Pierre Michon
Les sanglots du grand style
Lettre à Pierre Michon, par Yves Charnet
Il y a longtemps - cher Pierre Michon - que je ne vous envoie pas cette lettre. La peur du ridicule et la certitude du malentendu ne sont pas seules en cause. Publier implique de lever ces censures intérieures. A moins de ce risque écrire divertit des mondains. Il faut bien passer le temps.
L’acte de jeter sa vie dans les mots - n’attendant rien d’aucun autre geste - transforme l’expression en une expérience spécifique. Dont j’aimerais, pour faire un peu le point, vous parler ici.
M’avançant dans cet espace intime que la correspondance ouvre dans notre pensée. Comme l’entretien amical le fait, parfois, dans notre existence.
Aucun titre pour ainsi m’adresser à vous sur le ton de la confidence. A peine si, deux ou trois fois, des circonstances publiques nous ont réuni. Je n’ai quelque chance de parvenir à formuler ce que je voudrais dire qu’en orientant ma parole en direction de cette figure imaginaire que, au fur et à mesure que j’ai lu vos livres, j’ai appelé vous.
Vous aurez d’abord été cette voix qui, sous prétexte de (me) réciter Rimbaud, s’acharnait à dire l’impossible identité de quiconque aujourd’hui fraie dans les parages de l’écriture (cet engagement de toute notre existence dans le langage). Je dis voix, car, en fait, je n’ai pas souvenir de vous avoir « lu ». Plutôt une manière de causer au lecteur (comme s’il était, oui, quelqu’un, là) qui m’a sidéré. Une manière d’articuler sa pensée qui fait qu’on lit avec les oreilles.
Les cailloux des mots
Qu’on ferme les yeux pour laisser retentir, dans le noir de la tête, ces phrases-cascades qui sont d’abord une certaine sonorité de la langue. Rutilance propre aux mots lancés comme, dans l’eau bourbeuse d’un fleuve, des cailloux. Ayant depuis quelque temps déjà commencé de lire, il arrive ainsi que, surprenant brusquement le volume ouvert entre ses mains, on comprend avec un retard ravi que, plutôt que de s’instruire ou de s’évader, on consent à une sorte d’envoûtement (auquel procède cette voix inventée par la splendeur sonore d’une phrase faisant organiquement partie du murmure même de notre être).
Vous aurez d’abord été cette voix dont la subjuguante autorité, loin de tenir aux révélations qu’elle (m’) aurait donnée sur le mystère du poète résolument moderne, fabriquait de toutes pièces un Rimbaud dont elle (me) parlait comme s’il eût été, dans le champ de notre extrême contemporain, quelque découverte faite à l’instant. Ce que, dans cette prose haletante qui ressassait quelques fameuses scènes de la « Vulgate », vous appeliez « Rimbaud », c’était en fait la possibilité de parler aujourd’hui en tant que poète.
(Étant bien entendu que, pour un poète, il n’y a plus rien à répéter aujourd’hui de l’aventure vécue, voilà presque cent trente ans, par le piéton de Charleville.) Quelle situation contraint quelqu’un - pour un moment ou pour toujours, qu’importe - à vivre son expérience d’homme à même une expression poétique de sa propre énigme ? Pourquoi est-ce du dedans d’un sujet que provient cette énergie qui, parole soufflée, projette au-dehors les éclats de notre origine ?
Acquiesçant dans une lecture fascinée, je n’ai pas compris tout de suite à quoi, lisant ces pages sur Rimbaud, je disais, sans fin, oui. Je venais d’avoir trente ans. Ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’homme. La terreur régnait encore sur ma lecture. Placés justes, certains mots me faisaient trembler. Béances & vertiges. Chair remuée par l’angoisse. Comme une syncope entre les lignes.
Je croyais que cette panique faisait partie de comprendre. Certains livres me donnaient rendez-vous avec cela. (Bien des années auparavant, La Chambre claire de Roland Barthes. Tout particulièrement des pages sur la mort de sa mère et son impossible deuil). La possibilité même de lire étant interrompue, répéter, dans le vide de ma chambre, certaines phrases où la violence des choses évoquées semble transpirer de la bruissante épaisseur des mots.
Ainsi suis-je, sans pouvoir franchir ce seuil, longtemps resté prisonnier de votre premier chapitre, On dit que Vitalie Rimbaud, née Cuif. Acquiesçant dans une lecture fascinée, je n’ai pas compris tout de suite à quoi, relisant ces pages, je disais, sans fin, oui.(...)J’ai enseigné ce livre à des étudiants ; j’ai partagé mon admiration avec des amis ; j’en ai publié dans une revue un compte rendu. Rien ne m’a vraiment éclairé sur les causes de cette commotion dont avait été bouleversée ma lecture privée.
Du temps passa.
(Le volume bleu sombre avec le portrait du poète en jaune vif était depuis longtemps rangé quelque part dans ma bibliothèque. A coté d’autres bouquins sur Rimbaud.)
D’autres chats à fouetter.
Je corrigeai les épreuves de ce qui serait mon premier livre : L’Enfance du prosateur. Récemment devenu éditeur, un ami corrézien avait décidé de publier ça.
Soudain, j’ai compris.
Vous aviez trouvé la formule.
Rimbaud le fils
Rimbaud, oui, c’était le fils. Comme (il n’est que de relire, dans Les Fleurs, « Je n’ai pas oublié... » et « La Servante au grand coeur... »), Baudelaire (déjà) l’avait été.
Incapables d’arriver à l’âge d’homme, définitifs immatures, ceux qui sont aujourd’hui contraints de rechercher le sens de leur vie dans des mots qu’ils réinventent à chaque phrase, tous, ils sont, vous aviez trouvé la formule, des fils. Qu’importe ce qui, dans leur histoire comme dans leur style, pourrait les distinguer. Des fils ou, bien sûr, des filles. Ce n’est pas une affaire de différence sexuelle. Mais une impossible position dans l’ordre de la parole comme de la filiation. Publier des livres constitue, comment dire, une réplique. Ma bâtardise n’avait pas, dix ans de suite, craché son encre pour autre chose.
Restait à récrire mon titre : Proses du fils. C’était au début de juillet 1993. Il y a cinq ans - cher Pierre Michon - que je ne vous envoie pas cette lettre.
J’aurai voulu témoigner ici de ma reconnaissance (si vous me permettez le mot) de fils. Vous m’aurez permis de comprendre, dans le tremblement d’une lecture parasitée de hantises intimes, que je n’avais aucun autre masque à ma disposition.
Il me faudrait habiter - parfois jusqu’au dégoût - cette identité qui m’habitait. Écrire, ce serait, trouver des mots pour dire cet empêchement d’être soi. Cette passion, aussi, de n’être personne.
Écrivant il faudrait faire le fils - comme en jouant, un acteur fait le clown. (Ce pitre, en chacun, interminablement châtié, c’est, depuis Rimbaud, le fils.)
Le fait même d’être irrémédiablement empêtré dans la filiation. Au point qu’il faille renaître par souffle & voix. Recommencer à zéro, dans la langue - prestiges & fables furieusement entrelacés.
Ni romans, ni poésies. Ni autobios, ni fictions.
Quelque chose sans nom qui corresponde poétiquement à cet état de sujet mineur impliqué par le fait de ne pouvoir écrire qu’en s’avançant comme fils. Proses faute de mieux. Pour faire battre l’écriture à la mesure du manque qui, paradoxalement, la fonde. Porter à bout de mots ce poids mort (l’origine). Traverser, zone de toutes les turbulences, cette propre absence à nous-mêmes qui constitue chacun de nous comme un sujet de la parole (comme, et chaque fois de nouveau, un sujet accouché par sa parole en travail).
Une ignorance sans rédemption est notre lot.
Notre immaturité griffonne ses figures.
Écrire donne des nouvelles de notre interminable adolescence à l’enfant que nous ne sommes plus et à l’adulte que nous ne serons jamais.
Un exercice de survie. Actes de passage. Entre l’origine et l’horizon.
« Les sanglots du grand style » - et puis rien.
Sa tâche faite (son expérience devenue cette expression), le fils dont, entre prose et poésie, tout écrivain aujourd’hui ravive la voix, ressemble à Rimbaud dans votre livre. Il fait la gueule ou, autre façon d’être étranger aux autres et à soi-même, il dort comme un plomb.
Il y a longtemps - cher Pierre Michon - que je ne vous envoie pas cette lettre.
La Combotte, 28 juillet 1998
Yves Charnet
Les Sanglots du grand style, Lettre à Pierre Michon, in Scherzo, n° 5, 1998.