Pierre Michon
Une cavalcade noire
Lentement, comme cailloux dans l’eau de notre quotidien, Pierre Michon commence à élargir le cercle de ses lecteurs.
Chez Verdier deux courts récits La grande Beune et le Roi des Bois ont rendu plus visible l’empreinte de cet écrivain de l’intranquillité, et lui le timide metteur en mots, tremblant amoureux des pierres et des longues phrases, se trouve projeté mal à l’aise tel une chouette effarvatte dans la lumière du public.
Pourtant il y avait déjà une rivière souterraine « Pierre Michon » qui coulait, sinueuse, au milieu de ceux qui avaient reçu cette liturgie païenne des lentes existences humbles et ternes des Vies Minuscules, son maître livre.
Des entretiens croisés avec son frère en littérature Pierre Bergounioux, d’autres livres, très peu, comme Maîtres et Serviteurs, Rimbaud le fils, Vie de Joseph Roulin, l e début de l’Origine du monde avaient fait de sa parole, une parole attendue, recueillie presque avec ferveur.
Un très beau livre d’hommage Compagnies de Pierre Michon permettait déjà de saisir quelques chemins de ronde autour de son œuvre: « Je ferme les yeux pour le lire - Je le lis les yeux clos, manière de serrer l’encre au plus près.... Je ferme les yeux et j’écoute - J’écoute la voix du rebouteux, cette voix de bois noué, ce souffle épais, râpeux » nous conseille Christian Bobin.
Son écriture raconte le tissu élimé de tous les jours, de tous les gestes humbles, même dans ses histoires sur Rimbaud ou Van Gogh. Michon en fait se faufile et nous rend l’odeur noire de l’encre, le piaillement méchant des préaux, le long regard de Jean le Pêcheur de Beune.
Nous ne lisons pas Pierre Michon, nous nous souvenons. Cette façon de lier les mots comme une glaneuse dans les champs du passé, nous touche, nous plonge dans le seul pays dont on ne revient pas : notre enfance. Et par-dessus tout le rythme de la phrase, le récit qui n’avance pas pris dans les taillis de la mémoire.
Et pourtant Michon amoureux de William Faulkner sait faire de ses livres une cavalcade noire comme il le dit - phrases cognées, odeur de la Creuse, poids des objets et surtout densité - densité des êtres à peine nommés, arc-boutés vers le désir de peindre ou de prendre.
Pierre Michon se défend de faire des romans qui ne permettent pas cette tension extrême de l’écriture tendue, comme une pauvre canne à pêche en jonc et toute entière courant après son but. L’écriture de Pierre Michon ne veut pas retomber, ne veut pas avoir de repos sous ses apparents méandres.
Aussi cette lourde angoisse des débuts de ses écrits, de la justesse sans arrêt cherchée, cognée obstinément, donnent à Pierre Michon cet aspect granitique, ce poids minéral très fort. On ne peut lire Pierre Michon très vite, on s’y reprend à plusieurs fois trompé par la simplicité trompeuse.
Sous l’apparence des fougères Pierre Michon fait du charbon de bois, presque en contrebande, dans les clairières des mots. Charbonnier furtif il n’est trahi que par la fumée qui s’élève de ses livres d’où murmurent des vies d’emprunt, des cortèges d’êtres oubliés.
« Qui n’aime pas ce livre n’est pas mon ami » avertit parfois l’auteur. Nous serons les amis de Pierre Michon, car les vies en miettes qu’il met en équilibre sur le bord du silence, l’éblouissement de ces mots qui sont les nôtres, restitués, et qui nous brûlent à la gorge, nous donnent le pouvoir d’aimer ses livres.
Écrivain de tension vibrante, qui connaît les ombres sur les choses, et l’abîme du réel qu’il déteste, Pierre Michon écrit une littérature singulière, inconsolée. Il écrit comme un pacte d’enfant -
« Pierre Michon celui qui parle des humbles… de la douleur qui fait pousser les étoiles au fond du ciel, la mort au fond de la chair, les mots au fond du ventre ».
Ce Pierre Michon décrit par Bobin, mais mieux encore rendu par ses propres textes, nous l’attendons. A celui qui a rendu la parole « à ceux taraudés par leur angoisse d’être au monde sans avoir assez de mots pour témoigner qu’ils sont », à celui qui ne croit plus à son terrible "Maudissez le monde, il vous le rend bien" car le monde ne répond même plus, il faut des lecteurs fervents.
Pour cet écrivain «sans importance», «ce chaudron de noir» soyez cette ferveur car « les galops ne frapperont jamais assez la terre»!
Lisez Michon ! Enivrez-vous de Michon !
Gil Pressnitzer