis et la vie père ? Et lui a entendu : peu les fils hèle ou elle ou aile ! Puis cela s’est perdu dans le trou du ciel.
La nuit venue fut comme une pierre de plus dans l’avalanche des étoiles. Mon duvet sur les genoux, je m’étais installé sur une pierre plate - un petit dolmen - d’où je pouvais contempler le sacrifice du jour saigné à blanc dans les crêtes des collines. La chaleur enfoncée dans les roches fondait si lentement qu’on aurait dit que la coulée de lave retournait au magma en fusion. Dans la chambre cosmique, je touchais aux origines du monde mais tout était cassé, concassé, éclaté en fragments renouvelés. J’attendais qu’ils viennent me demander pour gardiennage. Gardien de pierres qui n’auront à rien servi, ni à construire des maisons, ni à faire des ponts, ni du simple gravier. Depuis leur coulée, rien. Y a-t-il seulement un propriétaire ? J’y ai vu des bêtes curieuses de ma présence, mais n’osant pas trop s’approcher et il me semblait les voir pour la première fois : des lapins gigantesques, des renards petits comme des forêts, des effraies comme des oiseaux préhistoriques et des cris qui montaient droit dans les étoiles. Sur la route, des pinceaux de phares dessinaient une route qui tournait à la cime des arbres. Puis je me suis levé et j’ai marché dans un gué vide d’eau. Le fleuve absent était tombé dans la vallée au fond de chaque puits. Il ne reviendra pas. Ni ceux partis avec lui, que j’avais envoyés. Car je ne peux pas croire que je suis venu seul ici ! Il devait y avoir d’autres personnes. Hier matin, quand je suis allé acheter une tranche de pâté, du vin, du pain et du fromage, j’ai senti dans le regard de la caissière tout ce qu’elle pensait de moi. J’avais l’impression qu’elle me disait : - Désolée ! Vraiment, je ne peux pas aller avec vous, je ne veux pas y retourner. Je regardais ses seins. Quel rang auraient-ils pu tenir au milieu de toutes les formes arrondies du champ de pierres ? Puis, elle m’a dit : - 38 francs cinquante ! J’ai tendu un billet de cinquante francs. La caisse marquait : onze francs cinquante. J’ai contemplé longtemps le chiffre. Il a fallu faire venir le patron pour me faire sortir. Les gens étaient scandalisés. Pas de quoi vraiment ! Pas de quoi ! Au café, j’ai pris une Suze. L’amertume de la gentiane convenait bien aux conversations agressives des clients du comptoir. J’aurais aimé les tuer tous un par un pour ne plus les entendre dégoiser leur fiel. Pour les tuer, je n’aurais pas choisi la lapidation de peur de me trahir. Je me suis approché d’eux et je leur ai tendu une feuille sur laquelle je venais d’écrire le poème pour tuer ceux qui tiennent des propos fielleux sur leur prochain, accoudés au comptoir au lieu d’aider leurs femmes à emplir les bocaux de cornichons ou de parler à leurs fils de ce qu’il convient de faire dans la vie pour être un homme.
Ils ont lu calmement, longtemps. Ils ont levé la tête. C’est bien ce que vous faites. Nous pensons de nous exactement la même chose mais nous ne changerons pas d’un iota. Et puis ils ont repris leur conversation comme si de rien n’était. Au moment de sortir :
- Retravaillez-le et revenez nous voir !
Je leur amenais ce poème le lendemain. Ils me remercièrent, se le firent passer de main en main. L’un le lut à voix haute :
À la portière du radeau
un oiseau buvait la lumière
la fronde du cœur partit haut
et abattit l’oiseau-lumière.
- Cela parle bien mieux de nous que ce que vous avez griffonné hier !
Je leur ai dit que c’était le dernier poème que j’écrirai.
- Puisque c’est cela, c’est le dernier que nous lirons !
Et nous ne nous sommes plus jamais revus.
Et nous ne nous sommes plus revus pendant de longues semaines avec ficelle. La pluie avait installé un rideau, comme il se dit, puis un autre, une succession de rideaux dans lesquels je me prenais la tête par les cheveux et les bras et les jambes. Devant cet état du monde, je décidais de me faire un abri. Spontanément, je me servis du mot "cabane" alors que j’étais incapable de concevoir la marche à suivre pour en construire une. J’eus devant les yeux un catalogue de matériaux pour le bâtiment avec une telle précision dans le détail que je croyais réellement feuilleter des pages. Mais ce n’était que la pluie que mes doigts tournaient et retournaient. Et lorsque j’eus fini de retourner chaque goutte, la pluie cessa. Et ma cabane était presque finie.
- Hé ! Le stylite ! Ce n’est pas une cabane, c’est une remise !
Je n’aime pas du tout le tour que les choses prennent. D’une autre manière, j’avais envisagé comment cela allait continuer. Il me poussait alors des poèmes au bout de chaque doigt ; je ne me sentais plus qu’éclosion de poèmes et malgré qu’aucun ne survînt je persistais dans leur poussée. D’ailleurs ils n’en étaient que plus forts, dans leur simple possible. C’est autour de cette remise que dansaient mes poèmes de lianes. Taillis servant de retraite au gibier. Je suis le gibier dans sa retraite et je n’ai même pas à exister hors d’ici. De plus en plus souvent, des enfants traversent, je les entends crier: - Il est là! Alors je leur montre mes doigts, mes moignons à poèmes. Cela les fait rire. Peut-être. Je n’en suis pas très sûr. Avec mon laguiole je taille des bâtons. Je ne sais plus quoi faire. Je m’ennuie. J’ai eu tort de revenir ici. J’ai terminé ma remise. On doit la voir d’en bas comme un bateau au milieu des vagues. Et puis la gendarmerie est venue me demander de partir. Je leur ai donné raison. Ici, je n’avais plus rien à faire. Est-ce que je peux leur laisser la remise? Ai-je demandé aux gendarmes en leur montrant tous les animaux venus me dire au revoir. Ils n’en revenaient pas qu’un autre ordre puisse exister en dehors du leur. L’un d’eux, le même, qui avait toujours envie de parler me dit qu’ils pensaient que me déloger de là aurait été plus difficile. Je l’ai bien regardé, j’ai souri et je lui ai dit: - Vous savez, l’extraordinaire, ici, dure peu*.
* Eugénie de Guérin in Le Journal
CREATION DU NOUVEAU SPECTACLE DE PHILIPPE BERTHAUT
A LA MJC ROGUET Les Jeudi 15 et 16 Décembre 2007 à 21h
Comédiens : Philippe Berthaut
Roland Gigoi
Musique : Christophe Ruetsch
Vidéo : Alain Baggi
Animation : Patrice Carrière
Technique : Cyril Monteil
Textes et Photos : Philippe Berthaut
Philippe Berthaut