René-Guy Cadou
La claire fontaine de la poésie
Toute poésie qui coule de source, se jette dans la mer, tend à rejoindre l’universel. (Cadou).
Salut Cadou, courant vif, source claire !
Pourquoi ne pas avoir fait plus tôt un signe tendre à l’ami Cadou, le doux Cadou, l’émouvant Cadou.
Sans doute parce qu’il semble nous avoir toujours accompagnés. Nous le lisions, nous en parlions grâce à des expositions, des lectures et l’aide de sa femme Hélène. Il était tellement prés qu’il suffisait de chuchoter à son oreille. Des amis chanteurs Jacques Bertin, Morice Bénin, Martine Caplane étaient venus le chanter. Aussi il semblait aussi évident que l’air léger que Cadou était partout en nous et aussi dans les autres. Pourtant il fallait revenir à lui, même s’il nous parlait de l’autre côté de la route, de l’autre côté des lilas. L’ami proche devait être reconnu car il glissait dans les lointains.
Ainsi il semble confiné dans les classes d’école et des aspects importants de sa poésie ne sont pas mis en avant : le tragique et le croyant. Ses amis l’ont figé dans la poésie à hauteur de pommes, de joie rurale, ou d’élans vers le Christ autant que vers le cidre ou le cigare. Il existe un Cadou qui derrière sa façade de bonne humeur, ses proclamations d’instituteur de campagne et de provincial endurci, connaît la peur et l’écrit.
Sauver les meubles
Il est un homme au bord du monde
Qui chancelle
Un pauvre corps sans étincelles
Tout au fond de la vie
Un grand remous à la surface
Et puis des cris
Un doigt crispé qui me fait signe
Dans le courant un cœur qui saigne
Et cependant je n’ose aller
Vers cet homme qui me ressemble
Qui bat des mains
Qui me supplie
De l’achever d’un seul regard
Nous ne pouvons mourir ensemble.
3 août 1945.
Ce Cadou là reste à explorer au risque de briser des légendes béates fleurant bon les écoles républicaines. Et l’on préfère ce genre de poèmes :
Odeur des pluies de mon enfance,
Derniers soleils de la saison !
À sept ans, comme il faisait bon,
Après d’ennuyeuses vacances
Se retrouver dans sa maison !
La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées
Sentait l’encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été !
Ô temps charmants des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d’oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau !
Cela est beau et consensuel, mais ne rend pas compte de sa part d’ombre :
«...Il est préférable de ne pas chercher à pénétrer trop profond dans ma vie, derrière le clapotis des yeux il y a trop de naufrages, trop de vagues refermées sur des bourgeons naissants ».
Passage de Cadou parmi nous
René Guy Cadou était breton, né le 15 février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne, dans la Loire-Atlantique. Le vent, les bruyères et la mer si proche sont ses amis d’enfance. En 1936, Cadou fait la rencontre de Michel Manoll, qui sera son révélateur en poésie et humanité. Il lui fera connaître Max Jacob et Pierre Reverdy. Cadou est vite pris dans la fièvre de l’écriture qui plus ne tarira jusqu’au bout. : (Brancardiers de l’Aube, en 1937). Il est entré en poésie à sa manière par l’intensité et la ferveur, l’ardeur et la fraternité avec le monde. Des chocs profonds viendront assombrir sa poésie lumineuse : la mort du père, la guerre, la débâcle. Réformé le 23 octobre, il regagne la région nantaise où le sort des « hussards en blouse » des instituteurs le conduit aux quatre coins du département.
La bande de copains, qui par facétie s’est baptisée « l’Ecole de Rochefort », se noue en gerbes de blés d’espoir et d’amour de la vie, et de liberté
Le 17 juin 1943, il rencontre une jeune fille de Nantes, Hélène Laurent, qu’il devait épouser en 1946 et qu’il aura rendu immortelle dans « Hélène ou le règne végétal ». Nommé à Louisfert, près de Châteaubriant, en octobre 1945, Cadou s’y installe et mène humblement la vie des humbles et du village. La maladie apparaît dés janvier 1950, sera suivie d’une période de rémission qui ne durera que très peu, quelques mois de soleil mûr tout au plus. René Guy Cadou meurt dans la nuit du 20 mars 1951, dans l’école du village, son école, entouré d’Hélène et de Jean Rousselot.
« La blanche école où je vivrai, N’aura pas de roses rouges, Mais seulement devant le seuil, Un bouquet d’enfants qui bougent ». Depuis quelques tentatives d’hommage ont eu lieu. Une émission de Jean Rouault « Cadou, la Loire Intérieure », était plus que décevante avec ses poncifs et ses soleils couchants, malgré l’adoubement de la femme du poète.
Enfin un dvd de Jacques Bertin, chez EPM, rend justice au petit instituteur de Louisfert, pleinement, amoureusement. Après le livre bouleversant de Michel Manoll, père spirituel de Cadou, chez Seghers en poète d’aujourd’hui, Cadou revient comme rosée du matin lumineux et « Poésie la vie entière », toujours chez Seghers, tout est enfin devant nous, et l’eau claire de Cadou continue à couler. Lui qui refusait la ruse du mouchoir agité devant l’avenir, la vampirisation de Paris et de ses doctes cénacles, il a autant de clarté de jour que de clarté nocturne. Il est à la fois cet enfant précoce de la poésie, autant que l’homme qui doute du sens de sa vie.
L’enfant précoce
Une lampe naquit sous la mer
Un oiseau chanta
Alors dans un village reculé
Une petite fille se mit à écrire
Pour elle seule
Le plus beau poème
Elle n’avait pas appris l’orthographe
Elle dessinait dans le sable
Des locomotives
Et des wagons pleins de soleil
Elle affrontait les arbres gauchement
Avec des majuscules enlacées et des cœurs
Elle ne disait rien de l’amour
Pour ne pas mentir
Et quand le soir descendait en elle
Par ses joues
Elle appelait son chien doucement
Et disait
« Et maintenant cherche ta vie ».
Il nous aura parlé simplement pour cela : « Je parle à travers l’épaisseur des mains qui tombent sur ma bouche, je parle pour communiquer la fraîcheur, pour retrouver sous la pierre les grands lézards du rêve, pour que la fleur soit l’ombre même de l’homme sur la terre, je m’en tiens à une possession sourde. »
Ses conseils « à usage interne », tel que « mange ta main, garde l’autre pour demain », sont un miracle d’humilité. Cadou se voulait fraternel, simple, presque anonyme. Il était la transparence, une série de fenêtres ouvertes sur la vie passante. Il se sera aussi brûlé à la lumière des lampes.
La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J’entends je marche au bord du trou
J’entends gronder
Ce sont les pierres qui se détachent des années
La nuit nul ne prend garde
C’est tout un pan de l’avenir qui se lézarde
Et rien ne vivra plus en moi
Comme un moulin qui tourne à vide
L’éternité
De grandes belles filles qui ne sont pas nées
Se donneront pour rien dans les bois
Des hommes que je ne connaîtrai jamais
Battront les cartes sous la lampe un soir de gel
Qu’est-ce que j’aurai gagné à être éternel ?
Les lunes et les siècles passeront
Un million d’années ce n’est rien
Mais ne plus avoir ce tremblement de la main
Qui se dispose à cueillir des œufs dans la haie
Plus d’envie plus d’orgueil tout l’être satisfait
Et toujours la même heure imbécile à la montre
Plus de départs à jeun pour d’obscures rencontres
Je me dresse comme un ressort tout neuf dans mon lit
Je suis debout dans la nuit noire et je m’agrippe
À des lampions à des fantômes pas solides
Où la lucarne ? Je veux fuir ! Où l’écoutille ?
Et je m’attache à cette étoile qui scintille
Comme un silex en pointe dans le flanc
Ivrogne de la vie qui conjugue au présent
Le liseron du jour et le fer de la grille.
Le déhanchement de l’âme
Son amour pour Hélène aura rejoint celui de Pétrarque pour Laure, celle qui venait de loin derrière son visage, et reste toujours fidèle à celui qui est plus fort que son sang.
Il n’est pas si proche en poésie de Max Jacob, comme on le dit, mais de Reverdy qui le marque plus profondément. Sa poésie a un son unique, fait de vibrations intérieures, de simplicité essentielle, d’un lyrisme toujours en fleurs.
Ses images, ses mots sont faits au miel de la tendresse, en l’amitié aux hommes, aux bêtes et aux choses. Saint-François d’Assise de la poésie ? Non car il évite la mièvrerie sauf quand il fait acte de croyant naïf dans sa poésie et nous inflige des christs un peu sirupeux. Dans sa poésie « Il y avait cette démarche intérieure qui est la promesse du mouvement, ce déhanchement total de l’âme et j’étais déjà sur la route bien avant de savoir que je pouvais être sur la route ». Enraciné dans le sol, attentif aux bouquets de moineaux, aux corsets des guêpes, dans les fossés des routes, il canalise ses flots noirs dans l’amour. Dans sa poésie on entend les calèches, le bruit de craie sur les tableaux noirs, on sent l’odeur de l’encre violette, des fleurs séchées près des fenêtres.
Cadou réveille les fontaines, fait tourner les tournesols.
Je veux chanter la joie étonnement lucide
D’un pays plat barricadé d’étranges pommiers à cidre
Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poule contre le ciel
Et que des paysans viennent voir ce miracle
D’un homme qui grimpe après les voyelles…
Bien sûr tout n’est pas dans sa nombreuse production au firmament, et sa poésie religieuse, nombreuse, mélange trop l’odeur des lys et l’odeur de l’encens.
La poésie d’un petit instituteur de Loire-Atlantique qui se voulait quasiment l’idiot de village est la lumineuse évidence de l’universel. Comment dire merci à Cadou, notre frère à jamais cadet mort à 31 ans d’un cancer des testicules, et nous ne pouvons sans lui continuer le voyage.
Je mourrai mais vous ne pourrez pas
M’absenter des chevaux et des fleurs de lilas.
Cadou ne voulait pas être jugé mais être lu. La poésie était pour lui cette passion au sens religieux du terme Poésie la vie entière ! Ce fut sa devise. Lui qui aura écrit « pour les oreilles poilues, avec un amour obstiné qui saura bien, un jour, se faire entendre ».
La poésie n’est pas plus utile que la pluie, il pleut sur nous, et notre soif s’apaise, Cadou a l’odeur et la douceur des pluies de notre enfance. Il nous demandait de le prendre tel qu’il était, pour nous aider dans nos tâches quotidiennes, c’est-à-dire la vie. Maintenant le vent fredonne le nom de Cadou, son nom circule parmi les nuages. Il est là juste derrière la haie de la vie, il nous attend. Il a le sourire des baies rouges et le rire de l’enfant.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Tous les textes cités sont édités aux éditions Seghers.
30 Mai 1942
Il n’y a plus que toi et moi dans la mansarde
Mon père
Les murs sont écroulés
La chair s’est écroulée
Des gravats de ciel bleu tombent de tous côtés
Je vois mieux ton visage
Tu pleures
Et cette nuit nous avons le même âge
Au bord des mains qu’elle a laissées
Dix heures
La pendule qui sonne
Et le sang qui recule
II n’y a plus personne
Maison fermée
Le vent qui pousse au loin une étoile avancée
Il n’y a plus personne
Et tu es là
Mon père
Et comme un liseron
Mon bras grimpe à ton bras
Tu effaces mes larmes
En te brûlant les doigts
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
La soirée de décembre
Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d’herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l’opaque sous l’eau plate
D’une journée, le long des rives du destin !
Qu’ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d’une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
O crieurs de journaux intimes seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs !
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Aller simple
Ce sera comme un arrêt brutal du train
Au beau milieu de la campagne un jour d’été
Des jeunes filles dans le wagon crieront
Des femmes éveilleront en hâte les enfants
La carte jouée restera tournée sur le journal
Et puis le train repartira
Et le souvenir de cet arrêt s’effacera
Dans la mémoire de chacun
Mais ce soir-là
Ce sera comme un arrêt brutal du train
Dans la petite chambre qui n’est pas encore située
Derrière la lampe qui est une colonne de fumée
Et peut-être aussi dans le parage de ces mains
Qui ne sont pas déshabituées de ma présence
Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Le chant de solitude
Laissez venir à moi tous les chevaux toutes les femmes et les bêtes
bannies
Et que les graminées se poussent jusqu’à la margelle de mon établi
Je veux chanter la joie étonnamment lucide
D’un pays plat barricadé d’étranges pommiers à cidre
Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel
Et que tous les paysans viennent voir ce miracle d’un homme qui
grimpe après les voyelles
Étonnez-vous braves gens ! car celui qui compose ainsi avec la Fable
N’est pas loin de trouver place près du Divin dans une certaine
Étable !
Et dites-vous le soir quand vous rentrez de la foire aux conscrits ou
bien des noces
Que la lampe qui brûle à l’avant du pays très tard est comme la
lanterne d’un carrosse
Ou d’un navire bohémien qui déambule
Tout seul dans les eaux profondes du crépuscule
Que mon Chant vous atteigne ou non ce n’est pas tant ce qui
importe
Mais la grande ruée des terres qui sont vôtres entre le soleil et ma
porte
Les fumures du Temps sur le ciel répandues
Et le dernier dahlia dans un jardin perdu !
Dédaignez ce parent bénin et maudissez son Lied !
Peut-être qu’un cheval à l’humeur insolite
Un soir qu’il fera gris ou qu’il aura neigé
Posera son museau de soleil dans mes vitres.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Destin du poète
Le soir qui bouge son oreille
Comme un vieil âne abandonné
Le dernier corset d’une abeille
Oublié sur la cheminée
La cloche triste de l’asile
Et le pas qui répond au pas
Dans la mesure où ce qui veille
Encourage ce qui n’est pas
L’oiseau qui tombe sur la pierre
Le sang qui tombe sur le cœur
La bonne pluie des réverbères
Qui donne à boire au malfaiteur
Le trou d’aiguille par où passe
Le fil ténu de la clarté
La bobine du temps qui roule
Sous les lauriers sous les sommiers
Mais se savoir parmi les hommes
En un présent aventureux
Une petite lampe à huile
Qui peut encor mettre le feu.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Un homme
Un seul un homme
Et rien que lui
Sans pipe sans rien
Un homme
Dans la nuit un homme sans rien
Quelque chose comme une âme sans son chien
La pluie
La pluie et l’homme
La nuit un homme qui va
Et pas un chien
Pas une carriole
Une flaque
Une flaque de nuit
Un homme.
Hélène ou le règne végétal (Seghers 1952)
Je t’attendais…
Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires
Dans les années de sécheresse quand le blé
Ne monte pas plus haut qu’une oreille dans l’herbe
Qui écoute apeurée la grande voix du temps
Je t’attendais et tous les quais toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais
Tu ne remuais encore que par quelques paupières
Quelques pattes d’oiseaux dans les vitres gelées
Je ne voyais en toi que cette solitude
Qui posait ses deux mains de feuille sur mon cou
Et pourtant c’était toi dans le clair de ma vie
Ce grand tapage matinal qui m’éveillait
Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays
Ces astres ces millions d’astres qui se levaient
Ah que tu parlais bien quand toutes les fenêtres
Pétillaient dans le soir ainsi qu’un vin nouveau
Quand les portes s’ouvraient sur des villes légères
Où nous allions tous deux enlacés par les rues
Tu venais de si loin derrière ton visage
Que je ne savais plus à chaque battement
Si mon cœur durerait jusqu’au temps de toi-même
Où tu serais en moi plus forte que mon sang.
Hélène ou le règne végétal (Seghers 1952)
La Fleur Rouge
A la place du ciel
Je mettrai son visage
Les oiseaux ne seront
Même pas étonnés
Et le jour se levant
Très haut dans ses prunelles
On dira: "le printemps
Est plus tôt cette année?"
Beaux yeux, belle saison
Viviers de lampes claires
Jardins qui reculez
Sans cesse l’horizon
On fait déjà les foins
Le long de ses paupières
Les animaux peureux
Viennent à la maison
Je n’ai jamais reçu
Tant d’amis à ma table
Il en vient chaque jour
De nouvelles étables
L’un apporte sa faim
Un autre la douleur
Nous partageons le peu
Qui reste tous en choeur
Qu’un enfant attardé
Passe la porte ouverte
Et devinant la joie
Demande à me parler
Pour le mener vers moi
Deux mains se sont offertes
Si bien qu’il a déjà
Plus qu’il ne désirait
La chambre est encombrée
De rivières sauvages
Dans le foyer s’envole
Une épaisse forêt
Et la route qui tient
En laisse les villages
Traîne sa meute d’or
Jusque sous les volets
Tous mes fruits merveilleux
Tintent sur mon épaule
Son sang est sur ma bouche
Une flûte enchantée
Je lui donne le nom
De ma première enfance
De la première fleur
Et du premier été
Hélène ou le règne végétal (Seghers 1952)
Louisfert
Pieds nus dans la campagne bleue, comme un bon père
Qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières
Je vais je ne sais rien de ma vie je vais
Au bout de tout sans me soucier du temps qu’il fait
Les gens d’aujourd’hui sont comme des orchidées
Drôle de tête et les deux mains cadenassées
Je marche dans le jour épais d’avant midi
Pauvre fils de garce qui n’en a pas fini
De mener ses chevaux sur la route sans ombre
Qu’a grand’hâte et soif et ne salue personne
Car j’aime ce village emmuré de forêts
Et ses très vieilles gens comme des pots de grès
Qui tendent leur oreille aux carrefours des routes
Avec des mouvements qui font croire qu’ils doutent
J’ai choisi mon pays à des lieues de la ville
Pour ses nids sous le toit et ses volubilis
Je vais loin dans le ciel et dans la nuit des temps
Je marche les pieds nus comme un petit enfant.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Celui qui entre par hasard
Celui qui entre par hasard dans la demeure d’un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt
II suffit qu’une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d’abeilles
Et l’odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu’une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d’un arbre dans le matin.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
REFUGE POUR LES OISEAUX
Entrez n’hésitez pas c’est ici ma poitrine
Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine
De mon sang je vous veux sur mes mains
Logés dans mes poumons parmi l’odeur du thym
Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres
Ou bien encor pris dans la glu d’un rêve
Ainsi qu’une araignée dans les fils du matin
La douleur et la chaux ont blanchi mon épaule
Vous dormirez contre ma joue les têtes folles
Pourront bien s’enivrer des raisins de mon coeur
Maintenant que vous êtes là je n’ai plus peur
De manquer au devoir sacré de la parole
C’est à travers vos chants que je parle de moi
Vous me glissez des bouts de ciel entre les doigts
Le soleil le grand vent la neige me pénétrent
Je suis debout dans l’air ainsi qu’une fenêtre
Ouverte et je vois loin
Le Christ est devenu mon plus proche voisin
Vous savez qu’il y a du bleu dans mes prunelles
Et vous le gaspillez un peu dans tous les yeux
Refermez les forêts sur moi c’est merveilleux
Cet astre qui ressemble tant à mon visage
Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
D’un vol très simple et doux
Et vous direz alors c’est René Guy Cadou
Il monte au ciel avec pour unique équipage
La caille la perdrix et le canard sauvage
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
LETTRE A DES AMIS PERDUS
Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains
La vague et le soleil de juin
Ont englouti votre visage
Chaque jour je vous ai écrit
Je vous ai fait porter mes pages
Par des ramiers par des enfants
Mais aucun d’eux n’est revenu
Je continue à vous écrire
Tout le mois d’août s’est bien passé
Malgré les obus et les roses
Et j’ai traduit diverses choses
En langue bleue que vous savez
Maintenant j’ai peur de l’automne
Et des soirées d’hiver sans vous
Viendrez-vous pas au rendez-vous
Que cet ami perdu vous donne
En son pays du temps des loups
Venez donc car je vous appelle
Avec tous les mots d’autrefois
Sous mon épaule il fait bien froid
Et j’ai des trous noirs dans les ailes
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Pleine Poitrine, 1946
Si mes yeux si mes mains
Si ma bouche encor tiède
Si la terre et le ciel
Venaient à me manquer
Si le vent n’allait plus
Porter dans sa nacelle
Mes oiseaux et la part
Infime du secret
Si les tiges de blé
Qui ferment ton visage
N’éclairaient plus la route
Où j’avance à pas lents
Si ce poème enfin
N’était rien qu’un poème
Et non le cri d’un homme
En face de sa nuit
Mon Dieu serait-ce alors
Besoin de tant de larmes.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Les fusillés de Châteaubriant
Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
il n’ont pas de recommandations à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Il sont exacts au rendez-vous
Il sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.
Pleine Poitrine (1946) In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Testament
Dans le temps de ma vie
Je vous ai tout donné.
Sur mes mains, sur mon sang,
Je vous ai promené.
Pour vous plaire, j’ai dû
Me soulever du monde,
Eloigner mes poumons
Des cryptes enfumées,
Reprendre au jour nouveau
Son butin de solfège,
Et ses vitraux couverts
De graffiti, de neige
Peu d’années ont suffi
Pour voiler mon regard.
J’ai pâli, j’ai vieilli,
Mon coeur a fait sa part.
Dans la mansarde bleue
Qui me gardait des branches
J’ai vu mon front s’ouvrir
Sous une étoile blanche.
Que voulez-vous de moi,
Maintenant que je n’ai
Pas même, pour saluer,
La grâce des poneys?
Dans le cirque des mots
J’ai trop fait de voltige,
Trop d’oiseaux sont venus
S’appuyer à ma tige.
Je ne puis rien pour vous,
Pas même vous soumettre
A la lumière, au vent,
Au dernier kilomètre.
In Œuvres poétiques complètes, © éd. Seghers
Bibliographie
Poésie, la vie entière" (Editions Seghers) 1976 intégralité de son œuvre poétique, avec une préface de Michel Manoll.
Michel Manoll, René Guy Cadou, Seghers, collection Poètes d’aujourd’hui, 1954, (réédité en 1958, 1963, 1969)
Hélène Cadou: Une vie entière - René Guy Cadou, la mort, la poésie, Éditions du Rocher, 2003.
Comme un oiseau dans la tête, Poèmes choisis, Editions Points, 2011