René Daumal
L’homme à l’envers
Devenir transparent jusqu’à disparaître.
René Daumal, sans avoir voulu jouer, aura perdu au grand jeu de la vie, lui qui n’avait « qu’un mot à dire », ce mot caché au fond des mystères, et qui ne cherchait qu’un point, le point de non-retour. Cette dernière parole du poète nous hante encore et nous ne savons plus qui est dans le cachot du réel.
Maniant « la poésie blanche et la poésie noire », il suivait une voie tracée par ses amies les comètes. Il écrivait « à contre-ciel » pour rendre transparent l’absolu, rendre lumineuse la vérité, donc accéder à ce « Contre-monde » que masque le ciel lui-même.
Pour arracher le bandeau des apparences il sera celui qui dit non, le Grand Négateur, afin de déchirer les limites, les apparences d’un monde de mensonges :
« Ainsi, je ne suis véritablement que dans l’acte de négation et dans l’instant. Ma conscience se cherche éternelle dans chaque instant de la durée, en tuant ses enveloppes successives, qui deviennent matière. Je vais vers un avenir qui n’existe pas, laissant derrière moi à chaque instant un nouveau cadavre » (La révolte et l’ironie).
C’est ce jeune homme de vingt ans horriblement lucide, qui lancera avec son ami Roger Gilbert-Lecomte la revue « Le Grand jeu » qui fera s’étrangler les surréalistes.
« Le Grand Jeu » groupe des hommes dont la seule recherche est une évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre préoccupation » dit le manifeste de lancement.
Contrairement à la plupart des surréalistes ce ne sera pas une pose littéraire mais une règle de vie dont jamais René Daumal ne dérogera.
Lui ne recherchait pas une carrière d’écrivain mais une raison de vivre. Lui creusera le Mot, le mot de la gnose humaine, qui dévoile le réel, l’essentiel :
Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi.
La quête de la fusion mystique
Plus qu’une fureur rimbaldienne sa démarche est une tentative de fusion mystique avec un autre réel du fond du puits en lui. Il emploiera tous les ingrédients : drogues, mystique hindoue, ascétisme, silence, Il se mettra en état de voyant pour « dépasser la réalité épaisse ». Méthodiquement, quitte à se détruire et laisser la maladie l’envahir, la pauvreté le ligoter, il marchera « vers le point où la lumière existe ».
Devant cette « mer bouillante » devant lui il cherchera une paix intérieure, un vide substantiel.
« Ne cesse pas de reculer derrière toi-même. Et de là contemple... ». Cette affirmation semble inscrite sur son front plein de nuées.
Déjà il s’était mis dans la peau d’un fantôme. Il se voulait « transparent jusqu’à disparaître », il le fut.
Un ésotérisme parfois brumeux nous le masque souvent, mais il reste avant tout un voyant:
…Je suis le voyant de la nuit l’auditeur du silence car le silence aussi s’habille d’une peau sonore et chaque sens a sa nuit comme moi-même je suis ma nuit et suis le penseur du non-être et sa splendeur je suis le père de la mort.
Elle en est la mère elle que j’évoque du parfait miroir de la nuit je suis l’homme à l’envers ma parole est un trou dans le silence
Je connais la désillusion je détruis ce que je deviens je tue ce que j’aime. (Poésie noire, poésie blanche)
Dans les méandres de la pataphysique, de l’école Gurdjieff, de la pensée hindouiste, transparaît une quête qui pourrait conduire à bien des dérives, si elle n’était pas sincère et « casse-dogme ».
Mais seul le poète importe pour nous-mêmes si sa quête de soi, authentique jusqu’à la brûlure, peut nous perdre en chemin.
En tant que poète, seul reste Daumal du Contre-ciel, du révolté contre le monde endormi.
L’exploration des mondes inconnus de la conscience est d’un autre ordre. Les mots flamboyants de 1936 nous parlent encore, la philosophie ésotérique « des paroles de vérité » semble des paroles de secte où s’enferment souvent « les amis de René Daumal ». Un culte malsain l’entoure, lui qui se méfiait des gourous mais « c’est notre grande maladie de parler pour ne rien voir ».
Il en viendra à sacrifier ses dons de poète pour en faire de ses mots éclatants, d’humbles messages d’enseignement. « Renie ton Nom, ris de ton non » fut sa devise d’anéantissement.
Lui le technicien du désespoir, il savait démasquer les faux miroirs du monde. Ensuite il acceptera de n’être que le doux serviteur du mot pur, pesé et soupesé, qui devra rendre compte de l’essence de l’être. Un poème devient alors le trébuchet où se mesure « pour le lecteur le niveau de soi-même et à la tension à laquelle il doit se trouver ». Ce n’est plus qu’une balance pour mesurer l’infini. Le poète n’a plus que le rôle d’éveilleur, plus celui de montrer le monde. Sur le grand squelette de la vie il ne joue plus « des clavicules du grand jeu poétique ».
Si quelque jour je fais un poème, on comprendra ma répugnance d’aujourd’hui à appeler de ce nom les pièces lyriques qui suivent...C’est plus près du cri que du chant. C’étaient des coups de soupape en attendant mieux. J’ai trouvé mieux, pour délier tous les tourments que ces épanchements calmaient mal. Mieux et plus simple...
René Daumal vers la fin voudra faire de la lumière. Elle demeure étrange et aveuglante, alors que ses premiers textes moins noués à son être métaphysique, nous éclairent encore.
S’il est difficile de le suivre dans ses transes délirantes et sacrificielles, s’il est permis de préférer sa langue de poète à celle du traducteur ligoté du sanskrit, il demeure, malgré lui d’ailleurs, quelques poèmes aveuglants qui font porter en nous le vent violent de sa mémoire. Et nous souvenir de ce météore noir que certains ont appelé René Daumal.
Traces de Daumal
Quelques traces.
René Daumal né un certain 16 mars dans les Ardennes est mort de tuberculose à trente-six ans, le 21 mai 1944 à Paris.
Il ne reste qu’un sillage de feu derrière lui et beaucoup de ses écrits ne paraîtront qu’après sa mort.
Désapprendre à rêvasser, apprendre à penser, désapprendre à philosopher, apprendre à dire, cela ne se fait pas en un jour. Et pourtant nous n’avons que peu de jours pour le faire. (Préface de Contre-ciel).
René Daumal aura utilisé son passage terrestre à se libérer de la gangue du réel oppressant, pour retrouver l’ascèse, la pureté de simplement dire. Il aura tenté bien des voies.
La mystique hindoue sera une des réponses. Le recueil « Contre-ciel » de 1936, l’aboutissement.
D’autres sauront écrire sa vie américaine, ses désillusions, sa grande pauvreté, son étude frénétique du sanskrit, et sa cohabitation avec la tuberculose, lui qui a tant invoqué et évoqué la mort. Il connaîtra « sa montagne magique » dans les Alpes au Pelvoux, sa misère à Allauch près de Marseille, sa fuite à Passy près de Paris.
Sans plaintes, sans rancœurs, il avance vers sa lumière, lui qui se savait le père et la mère de sa mort. Il assumait le prix de celui qui a jeté la guerre sainte en lui.
Et « Le Mont Analogue » ne sera pas achevé.
Voici cent ans qu’il est né et nous osons encore nommer son ombre. Une poignée seulement de ses poèmes nous parle encore, la plupart restant hautains et énigmatiques, et nous ne pouvons pas suivre « le père mot » qu’il marmonne.
Mais son cri « Qui a soif me suive ! » sonne toujours comme souffle de liberté, parole de celui qui voulait que nous osions « vivre pour nous ». René Daumal demeure en suspens, difficile à admettre et à comprendre, souvent nié.
Son aventure spirituelle est celle d’une boule de feu. Sa trace poétique est contenue tout entière dans un seul recueil poétique, Le Contre-ciel.
C’est par ce chemin, et par ce chemin seul que nous allons vers lui au risque de le trahir complètement. Ce sont les « mots-sanglots »de celui qui ne pouvait ni aimer ni vivre dans le mensonge.
« Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n’emportant que le strict nécessaire » Presque aucun n’aura eu ce courage. Et nous sommes perdus dans la Grande Beuverie. Lui est ailleurs et nous dit que « notre vie s’en va en pure perte », par manque des saveurs, par manque de courage, par manque de poésie. « La poésie est une parole dont l’essence est la saveur » (texte sanskrit).
La lecture de René Daumal est souvent oppressante. La mort, les morts, y rôdent partout. Un œil cruel nous regarde. Les nuits de terreur passent dans ses mots, et le noir du noir de la nuit est tangible : « La véritable nuit est dans le cœur des fleurs, des grandes fleurs noires qui ne s’ouvrent pas ». Il passe des appels étouffants à la mort physique dans ses textes :
Je suis mortel ! Mortel ce que j’aime en ton nom !
Mais le jour de ma mort est interminable. (A la néante).
La poésie de Daumal est une rencontre inquiétante entre la lave en fusion d’envolées et la glaciation voulue de mots secs et laconiques. Ce chaud et froid constant met mal à l’aise. Entre une ironie féroce et un lyrisme transcendant, la ligne de crête est rude.
Lire Daumal est toujours à la pointe du trouble. Comment ne pas suivre ses idées et ses dogmes et être foudroyé par certains poèmes ? Poésie ou chemin initiatique ?
Ne retenir que la flamme et laisser l’ésotérisme ?
Le risque de croire aimer Daumal sans le comprendre est immense et tous nous y succombons. Comment aimer le poète sans aimer le prophète ?
La nuit de vérité nous coupe la parole.( Nénie)
Étrange et vénéneux dans sa transparence, René Daumal trouble les pistes entre fulgurances poétiques et philosophie exigeante. Il est le lieu de tous les malentendus. Il reste à découvrir par de-là son obscurité voulue.
René Daumal a voulu « sortir de la cage », par magies, par poisons, par rêves et sagesse antique de divinités. Il a refusé la dictature du réel. Car lui croyait savoir la ligne directe où aller sans « tromperies ni complices ». Initié, il voulait initier en acceptant de tuer la poésie en lui.
Il avait énoncé les dernières paroles du poète et il laissait derrière lui cette semence.
Son dernier cri ne sait pas encore reposé sur notre terre. Cet archange du désespoir nous trouble car il nous apostrophe, nous l’avons pourtant pendu dans notre passé, mais il a dit le mot malgré tout.
« Faites que je vive et moi, je vous ferai retrouver la parole » (les dernières paroles du poète).
Sans doute n’avons-nous pas su le faire vivre parmi nous et nous avons perdu la parole.
Visible, nous le verrions le poète ; voyant, il nous verrait ; et nous pâlirions dans nos pauvres ombres, nous lui en voudrions d’être si réel, nous les malingres, nous les gênés, nous les tout-chose. (Poésie noire, poésie blanche).
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Après
Je vais renaître sans cœur,
toujours dans le même univers,
toujours portant la même tête,
les mêmes mains,
peut-être changées de couleurs,
mais cela même ne me consolerait point.
Je serai cruel et seul
et je mangerai des couleuvres
et des insectes crus.
Je ne parlerai à personne,
sinon en paroles d’insectes
ou de couleuvres nues,
en mots qui vivront et riront malgré moi.
Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard
Il suffit d’un mot
Nomme si tu peux ton ombre, ta peur
et montre-lui le tour de sa tête,
le tour de ton monde et si tu peux
prononce-le, le mot des catastrophes,
si tu oses rompre ce silence
tissé de rires muets, — si tu oses
sans complices casser la boule,
déchirer la trame,
tout seul, tout seul, et plante là tes yeux
et viens aveugle vers la nuit,
viens vers ta mort qui ne te voit pas,
seul si tu oses rompre la nuit
pavée de prunelles mortes,
sans complices si tu oses
seul venir nu vers la mère des morts -
dans le cœur de son cœur ta prunelle repose -
écoute-la t’appeler : mon enfant,
écoute-la t’appeler par ton nom.
Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard
Triste petit train de vie
Celle qui pourrit dans mon cœur
c’est la lueur qui se nourrit des peurs
qui rôdent chantant le malheur,
en haut, en bas, toujours.
Nuit sur la nuit, c’est fête, enfonçons-la
détresse
sous l’ouate d’une joie épaisse;
nuit sur la nuit, c’est la faiblesse
du cœur brisé
La pourriture est dans mon souffle et ce
vent
c’est le siffleur fascinant, c’est la dent,
c’est le goût de saumure de ce gouffre avant
la fuite en bas.
Plaie du jour à mon flanc !
la nuit, c’est mon sang
qui s’enfuit par ce trou blanc,
soleil qui me baigne jusqu’au petit matin,
m’ôte la faim
au petit matin de ma fin,
personne n’entend, personne,
personne ne tend la main,
je suis l’aiguille,
l’aiguille dans le tas de foin,
le foin sans fin, l’étouffeur à la fin...
personne ne vient, personne ne pleure,
sauf toujours la même, la terreur.
Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard
La désillusion
Blanc et noir et blanc et noir,
attention, je vais vous apprendre à mourir,
fermez les yeux, serrez les dents,
clac ! vous voyez, ce n’est pas difficile,
il n’y a là rien d’étonnant.
Je vous parle sans passion,
noir et blanc et noir et blanc,
clac ! vous voyez qu’on s’y fait vite,
je vous parle sans amour,
et pourtant vous savez bien...
-il faut être évident jusqu’à l’absurde -
Blanc et noir et blanc et noir et noir et blanc,
si nos âmes échangeaient leurs corps,
il n’y aurait rien de changé,
alors ne parlez plus de corps ni d’âmes.
Blanc, noir, clac ! c’est la seule chose
qu’ensemble nous pouvons comprendre,
(mais n’est-ce pas qu’il n’y a là rien de tragique ?)
Je vous parle sans passion
blanc, noir, blanc, noir, clac,
et c’est mon éternel cri de mourant,
ce cri blanc, ce trou noir...
Oh ! Vous n’entendez pas,
vous n’existez pas,
je suis seul à mourir.
Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard
Frères, vous pullulez, vous vous entroupez, vous vous encroûtez.
Bientôt les caves seront à sec et que deviendrons-nous ? Les uns crèveront lamentablement, les autres se mettront à boire d’infâmes potions chimiques. On verra des hommes s’entre-tuer pour une goutte de teinture d’iode. On verra des femmes se prostituer pour une bouteille d’eau de Javel. On verra des mères distiller leurs enfants pour en extraire des liqueurs innommables.
Cela durera sept années. Pendant les sept années suivantes, on boira du sang. D’abord le sang des cadavres, pendant un an. Puis le sang des malades, pendant deux ans. Puis chacun boira son propre sang, pendant quatre ans. Pendant les sept années suivantes, on ne boira que des larmes et les enfants inventeront des machines à faire pleurer leurs parents pour se désaltérer.
Alors il n’y aura plus rien à boire et chacun criera à son dieu :
« rends-moi mes vignes ! » et chaque dieu répondra : « rends-moi mon soleil ! », mais il n’y aura plus de soleils, ni de vignes, et plus moyen de s’entendre.
« Des soleils et des vignes, il y en a encore. Mais sans soif, on ne fait plus de vin. Plus de vin, on ne cultive plus les vignes. Plus de vignes, les soleils s’en vont : ils ont autre chose à faire que de chauffer des terres sans buveurs, ils se diront : allons maintenant vivre pour nous. Cela, le voulez-vous ?
- Non ! gronda l’auditoire.
- Avez-vous soif ?
- oui ! confessa l’auditoire.
- Eh bien, allons aux vignes ! Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n’emportant que le strict nécessaire.
Qui a soif me suive !
La Grande Beuverie Gallimard
...Poètes, vous êtes, nous sommes honteux - ou trop fiers
- de nos corps blanchis, civilisés, trop bien élevés. Sans
quoi vous bondiriez, nous bondirions dans la ronde,
hurlant notre stupeur de vivre, ici, sur ce boulevard, nous
recommencerions le signe de la folie tournante, la vieille
Danse, le premier et le plus pur poème.
Toujours tourne la ronde sauvage en couronne dans la
mémoire de nos têtes; toujours tourne le plus poignant
des souvenirs de l’immémorable enfance, tourne le chant
dans notre tête, et notre piétinement sur la piste des
ancêtres, le chant de notre retour circulaire au centre
unique et immobile de la ronde, le chant du savoir
absurde que nous savons, le chant de notre amour,
le chant, la danse de notre mort -
toujours dans la mémoire de nos têtes...
Le Contre-ciel -Clavicules d’un grand jeu poétique - Gallimard
Je suis mort parce que je n’ai pas le désir ;
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder ;
Je crois posséder parce que je n’essaie pas de donner ;
Essayant de donner, je vois que je n’ai rien ;
Voyant que je n’ai rien, j’essaie de me donner ;
Essayant de me donner, je vois que je ne suis rien ;
Voyant que je ne suis rien, j’essaie de devenir ;
Essayant de devenir, je vis.
****
Préface du Grand Jeu
En 1924, les simplistes, quatre jeunes gens (Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Roger Vaillant, Robert Meyrat) commencèrent à arpenter la frontière, le territoire qui réuni les antagonismes : le réel.
Ils poursuivirent le chemin, choix né de la volonté de réaliser le rêve, de la foi en l’impossible, et de l’espoir absolu [Ce père du rire qui se cache au-delà du désespoir.].
Ils entreprirent la traversée de l’Abîme.
Ils mirent à mort le Moi pour libérer le Mot.
Ils flirtèrent avec la mort par ascèse, asphyxie, noyade, narcose, inhalation de vapeur de tétrachlorure de carbone, étudièrent les procédés de dépersonnalisation, les drogues, la vision extra-rétinienne, la voyance et la médiumnité...
Prêts à toutes expérimentations permettant d’atteindre l’omnipotence originelle, afin de rejoindre
la Vie. (Leur amante sous le masque de la mort)
Bibliographie
Le Contre-Ciel (1936).
La Grande Beuverie (1938).
Œuvres posthumes
Le Mont analogue (1952, nouvelle édition 1981).
Chaque fois que l’aube paraît (1953)
Poésie noire, poésie blanche (1954).
Lettres à ses amis (1958).