Philon d’Alexandrie
De Josepho ou de la dimension politique
Le contexte historique et politique de la vie de Philon à Alexandrie
Alexandrie est une ville cosmopolite où se côtoient grecs, Égyptiens, Syriens, puis Italiens, et juifs, c’est la ville d’un syncrétisme gréco-égyptien. C’est aussi la ville où la diaspora juive représente 40% de la population d’Alexandrie.
Alexandrie a été le centre politique du royaume Lagide, le grand port de l’Égypte sur la Méditerranée, qui échangeait bois, métaux, marbres, huile d’olive, et vins de cru, et réexpédiait des produits venus d’Afrique (ivoire, animaux, or, plumes d’autruche, esclaves) et d’Orient (épices, aromates, soies, parfums). Alexandrie a été un centre culturel, fer de lance de l’hellénisme.
Les juifs s’hellénisent, abandonnent l’araméen pour le grec. Dès le deuxième siècle, les juifs d’Alexandrie avaient abandonné l’usage de l’hébreu dans la liturgie. La traduction des Septantes en grec, au deuxième siècle, est le fruit de ces échanges et de cette symbiose entre juifs et grecs. Cette traduction a contribué à faire connaître l’ancien testament, la Thora, au monde grec parmi les non juifs. La traduction des Septantes a remplacé l’image pastorale par un vocabulaire juridico-politique.
Ainsi, le texte en hébreu d’Isaïe 58.6 qui se rapporte au jeûne : mais voici le jeûne que j’aime : c’est de rompre les chaînes de l’injustice, de dénouer les liens de tous les jougs, de renvoyer libres ceux qu’on opprime, de briser enfin toute servitude », devient, traduit en grec pour les juifs de la diaspora, « défaire les liens des accords imposés par la force, renvoyer libres ceux qui sont brisés, annuler tout contrat injuste.
Nous sommes très proches du texte du Kol Nidré lu par les juifs lors du jeûne de Kippour daté du huitième siècle du temps de l’Empire Byzantin sous les gaonim : que ces vœux ne soient pas des vœux, que ces serments ne soient pas des serments, que ces anathèmes ne soient pas des anathèmes, que nos interdits ne soient pas des interdits car nous les regrettons tous, qu’ils cessent d’exister et soient abandonnés ; qu’ils soient nuls et non avenus. Il s’agit, selon une interprétation généralement admise, des vœux passés sous la contrainte et non voulus, que la théorie des contrats, en droit civil a érigé en cause de nullité pour vice du consentement. L’inspiration de ce texte, lu chaque année par les juifs, semble donc pouvoir être directement rattachée à la traduction des Septantes de la diaspora d’Alexandrie.
Un document, la lettre d’Aristée à Philocrate, traité juif du bon usage de la monarchie hellénistique, tout en magnifiant le Temple de Jérusalem, a probablement pour but, et en tout cas pour fonction, de donner autorité à la traduction dite des Septantes dont les juifs d’Alexandrie commémoraient chaque année l’apparition par une fête et un panégyrie dans l’île de Pharos.
Philon vit à Alexandrie (20 avant JC - 40 après JC) à une époque où le royaume lagide, l’héritier égyptien de l’empire d’Alexandre, est tombé sous la domination romaine, où l’Égypte est asservie ainsi que le relève Philon dans son traité De Iosepho. Depuis la conquête romaine de Pompée (63 avant JC), Jérusalem est occupée par l’Empire romain, après César, la victoire d’Octave sur Antoine et Cléopâtre à Actium (33 avant JC), l’empire romain incarné par le culte impérial de César Auguste règne sur l’ensemble des terres habitées (œkoumène), l’occident l’a emporté sur l’orient. Alexandrie est sous la domination d’un gouverneur romain auquel s’était opposé Philon, ce qui l’avait amené à se rendre en ambassade à Rome devant Caligula.
Alexandrie n’est plus une cité autonome. Que sont devenues les libertés des peuples et des cités autonomes s’interroge Philon ?
Philon à la fois rabbin et philosophe incarne l’esprit ouvert des juifs d’Alexandrie, au moment où une distance commence à élargir le fossé entre juifs de Judée et juifs de la diaspora. Philon adopte la pensée de Platon : on disait que Platon philonise, comme Philon platonnise. Il incarne la synthèse de la philosophie grecque et du judaïsme. Philon est le penseur allégorique de l’école d’Alexandrie.
Le sujet de De Iosepho est éminemment politique
Dans son ouvrage De Iosepho, Philon s’intéresse au personnage biblique de Joseph. Le traité est intitulé Une vie d’homme politique : Joseph. L’historien Goodenough relève que les traits de la personnalité de Joseph coïncident avec un idéal royal hellénistique. Devenu maître de l’Égypte, il manifeste les trois caractères royaux de majesté, d’autorité et de bonté. À la lecture, Philon précise qui a bien assimilé l’art pastoral peut être un excellent roi, car il s’est instruit à diriger le plus noble troupeau des êtres vivants, celui des hommes. Cependant, il démontre qu’il n’est pas attaché à un régime particulier mais redoute surtout la tendance aux opinions changeantes et fluctuantes : les cités chacune dans son lieu sont en nombre incalculable et vivent sous des régimes politiques variés et des lois nullement identiques : on y a inventé, ou ajouté par la suite, telles coutumes et telles règles ici, telles autres ailleurs… C’est par leur mauvaise foi mutuelle que les hommes ne se contentent plus des décrets de la nature et appellent lois ce qui leur a paru avantageux pour la communauté, dans les assemblées où ils se rallient à la même opinion. On peut considérer les régimes politiques particuliers comme des additions à l’unique régime naturel…
Philon semble davantage s’intéresser aux multiples visages de l’homme politique.
Le vêtement bariolé que reçoit Joseph (Gen 37,3) symbolise selon Philon la chose politique : Il n’est pas hors de propos non plus d’observer que cet homme reçoit d’après l’Écriture, un vêtement bariolé, la politique est chose bariolée, et multiforme. Elle comporte une infinité de changements, selon les personnes les affaires, les mobiles, les circonstances particulières des actes, la diversité des occasions et des lieux. De même, il est inévitable à mon avis, que l’homme politique soit un personnage présentant de nombreux visages et de multiples formes. Il doit se montrer autre dans la paix, autre dans la guerre, différent encore devant ses opposants, suivant leur nombre, petit ou grand.
Philon dénonce les tendances à la démagogie, chez l’homme politique en interprétant à sa manière le récit biblique de la vente de Joseph par ses frères aux marchands : Il est juste de dire que cet homme est vendu, car le flatteur de la populace, le démagogue, qui monte à la tribune, ressemble à ces esclaves que l’on met en vente : de libre il devient esclave, puisque les honneurs mêmes qu’il paraît acquérir, l’attachent à d’innombrables maîtres.
Les vertus intellectuelles de l’homme politique
Confronter Philon et Aristote n’est pas un exercice aisé, et peut conduire à commettre anachronismes, ou erreurs d’interprétation. Philon a été inspiré par certains principes aristotéliciens, la tradition des stoïciens et une tradition gréco-égyptienne propre à Alexandrie. Le contexte politique du temps de Philon, un État client sous la domination d’un gouverneur romain, y est très différente du temps de la grandeur de la monarchie macédonienne et de l’éclipse de la démocratie athénienne qu’a connue Aristote. Pour autant, la réflexion sur la vertu politique revêt quelques similitudes.
Philon reconnaît la tempérance comme l’une des qualités fondamentales de l’homme politique, la continence est pour Philon utile et salutaire en toutes circonstances de la vie, et particulièrement lorsqu’il s’agit de la cité. L’analogie avec Aristote est ici permise, notamment dans Éthique à Nicomaque lorsqu’Aristote considère la continence comme intrinsèque à la vertu. Aristote se questionne sur le sens de la continence : continent veut-il dire être attaché à n’importe quelle décision ou bien seulement attaché à la décision correcte -ou juste- ? Il admet l’hypothèse où l’incontinent s’écarte par accident à n’importe quelle raison ou décision, en raison de telle autre -juste et essentielle- qu’il choisit et poursuit.
Philon, rapporte l’histoire de Joseph, acheté par un eunuque, il juge que le peuple qui achète l’homme politique mérite cette qualification. En apparence, il possède les organes de la génération, mais il est dépourvu du pouvoir d’engendrer, comme les malades atteints de cataracte sont pourvus d’yeux, mais ne peuvent pas voir.
Philon semble ne pas croire dans les vertus de la délibération, dans laquelle l’homme politique légitime sa décision, à l’inverse d’Aristote qui considère que le conseil tient de la sagacité de l’homme qui préfère une solution aboutie au prix d’une longue délibération à une intuition même juste. La rectitude de pensée est pour Aristote celle qui résulte non pas seulement de la science ni de l’intuition juste ni de l’opinion, mais de celui qui tient conseil, qu’il délibère bien ou mal, de celui qui est à la recherche de quelque chose et calcule. Il en déduit que les qualités ou vertus requises pour gouverner que sont la sagacité, la compréhension, le bon sens indulgent, le discernement de ce qui est honnête, l’intelligence du particulier, semblent naturelles.
Si personne ne semble naturellement sage, en revanche tout le monde paraît avoir naturellement bonté, compréhension et intelligence. Au contraire, Philon exprime une conception plus pessimiste, plus critique à l’égard de la démocratie, lorsqu’il met en garde contre la foule bigarrée et mêlée qui se réunit en assemblée, elle dit ce qui convient, mais pense et fait l’inverse, préférant le frelaté à l’authentique, car elle se laisse dominer par l’opinion et néglige le bien réel. Il va plus loin lorsqu’il évoque L’abîme des passions, qui menace l’homme politique. Comme une femme qui s’abandonne à ses désirs, la passion qui anime le peuple s’éprend de l’homme politique et lui déclare : toi présente toi devant le peuple, mon mari, oublie toutes les habitudes, ton genre de vie, tes paroles, et tes actes, les principes de ton éducation, obéis moi, mets toi à mon service, et accomplis ce qui me fait plaisir. Je ne supporte pas l’homme austère et rigide, l’ami de la vérité, le scrupuleux qui se montre solennel et grave et ne concède rien, qui ne s’intéresse qu’à l’utile et ne témoigne aucune prévenance envers ceux qui l’écoutent.
Philon démontre ici sa fidélité à sa foi juive, il est plus confiant dans l’obéissance à la Loi et redoute les risques de dévoiement des principes de la démocratie victime d’un peuple animé pas ses passions.
Les travaux de Goudenough sur Philon (dans The jurisprudence of the jewish courts in Egypt – New Haven 1929) concluent à ce titre Le Joseph fut écrit dans l’unique but d’insinuer à ceux des Gentils qui seraient ses lecteurs la seule politique que les Juifs souhaitaient leur faire adopter… Philon entendait ainsi laver les Juifs de l’accusation d’être des ratés dans la société contemporaine et montrer au contraire, qu’ils étaient à l’origine de l’idéal royal hellénistique.
La vertu du courage politique
Ici s’arrête la proximité des approches de Philon et d’Aristote. Aristote ne conçoit le courage que militaire, alors que Philon défend le courage politique vis-à-vis du peuple.
Au lieu de s’avouer esclave, du pouvoir despotique de son peuple, notre homme politique se proclame homme libre et ne cherche que la satisfaction de son âme. Il se refuse aux flatteries : flatter le peuple, je n’ai pas appris à le faire, et je ne m’y emploierai jamais..
Si le peuple est un maître, je ne suis pas pour autant un esclave, je suis de condition libre, aussi bien que tout autre, car j’entends être inscrit sur le plus grand et le plus noble des registres civils, celui de ce monde.
À l’assemblée, je laisserai à d’autres les propos flatteurs, et je chercherai dans mes discours le salutaire et l’utile.
Philon met en garde l’homme politique vertueux, il est pessimiste sur la nature profonde du peuple : Un homme politique qui montre une telle fermeté dans ses dispositions et rejette toutes passions : plaisir, crainte, tristesse ou désir, le peuple, son maître, ne le supporte pas, mais le tient pour un ennemi, et châtie celui qui lui veut du bien et qui l’aime.
L’homme politique : un interprète de rêves
Philon reprend le récit biblique de Joseph jeté en prison, conduit auprès des prisonniers et de ses geôliers, à transmettre des leçons d’honnêteté et de vertu, puis se voir confier par les geôliers le commandement des prisonniers, dans ce qui allait devenir une école de vertu. Interprétant les rêves de deux eunuques du roi, un maître échanson et un maître panetier, emprisonnés pour avoir trahi et failli à leur devoir et à leur fonction, Joseph fut conduit à leur annoncer leur destinée respective. Au rêve de l’un il entrevoit dans les trois jours, la réhabilitation et la réintégration dans ses fonctions. À l’autre, il présage une fin proche, et cruelle : dans les trois jours il sera empalé, aura la tête tranchée, et ses chairs seront livrées aux oiseaux. Le récit nous apprend que les deux prophéties se réaliseront conformément à ce que Joseph avait prédit.
Quelques années plus tard, le roi réalisa un double rêve que les sophistes du royaume ne parvenaient pas à interpréter. Le roi avait vu monter sept vaches grasses et de belle apparence qui vinrent paître le long des rêves. Après celles-ci, il en vit d’autres en nombre égal décharnées, squelettiques, hideuses qui montèrent et vinrent paître en compagnie des premières. Puis soudain, les laides se mirent à dévorer les belles sans que leur ventre ne montrât le moindre accroissement, après ce repas elles parurent plus maigres encore. Dans un rêve semblable, le roi voyait sept épis de blé bien formés et constitués de nombreux grains, et sept épis de blé très fins constitués de très peu de grains, les épis fins se jetèrent sur les épis bien formés et les dévorèrent.
Le maître échanson conseilla alors au roi d’avoir recours au don d’interprétation de Joseph. Joseph interprète les rêves royaux comme l’annonce d’une succession de sept années de prospérité, suivies de sept années de disette. Ce rêve c’est la vie des hommes. L’homme politique est bel et bien pour Philon un interprète de rêve. Ce n’est pas un charlatan, ni un parleur ou un sophiste à gage, c’est le rêve général et public, le grand rêve de ceux qui veillent comme de ceux qui dorment, qu’il a coutume d’analyser. De la même façon, explique Philon qu’à travers les visions du sommeil, voyant, nous ne voyons pas, entendant nous n’entendons pas, goûtant ou touchant, nous ne touchons pas, parlant nous ne parlons pas, marchant nous ne marchons pas… car ce sont les vaines créations d’un esprit, qui ne fait que peindre et se représenter l’irréel comme doué d’existence, nous pouvons conclure que les visions des hommes éveillés ressemblent à des rêves : elles arrivent et repartent, se montrent et s’échappent, avant qu’on ait pu les saisir solidement, elles se sont envolées.
Philon pour conclure, invite l’homme politique à emprunter la voie de la sagesse : La vie étant pleine de confusion, de désordre et d’incertitude, l’homme politique doit venir, comme un sage, en faire l’analyse, interpréter les songes et les rêves que font en plein jour ceux qui sont censés veiller. Philon assigne à l’homme politique la justesse du diagnostic. Il doit démontrer, en chacun des cas, par des conjectures vraisemblables, que ceci est noble, cela honteux, ceci bien, cela mal, cela juste, ou au contraire, ceci injuste, et ainsi de suite. Cet homme devra être doué d’une capacité de discernement :Il discernera ce qui est prudent, courageux, pieux, sacré, avantageux, utile et, inversement ce qui est inutile, déraisonnable, lâche, impie, sacrilège, désavantageux, nuisible, égoïste.
Joseph a conseillé au roi de préparer le royaume aux sept années de disette par la constitution de réserves durant les sept années d’abondance, sous la forme d’un prélèvement d’un cinquième des récoltes du royaume. Devant cet homme qui apparaît au roi si sage et prévoyant, le roi nomme Joseph vice-roi et lui confie la gestion du royaume. L’homme politique est reconnu dans sa prévoyance et dans sa préoccupation constante d’assurer à son peuple la ressource en blé, nourriture terrestre et nourriture de l’âme.
Joseph est conduit, à la demande du roi, autour de la ville sur le second char revêtu d’une robe d’honneur et d’un collier d’or à son cou, précédé d’un héraut pour proclamer son investiture comme vice-roi. Philon dans son interprétation, fidèle à l’exégèse rabbinique, interprète le récit comme une symbolique plaçant l’homme politique en second derrière le peuple roi.
Il n’est ni personne privée, ni roi, mais tient des deux, au-dessus des personnes privées, mais au dessous du roi, quant à l’absolutisme du pouvoir. Son roi est le peuple, qu’il a reçu mission de servir en tout avec une fidélité pure et nette de toute fraude.
Le devoir de prévoyance et de solidarité du gouvernant face au temps de vaches maigres
Lorsque le temps de disette s’étendit de cité en cité, de province en province dans toute l’Égypte, puis à l’extérieur dans chaque pays, on envoya les hommes les plus distingués en Égypte acheter du blé. Le père des frères de Joseph (Jacob) envoya dix de ses fils acheter du blé en gardant le plus jeune auprès de lui.
Philon rapporte que Dieu changea le visage de Joseph, en rendant plus imposant son aspect de gouverneur du pays. Joseph dans son esprit de bienveillance, oubliant toute idée de rancune envers ses frères qui l’avaient laissé pour mort, fit remplir de blé les jarres des frères et déposa discrètement, sans les prévenir de cette restitution, l’argent qu’ils avaient apporté. Il garda en otage l’un des frères en exigeant pour sa libération que vienne, mandé par lettre, le plus jeune des frères, resté auprès du père, ceci afin de prouver leur bonne foi, et qu’ils n’étaient pas venus en espion dans le royaume. Le père se résolu à envoyer son plus jeune fils accompagné des autres fils, il leur remit, pour donner en offrande à leur bienfaiteur Joseph, les produits du sol et le double d’argent.
Joseph offrit l’hospitalité à ses frères revenus en Égypte, il leur fit servir un repas sans excès et fit libérer le prisonnier. Il fit à nouveau remplir de blé leurs jarres et leur rendit deux fois l’argent, et demanda à l’intendant de mettre la plus belle coupe dans celle du plus jeune. Repartis vers leur père, les frères sont rattrapés par l’intendant qui pour les éprouver à l’instigation de Joseph, les accuse de vol. Ceux-ci, pour obtenir la clémence reconnaissent leur faute et l’un des frères se lance dans une plaidoirie en concluant s’il en est un parmi nous qui soit trouvé coupable de tous ces crimes sa conduite mérite mille fois la mort, qu’il périsse.
Joseph se montre clément et suggère non pas la mort mais l’esclavage pour le plus jeune. L’un des frères expose la situation du père si le plus jeune des fils ne revenait pas Comment saurions-nous aborder notre père dans l’état d’esprit où il se trouve ? Quels regards pourrons-nous lever vers lui, si ce frère est absent ?
Il propose de se livrer en esclave à la place du jeune frère. Joseph finit par dévoiler à ses frères qui il est après les avoir éprouvé et avoir acquis la certitude que sa famille maternelle (Joseph partage la même mère que le jeune frère) n’était menacée d’aucune hostilité ou d’aucun complot. La réconciliation marque l’esprit de miséricorde de Joseph, sa bienveillance et davantage encore l’absence de rancune qui fait de l’homme politique un homme sans ressentiment, prompt à renouer et à se réconcilier avec ceux qui ont voulu sa mort, frères assassins aveuglés par un ressentiment irréductible et par la jalousie.
Le traité de Philon écrit il y a plus de deux mille ans, s’inscrit dans la filiation de la morale platonicienne, il puise également sa source dans l’approche éthique d’Aristote exposée notamment dans Éthique à Nicomaque et surtout des stoïciens. Philon apporte un enseignement moral, qui trouve son inspiration dans la méthode allégorique en expliquant la Thora, comme les Grecs, et notamment les stoïciens expliquaient les récits homériques.
Philon dans cette approche allégorique est inspiré par une tradition tardive qui avait donné naissance au genre apocalyptique du judaïsme mystique, et qui contribuera au mouvement de la Cabale. Gershom Sholem dans son étude historique du mouvement cabalistique évoque l’influence majeure des écrits de Philon. La lecture allégorique révèle le sens caché du texte par la connaissance. Philon ramène tout à l’histoire d’une âme qui se rapproche ou s’éloigne de Dieu en se rapprochant ou en s’éloignant des contingences matérielles. La parole ou le verbe constituent un intermédiaire qui exprime la volonté de Dieu selon qui il le crée. La fonction de cet intermédiaire est l’expression d’un Dieu transcendant qui touche le monde par des intermédiaires, un Dieu que l’âme n’atteint que par des intermédiaires.
Joseph apporte aussi un éclairage nouveau à la fonction du personnage de Joseph, appelé après les grands patriarches (Abraham, Isaac et Jacob) à construire la nation, que Moïse constituera. Il est l’homme politique qui révèle à son peuple (à ses frères) le chemin, par l’interprétation des rêves, une profonde générosité, par l’absence de toute forme de rancune, par une solidarité envers son peuple manifestée dans les temps de disette, mais une solidarité exigeante qui n’hésite pas à recourir à des épreuves destinées à tester la sincérité de son peuple. Pour couronner ce tableau idéal, Joseph nommé vice-roi accepte règne sur tout le peuple de l’Égypte.
L’homme politique idéal que dépeint Philon, est l’homme qu’il souhaiterait pour sa communauté d’Alexandrie, mais aussi pour toute l’Égypte, la Judée Samarie et tout l’Empire. Il ressent l’emprise de l’Empire romain, de ses empereurs (dont Caligula) et de ses gouverneurs qui règnent sans partage, asservissant les peuples, un empire secoué par les guerres de conquête, l’assassinat politique, et une forme d’occupation violente où le cynisme et la démagogie règnent en maître.
Joseph est le premier à choisir de renoncer au lien direct établi avec l’Éternel par les patriarches pour se consacrer aux hommes, c’est le symbole de son premier rêve des épis de blé qui se prosternaient devant le plus grand des épis, et dont le récit lui avait valu d’être vendu par ses frères. Il est donc le premier des laïcs, sa mission prééminente est politique.
De Iosepho reste une leçon de sagesse d’inspiration biblique, qu’il ne faut pas espérer reproduire, mais qui doit servir de source d’inspiration pour contrer le cynisme débridé et dénoncer la perversion de la démagogie, car le flatteur de la populace, le démagogue, qui monte à la tribune, ressemble à ces esclaves que l’on met en vente : de libre il devient esclave, puisque les honneurs mêmes qu’il paraît acquérir, l’attachent à d’innombrables maîtres.
Pierre-Yves Amalric