Serge Venturini

Le souffle de l’urgence

Serge Venturini est un poète aux aguets. Aux aguets du feu qui couve au loin, aux aguets du feu qui brûle en lui.

« Nuage rouge », comme on le surnomme, Serge Venturini n’est pas un brasier de colère, mais un éveilleur de lucide conscience. Ses traductions d‘Alexandre Blok, d’Anna Akhmatova, de Sayat-Nova et d’autres, ses hommages à Missak Manouchian, renseignent sur son empathie pour « la poétique de résistance », vers ceux qui se tiennent debout à l’orée des mots.

Mots d’éclairs destinés à consumer tous les hommes de paille squattant l’humanité.

La poésie du feu, les combats de l’homme

Cette révolte, cette fascination pour les frontières du réel, le transvisible comme il le nomme et l’invoque, Sorte de chaman ou de devin des horizons rouges de l’ardeur à venir, il appelle au grand large par-dessus les décombres de la réalité. Réfractaire, bouillonnant dans le cratère de son sang corse et du poids de l’histoire tragique de l’Arménie, il porte en lui l’histoire des vaincus, des opprimés. «Frère cadet» de Marina Tsvétaïéva, il brandit une semblable ferveur sacrée, un amour fou de la vie, un incendie intérieur pour brûler nos routines.

« Foudroyant et foudroyé », il est volcan d’humanité et la cendre de ses mots fertilise nos lointaines contrées. De Sayat-Nova il semble avoir hérité la volonté d’être un barde au milieu des barbares, une pierre de feu dans les molles prairies de nos quotidiens. Il profère alors les hautes paroles du fou ou du prophète, mais toujours à « senteur humaine ».

« Homme-volcan entre terre et ciel », cela impose de vivre dans une tension éclatante, épuisante, même si le découragement est rageusement combattu. Les blessures subies en marchant dans la vie, « dans l’entaille des mots » sont longues à cicatriser, et le sel déposé chaque jour par la cruauté du monde les attise.
Aussi parfois elles hurlent.
Qu’importe pour lui, il a fait sienne cette belle devise de Blaise Cendrars qu’il cite:
« Écrire c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres. »
Et il renaît toujours de ses cendres, amoureux fou d’un poète oublié et à défendre, révolté contre l’ordre du monde, vivant, passionnément vivant.

Lui l’urgence incarnée, sait qu’il faudra des siècles de glaise, de larmes et de cendres, d’amour aussi, pour forger « l’homme unique ».

Il attend donc en faisant les cent pas devant la porte des mots, glissant parfois un regard curieux dans l’entrebâillement de l’invisible.

Il attend tapi, à l’affût, dans le transvisible qu’il définit ainsi :

Entre le visible et l’invisible, le réel et le rêve, le transvisible se situe à l’intersection de ces mondes, des mondes, où il joue l’interface. Insistons sur leur perméabilité, la porosité de ces mondes, car certains esprits trop cartésiens sont étrangers à ce dialogue. Les poètes mythographes, vecteurs de transvisibilité, passeurs de lumière, porteurs du feu de la parole, sont des êtres à mi-chemin entre ces deux mondes. Dans le passage du visible à l’invisible, du monde des vivants au monde des morts, le transvisible transfigure le temps.

Aux aguets, toujours aux aguets. Insensible aux craquements des apparences, attentifs aux braises qui sont en train de se former.

Les tisons de ses mots maintiennent la nuit et les loups en lisière.

Et viendra bien un jour l’inattendu, le prodige, l’amitié quoi !

Il s’adresse « à toi lecteur lointain, à chacun et à personne ».

Donc à nous autant brûlés de poésie que lui.

Et il vient vers nous « les mains pleines vers l’inaccompli ».

biographie fugitive

Serge Venturini n’est pas homme ou poète à s’épancher sur ses repères biographiques. Certes son sang corse ne fait pas qu’un tour, et sa passion pour les lettres arméniennes et russes éclate vite au grand jour.

Aussi il sera juste cité ici ces quelques lignes.
Il est né à Paris le 12 octobre 1955, d’une mère de Figline di Prato dans la province de Florence et d’un père de Rutali, du Nebbiu, en Haute-Corse.
Etudes supérieures à Paris, Jussieu Paris VII.
Longs séjours au Liban, au Maroc, en Arménie, en Russie et en Pologne.
Professeur de Lettres dans le Val-d’Oise depuis 1996, date de son retour en France après quelques séjours à l’étranger.
Comme un frère en fureur, Alain Suied, il fut un «enfant-poète», et tôt reconnu par André du Bouchet, Yves Bonnefoy. A nous de le reconnaître maintenant car il est « plus qu’une lumière blanche comme la page », il est une voix qui éclaire, lucide, solaire, buisson ardent.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

JE SUIS LE FEU

Je suis feu. Je vis dans le feu, — mon élément.
Salamandre, je suis, ni ne brûle ni ne flamboie.
Ma sœur est Marina Tsvétaïéva. Je suis l’incendie qui à jamais
se propage. C’est du cœur que viennent les flammes,
elles montent vers le ciel. Sans me consumer, brûlant, — moi,
l’incandescent, ne suis-je pas l’ardent barde ?

En moi, tout le souffle attise les flammes,
— affamées. Je suis le feu qui ravage et le feu qui purifie.
La nuit, en rêve, quelqu’un s’approche du brasier, il vient à
l’état subtil, — ma force. Je croise parfois mon double,
la pluie qui descend sur la terre. — Ô Bonté ! — Souvent,
sans le souffle de l’esprit, je fume, j’étouffe noir.

Âme errante du ciel, grand feu, je suis l’éclair.
La vérité m’a marqué de son signe. — L’illumination.
La foudre est mon arme, je suis foudroyant et foudroyé.

Mes yeux se ferment et ne voient plus que l’irréductible diamant.

Ma parole est pierre de feu, je la lance aveugle,

voyant le disque rouge du soleil levant, — ciel bleu.

Corse, 1er août 2005.

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pour Abdellatif Laâbi

Ô que ta parole soit tranchante
creusante comme l’antique obsidienne
Brûlante comme la pierre des volcans
Odorante de senteur humain
jusqu’à l’impur dans la mémoire
Légère comme les cristaux des rêves qui hantent
telle la pleine rondeur des seins mûrs des femmes

Et qu’elle ait la peau lisse des fleuves
et la beauté des clefs de voûte
Qu’elle soit rigoureusement droite
taillée comme la rugueuse pierre d’angle
aussi noire que celle des fondateurs
Étrange ainsi que la voix autre la libre parole
voix des mages et des chamans celle des thaumaturges

Que ta parole soit de révolte
lancée contre les injustices
contre les guerres et la misère
Qu’elle ricochette comme le sourire
aux lèvres des visages d’enfants
En sa matière qu’elle garde sonnante
son solide mystère de météorite

Que ta parole soit celle d’un homme
homme-volcan entre terre et ciel
afin que les esprits s’épuisent
sur son babil d’énigme sonore
Pierre d’un cœur Pierre d’un temps
Parole Ô Pierre vivante au goût de sel
Tu as l’éclat du chant tu as la force de l’âme

Paris, 27 janvier 2008

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STAFFILATA DE L’INACCOMPLI

En marchant, j’ai connu, en marchant,
marchant contre le vent, j’ai connu,
en marchant j’ai connu, — sa rouge estafilade.

En marchant, j’ai connu, en marchant,
parmi l’entaille des mots, j’ai connu,
en marchant, — le silence qui balafre la face.

En marchant, j’ai connu, en marchant,
le poignard de la nuit, j’ai connu,
en marchant, sa taillade d’aurore dans la rose chair.

En marchant, j’ai connu, en marchant
le crayon de papier, j’ai connu,
en marchant, — Ô l’arme pointue à double tranchant.

En marchant, j’ai connu, — parfums des roses du temps.

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TIGRE DE L’ŒIL

Et que derrière un voile, invisible et présente,

J’étais de ce grand corps, l’âme toute-puissante.

Jean Racine, « Britannicus », I, 1, Agrippine, 1669

Au-dessus des eaux mugissantes et glacées du fleuve des morts, il existe un pont entre le visible et l’invisible ; à peine un léger pont, étroit et tranchant comme un yatagan, tout au plus une fragile passerelle rouge et noire que l’on franchit, le temps d’une vision. Cette vision partant du visible s’ouvre vers l’invisible.

Or, nous cheminons hennissant tel Pégase vers le transvisible. Les êtres visibles me sont souvent invisibles, alors que je vois, dans mes absences au monde réel, — les êtres invisibles.

Lorsque mon regard transperce l’invisible, ils me sont manifestes dans la transparence, ils viennent sourdre du visible pour apparaître, tout droit venus de l’invisible couverts de cette rosée comme surgis d’une brume épaisse, connus et inconnus.

Le beau, et cela n’est guère neuf, est l’expression de l’invisible, même si le mystère de ce monde demeure dans le visible, même si les temps où nous vivons refusent de regarder en face l’invisible, car ils refusent de sortir de la matière pour voir au-delà du corps. Chez eux, — l’œil n’écoute plus rien, n’entend plus ni langues rares, ni couleurs stridentes, ni parfums empourprés.
Quand la porte du visible est enfin ouverte, alors dans toute sa splendeur les formes éclatantes émergent de l’invisible. Les corps animés deviennent musique, théâtre d’ombres portées au plus noir, — têtes renversées.

Cependant nous ne sommes plus dans le monde des fantômes, dans le monde des fausses apparences, nous sommes dans le monde de l’être, — du devenir même aux formes changeantes et scintillantes, où nous apercevons l’espace-temps d’un instant, le déploiement de ces beautés neigeuses d’éclat qui toujours nous subjuguent. — Ô Fravarti!

Elles vont ces corps-dansant, ces corps fluides, ces corps liquides se développant aux rayons du soleil naissant, corps brûlants entrevus, à la flamme d’une chandelle, au clair-obscur du désir, comme au plus profond de la nuit miroitante.

Dans un mythe qui n’a pas encore dit son nom, étoile non-visible à l’œil nu, — ma présence dévoilée se révèle dès lors dans l’invisible. — Non ! Je ne suis pas hors du grand corps,

— mais en plein cœur de la vision.

Paris, le 22 décembre 2007

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TRANSPARENCE DE L’INVISIBLE

ou

Le visage de Mandorla

Pour notre âme, les hommes sont des cristaux :

ils sont la nature transparente.

Novalis

La poésie est transparence de l’invisible. Elle est dans la recherche charnelle de la transparence aux lèvres sensuelles, au galbe des formes de la femme gironde, même si le plus souvent elle n’apparaît qu’en formes décharnées d’anorexique. Si la beauté est fille de l’invisible, elle occupe toute la place en sa rose iridescence nacrée. Pour le voyant, — la beauté est irradiante.

Son impact est percussion et tumulte. Elle foudroie dans sa furtive fulgur i ance. Rétive comme l’amande en sa coque dure, elle n’offre son lait que l’espace-temps d’un regard éclair. Ses lèvres fascinent, son toucher brûle les doigts de désir.

Ses feux nourrissent, sa cosse recèle l’essentiel. Sous la verdeur de ses apparences, elle masque la réalité de son trésor, la source toujours cachée. Le poète ne cherche qu’à en briser l’écorce, à en déchirer le voile. Il veut embrasser ses lèvres entrouvertes dans sa contemplation, il brûle d’atteindre le secret de sa lumière, — son éblouissant mystère.

Au cœur de la fragile vision de jaspe et de cornaline, il meurt d’enfoncer un doigt dans sa bouche, de caresser son noyau inviolable dans l’obscur. Sa lumière est pour le voyant révélation de son secret. Sa transparence met à jour la chair de l’invisible, — elle provoque le poète aux tremblements sacrés de la parole.

Paris, le 6 février 2008

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HEURES VOLANTES DU TRANSVISIBLE

pour Tagouhi, notre digne reine

J’ai recouvré le peuple des ombres, le peuple radieux du poème. Et chaque matin, j’accueille Celan, en traversant la Seine. L’or des lumières brûle dans le noir, et mes yeux voient le monde sans haine. Le transvisible est transgenres. J’écris dans la joie, dans la peine. Je cours, je patiente, je colère,— passent les années, mortes les semaines.

Je vois le retour des soupes populaires, le froid, la faim, les morts dans la misère. De noirs esprits tournoient tout autour, vont et viennent, passent leurs chemins, ceux des esprits sans lendemain. Des vieillards dans la rue, des jeunes sans repères, voilà le visage des sociétés de demain. Le voyant ne peut avoir que les yeux crevés. — La mort a frappé ce matin.

Or, je psalmodie dans le ténébreux brouillard, je murmure comme la soie, j’ai le rire feu du phare, mon rire éclaire,— étincelle, fracas dans le noir. Tel est mon verbe-torche qui flamboie, je ne suis pas là par hasard. La rose pourpre s’ouvre.— O son parfum d’aurore, — intact au premier jour.

Devant, les heures volent,— derrière, la nuit s’en va.
Paris, 12-14 décembre 2008

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TRANSHUMANTS DU TRANSVISIBLE

Je suis le vent de nuit de l’été qui franchit le seuil de
l’aujourd’hui et qui vient rafraîchir toutes les pièces ouvertes
jusqu’à l’aurore. Je suis fils de la Terre, un errant transhumant.

Je vais au-delà dans le ciel de toujours, la mort n’est
plus mon ennemie. Je suis aussi le fils du ciel, passeur des
mondes, des vivants et des morts, j’avance dans le temps,
— je suis une force qui va de l’avant, trébuchant parfois,
bégayant souvent. Je suis à l’image de ma pierre de parole,
je suis un pont entre les hommes, — je suis un fragile pont
qu’un missile pulvérise.

Par l’orifice de ma bouche parlent les gens d’orée.

— Nous sommes transvisibles. Nous parions plus loin que
l’espace et le temps du cosmos. Nous bondissons du tremplin
de la planète pour d’autres rebonds. Et, si nous prenons la
balle au bond, elle est pour d’autres mains d’artisans. Vous ne
nous verrez plus, ne nous cherchez pas, car la nuit sera devenue
à vos yeux — introuvable.

Bloc de terre, ma parole contient l’autre, les autres sont
en moi, ils parlent en moi du devenir des mondes vers d’autres
rivages étoilés. Je suis d’un autre bord et d’une autre lisière,
— souffle le vent du temps.

Paris, le 12 avril 2008

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URGENCE DE L’INACCOMPLI

Écrire c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres.

Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, 1945

Ce goût de cendre, quand donc nous quittera-t-il ? Et cette mélancolie des plus noires, — celle des ruines. Faut-il toujours des ombres pour voir la lumière ? Et puis, il faut convenir qu’il en est ainsi. On voit cela de la sorte et pas autrement. La Restauration gouverne avec ses semblants. — Ses semblants d’ordre, de paix, de sécurité. Or, si la ruine est inscrite dans les choses humaines, — la renaissance aussi y déploie son souffle. Toujours les tisons couvent dans la cendre brûlante.

La force du fait accompli gère les apparences, mais une autre loi régit tous les phénomènes. Celle de l’instabilité, celle du devenir, avec l’éclair comme sceptre, — feux verts du combat. Tantôt la bonace, l’azur, — et les flots déchaînés. Nés de la colère, les soulèvements furieux ; ce n’est pas leur cynisme qui les arrêtera ! La plume, toujours la plume, elle crie contre l’épée, à l’heure saignante des noirs ciseaux d’Anastasie. J’entends sonner les cloches, — non pas celles des rameaux.

— Vois, l’inattendu brille d’incroyables merveilles, derrière la porte fermée dort un trésor caché. Tant d’hommes en un pays, si rare est la merveille. Si peu sont ceux qui fondent la nation éminente... Et, sur les doigts d’une seule main se comptent les prodiges. Des siècles d’hommes sont nécessaires pour l’homme unique. Son envergure d’esprit se mesure à ses traces. — Les chiens de la postérité n’ont pas de flair. Aveugles, ils courent en meutes, où vont leurs maîtres, mais le poète renaît toujours de ses cendres.

Paris, le 28 mars 2010

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ROUGE, L’INACCOMPLI

pour Bensa, l’agitateur irréductible

Heureusement, l’appel toujours ouvert, et la lumière des siècles nouveaux, projetée au loin sur les siècles écoulés, y dénonce le jugement des ténèbres.

Auguste Blanqui, (1805-1881)

Comme un feu qui couve au loin, — rouge sous les nuages, attentif à l’inouï qui surgit, sache déchiffrer l’énigme du pré-apparaître. — Sois prêt, disponible, dans une attente active qui provoque la venue de l’inaccompli, vois venir à toi l’irruption du possible, dans l’impromptu des événements, ils font signes, secouent la terre. — Par la porte ouverte de tes yeux, les fenêtres de tes oreilles, par le chaudron d’aurores de ton corps d’hérétique, regarde le ciel du temps, écoute sonner l’heure grise, — cette heure est celle du devenir universel.

Comme un feu noir et rouge, — la poétique de l’inaccompli est une poétiquederésistance à l’irrésistible, à l’heure où l’idéologie rapace des marchés tente de mettre à bas l’immense ouverture d’esprit universel des idées républicaines de Saint-Just et de ses amis révolutionnaires de 1789. Résister au poids démesuré de l’accompli, du fait accompli dans toutes ses conséquences. C’est ainsi, disent-ils avec résignation, et pas autrement. Auguste Blanqui écrivait : «Lefaitaccompli a une puissance irrésistible. Il est le destin même. L’esprit en est accablé et n’ose se révolter. Terrible force pour les fatalistes del’histoire, adorateursdecefaitaccompli!Touteslesatrocitésduvainqueursontfroidementtransforméesenévolution régulière inéluctable.

Rouge, couleur du sang, feu ardent, la plus belle des couleurs, — la couleur de la vie. Après les désastres et les ruines, les naufrages, les héros de l’ombre au début de cette nouvelle ère, de déconstructions et de reconstructions, n’ont que faire des sauveurssuprêmes, ils n’aspirent qu’à se sauver eux-mêmes. — Ils n’oublieront pas le legs des luttes ouvrières, l’héritage historique, quand le moment sera venu du passage de témoin. Pourtant dans le maquis de leur résistance, dans la nuit de leur guérilla, ils interrogent le présent comme l’avenir. Oui, nous avons le droit à la propriété, mais avons-nous le droit à l’existence ? Oui, nous avons la dictature de la marchandise, mais avons-nous le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ? Oui, nous avons la logique des profits, mais avons-nous la logique répondant aux besoins ? Oui, nous avons l’individualisme sans visage de l’égoïsme privé, mais avons-nous le bien public pour tous ?

— Ô Rouge, l’inaccompli, l’appel toujours ouvert… Est-ce le rouge des catastrophes prochaines, celui des alarmes qui clignotent avant les effondrements, ou bien, celui des renaissances, des braises qui de nouveau crépitent ? Sur la résignation triomphante brille le mercantilisme jubilatoire des prédateurs. — Faut-il écrire une poétiquedunon-humain ? Devenir est ma matière, — je vis au présent, dans une non-existence, — une telle absence au monde. Or, l’histoire avec ses dents de requin mord la nuque raide des réfractaires. Cherche dans le jour autre chose que le jour même, — cette étincelle qui traverse l’instant comme une flèche. Ah si j’étais Sioux, je serais Nuage rouge !

Paris, le 22 janvier 2010

DE PROFUNDIS

àJosquin des Prés(vers 1445-1521),au « Prince de la Musique »

1.

1 Et ma parole fendra la pierre,
— mon œil brûlera tout
ce qu’il ne voudra voir.

4 Par ma bouche jailliront
des paroles anciennes.
— Fort anciennes.

7 Des voix d’antiques cultures
mêlées, — tissées, — trissées, —
au vent de l’universel. — Métissées.

10 Ma voix s’élancera. Là-haut. — Très haut.
Loin dans l’espace du chant. — L’esprit.
Dans le temps. — Le temps d’un silence.

13 Je ne serai qu’un poème imprimé.
Et mon souffle restera dans l’écrit.
— Attesté par mon cri.

2.

16 Les frontières n’existent
que pour être — franchies.
Et je volerai dans l’espace,

19 — simple étincelle du cosmos.
Et dans mon utopique errance,
plus rien ne pourra m’arrêter.

22 — De l’air ! Du vent ! Mon nom
ne sera rien d’autre
— que le suave zéphyr.

25 Le tigre de mon œil aura
tout entr’ouvert, dans l’or fondu de la parole.
— Et même mon œil ne sera plus que nuit.

28 — J’irai, cheval libre de ses entraves,
Très loin. — De tout ce qui mutile l’être.
Or, je serai cœur battant ! — Cœur pulsant !

3.

31 Ne parlez pas de rêves ! Dites, — visions.
Les rêves ne sont rien que fumée.
— Seules les visions ouvrent des portes.

34 Au diable froide cruauté et
tous les soleils de glace,
l’immense nuit et le vieux Chaos !

37 Nous habitons la langue. — La tyrannique
langue. Les rythmes. Les mètres. Les cadences.
— Notre unique, notre universelle patrie

40 Nous ne sommes plus maîtres de rien.
Plus de dieux et plus de maîtres.
— Seul nous gouverne le devenir.

43 Lui seul est vie. — Vrai mouvement.
— Guide des métamorphoses.
— Et quel guide ! — Toujours renaissant !

4.

46 Souffle long, souffle court… — Qu’importe !
Seul le souffle est esprit. — Flammes !
Sans esprit. — Pas de feu. — Ainsi pas d’âme.

49 C’est au plus profond de l’obscur —
que vont fuser les étincelles de nos chemins.
— Ici. Point de plan cadastral. —

52 Ceux qui font semblant de nous ignorer,
ils ne connaissent point l’abeille de nos rires.
— Ils ont trop peur du rire qui tue !

55 — Sifflent les haches ! — Pleuvent les éclairs !
Hardis petits ! — ils ne s’aventurent guère
sur les dangereuses voies des condottieres.

58 Le mot virtù n’est pas dans leur vocabulaire.
Chez eux, — point de courage !
Chez nous, — le cœur, de tout est l’origine.

5.

61 Non ! — Ils n’ont pas le cœur à l’aventure.
Ils n’ont qu’un souci : — leur propre confort !
— Ils ont leur âme qui pue le renfermé.

64 — François Villon n’est qu’un aventurier.
Et il faut bien le reconnaître, ils ne l’aiment
que sur le papier. — Et ne pas le rencontrer !

67 Imaginez François l’escholier. — Médaillé
et breloqué. — Tel un commissaire de police !
Et Mandelstam, — qui n’avait même plus sa pelisse

70 — Marina, ils me font tant honte avec leurs prix !
Un général par-ci. — Un maréchal par-là.
L’armée ? — Antonin, ils l’ont encore oublié.

.…

73 Au diable ! Qu’ils aillent ! Ô que le vent les emporte.
— Là où bon lui semble. — Il y a des morts plus
vivants. — Que ces pauvres cadavres ambulants.

6.

76 Cela doit-il être ? — Oui, cela doit être !
— Oh ! vite, avançons ! Le poète est visionnaire.
Qu’il soit — réprimé, — déprimé — ou supprimé.

79 Moi aussi. — La poussière sans nom,
— pétri de terre, — de vil limon.
Moi aussi. — La rose de personne.

82 — Oui, j’en appelle à Paul Antschel Celan,
et à son obscur — Psaume de la souffrance ;
à son tragique — « Loué sois-tu, Personne. »

85 Et l’on me reprochera mon immense orgueil,
mais pour traverser la grande Nuit des nuits,
— Jean de la Croix — point je ne suis.

88 Aimer. — Rien sans cœur et rien sans courage.
Aimer pour agir. — Contre tout ce qui fracture.
Contre les vampires d’âmes. Les manipulateurs.

7.

91 Aimer. — Pour être plus fort. Contre les malheurs !
— J’entends Josquin me murmurer ses mélodies,
je vois un chantre — sortir — de l’épais brouillard.

94 — Je danse. — Je vocifère. — Je creuse la langue.
Je déterre les mots. — Et je les fracasse. —
— Je suis un artisan. — Un pauvre artisan.

97 J’avance dans la nuit. — Toujours cœur battant !
— J’outrepasse le visible — vers — l’invisible.
Je marche. — Je course les démons. — Je silence.

100 Et il fait déjà jour. — Ciel bleu aux fenêtres.
Mais c’est une autre nuit. — Le combat continue.
À ce monde. — Nous ne sommes pas encore nés.

103 L’humanité est en marche. Corps déchiquetés. —
Corps lacérés. Mais elle avance. Hors des bourbiers.
— C’est l’heure noire du tohu-bohu des mégapoles.

8.

106 Le sommeil taraude. — Même les esprits aiguisés.
Des mots délirants. — La fatigue fait s’envoler. —
Musique ! Musique ! — Tout le corps est rythme.

109 S’achemine. — Dans le balbutiement. — Le silence.
— Des fatales sirènes. — Je n’entends plus le chant.
Temps ! Mon ouïe s’est brisée. Mon cœur s’est bronzé.

112 Déjà ! — La tombée du jour. — Baisse la voix !
Les morts exècrent le bruit. — Chut ! — Tes fruits
ont grand besoin du silence. — Pour mûrir.

115 — Ne viens donc pas troubler l’or du silence.
Brillent les étoiles. Se lève une brise nocturne.
Fais que ta Parole soit plus belle que le silence.

118 Ma soif d’aurore n’a pas d’égale. — Je pulvérise.
— Je suis le présent de ton présent infini.
Ah parfums ! — Nous volerons parmi les siècles.

9.

121 Tout est bleu. Dans le monde de l’ouvert. Oui, tout bleu.
— Et quand surgit l’orange solaire, — je ne garde en
mémoire — que les filaments des traînées rose pâle.

124 Dans la plus haute limpidité atteinte —
je n’entends plus que — le déchirement
des tout derniers cris. — D’hirondelles trissant.

127 C’est une nouvelle nuit. — Qui s’abat.
Et la venue de la première étoile.
— Quand l’ouvert, — là, se clôt.

130 Là. — Règne le silence.
Le silence recouvré.
— Le silence. — Nu.

133 Et du profond. — Des profondeurs,
j’ai crié, — j’ai crié vers Toi, lecteur.
- Le lecteur à venir.

10.

136 J’attends le jour. — De Profundis ! Le jour nouveau sur terre.
— Je suis vivant !

Josquin des Prés (Josquinus pratensis),

Bibliographie

Sayat-Nova, Odes arméniennes (traduction des 47 odes), avec Élisabeth Mouradian, Éditions L’Harmattan,

Fulguriances et autres figures (1980-2007), Éditions L’Harmattan

Eclats d’une poétique du devenir humain (1976-1999) Éditions L’Harmattan

Éclats d’une poétique du devenir transhumain, 2003-2008 (Livre III), Éditions L’Harmattan
Eclats d’une poétique du devenir Journal du transvisible Livre 4 (2007-2009) Éditions L’Harmattan

Avant tout et en dépit de tout, poèmes de 2000 à 2010, Éditions L’Harmattan

Tcharents, 2011, Éditions L’Harmattan