Tomas Tranströmer
Le parti pris d’être au milieu de la vie
Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots, mais pas de langage.Tomas Tranströmer est ce poète et dramaturge suédois qui malgré « le piétinement de millions d’incrédules » a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2011. On a crié à la manipulation, mais même si on ne peut que s’attrister, que des écrivains comme Adonis ou Amoz Oz aient été à nouveau ignorés, cette distinction est juste, même tardive.
Car Tomas Tranströmer, par ses centaines de vers, aura raclé tout le fond de la terre pour en faire surgir un cheminement de vie. Le costume mesuré et cousu par la mort qui renifle tout autour de nous, il le connaît, l’endosse. Il plante les clous de ses mots pour que s’accrochent les choses essentielles. Et son œuvre complète tient en moins de 300 pages.
Il est l’un des poètes contemporains les plus traduits au monde en plus, de 60 langues. Deux traducteurs en particulier, Robert Bly et Adonis ont été ses passeurs en anglais et en arabe. Czeslaw Milosz fut son ami.
On doit à un petit éditeur français, Le Castor Astral, qui a eu le courage ou l’inconscience de publier toute son œuvre, de le connaître en France. Les traductions lumineuses de Jacques Outin ont aboli les frontières du langage.
Par des mots simples, des métaphores d’évidence, il entre en nous, très doucement, presque fragilement. Il sera allé si profond et si loin dans ses rêves qu’il s’en souvient par bribes et nous les restitue.
Pourtant quand on vient à le lire, il semble que ce sont des petites anecdotes qu’il nous confie au coin de son feu intérieur, des histoires d’avant, celles de son grand-père, celle d’un pays encore vierge. Mais ce ne sont nullement cartes postales nostalgiques d’un temps perdu. Il sait parler du monde moderne qui l’entoure.
Ses poèmes sont plutôt quelques psaumes d’un temps encore à advenir, où tout serait conservé et rien renversé de ces seaux de lait de la mémoire. Et cette sensation d’être « là et nulle part ailleurs » qu’il fallait conserver, comme lorsqu’on porte un vase rempli jusqu’à ras bord et qu’on ne doit rien renverser. (Baltiques 1)
Il se méfie des mots pour les mots. Tomas Tranströmer a cherché toute sa vie un langage, un sens profond au monde, fuyant toute futilité. Ne se consolant qu’avec la musique, lui, paraît-il pianiste de talent, mais il ne peut plus jouer maintenant que de la main gauche, suite à son attaque d’hémiplégie en 1990, à 59 ans seulement, qui l’a laissée en fauteuil roulant et quasi aphasique. Mais jamais loin de son cher et tendre piano et de sa feuille de papier. Il vit en solitaire, avec sa femme, sur une île de la mer Baltique, toujours aussit attentif au réel qu’aux fantômes.
Sa poésie semble trop simpliste en apparence, aussi on la délaisse parfois dédaigneusement. Alors qu’il faudrait la laissait pénétrer en nous comme le vent pénètre la forêt.
Ce ne sont pas des paroles hautes et fortes, ce ne sont que des murmures, mais ils pèsent leur poids d’humanité. Légers et lourds d’espérance à la fois. On ne peut lire ce poète qu’en marchant côte à côte avec lui, sinon le charme est rompu et l’on s’en va vers des liqueurs plus fortes. Mais souvent la rumeur va plus loin que le cri.
Il y a chez Tomas Tranströmer un amour fusionnel avec la nature, avec les choses immobiles, les étoiles rares, les hommes muets. Avec surtout les gens et leurs histoires, leurs toutes petites histoires, plus émouvantes que les épopées des bardes.
Il est un homme humble et silencieux qui regarde le monde et sa course. Il essaie de rester devant lui, en lui et à l’écoute des autres, mais sans se mêler aux honneurs, « aux fioritures ». Il croule pourtant sous les récompenses littéraires, et se forment autour de lui des disciples aussi bien américains que chinois.
Certes il fut longtemps psychologue, donc sachant suivre les fils des labyrinthes des âmes. Il se crut aussi compositeur.
Mais son univers est la nature suédoise, son éclatement au printemps, sa brume secrète en hiver entre neige et pluie.
Tomas Tranströmer est l’antithèse du poète habituel, hurlant contre le vent et les gens, et dressant de son vivant son immortalité. Non lui est simple, sa poésie est simple. Il est homme lent et secret, pesant chaque mot au trébuchet du nécessaire, du vital.
Maintenant qu’il ne peut plus parler, il laisse s’écouler en lui le langage, le vrai langage. Il s’est toujours cru dans un entre-monde entre morts et vivants. Aussi les morts viennent souvent s’asseoir à la margelle de ses poèmes. Leurs réincarnations sont ses poèmes.
Josef Brodsky admirait Tranströmer qu’il considérait comme « un poète de première importance, d’une incroyable intelligence et à qui j’ai volé plus d’une métaphore ! ».Lui, ou son traducteur ont défini ainsi sa poésie : regarder au fond du poème comme on regarde au fond d’un puits pour en retirer des visions qui semblent arrachées au néant.Si l’indomptable n’a pas de mots, Tranströmer en aura forgé beaucoup.
La vie au fond de la gorge
Les poèmes sont des méditations actives qui ne cherchent pas à nous assoupir, mais à nous ouvrir les yeux.Dans ses souvenirs Tomas Tranströmer parle ainsi avec une infinie pudeur de son existence.
" Ma vie. " Quand je pense à ces mots, je vois devant moi un rayon de lumière. Et, à y regarder de plus près, je remarque que cette lumière a la forme d’une comète et que celle-ci est pourvue d’une tête et d’une queue. Son extrémité la plus lumineuse, celle de la tête, est celle de l’enfance et des années de formation. Le noyau, donc sa partie la plus concentrée, correspond à la prime enfance, où sont définies les caractéristiques les plus marquantes de l’existence. J’essaie de me souvenir, j’essaie d’aller jusque-là. Mais il est difficile de se déplacer dans cette zone compacte : cela semble même périlleux et me donne l’impression d’approcher de la mort. Plus loin, à l’arrière, la comète se dissout dans sa partie la plus longue. Elle se dissémine, sans toutefois cesser de s’élargir. Je suis maintenant très loin dans la queue de la comète : j’ai soixante ans au moment où j’écris ces lignes.Il est né à Stockholm le 15 avril 1931.
Tranströmer est élevé par sa mère, institutrice, de par l’abandon rapide du foyer par le père, journaliste.
Il a fréquenté l’Université de Stockholm, où il a étudié la psychologie et la poésie, l’histoire des religions, alors que c’était les sciences naturelles qui le fascinaient. Son lieu de rêve était le Muséum National d’Histoire Naturelle, pour rêver et échapper à la dureté de ses maîtres. Dans le climat de sa jeunesse, il aurait dû être formaté dans le rigorisme ambiant, le traditionalisme tout puissant. Il s’en échappera. Et ses vacances à l’île de Runmarö seront ses joies, et ses futurs poèmes en sont imprégnés.
Il obtient un diplôme de psychologie en 1956 puis est embauché par l’université de Stockholm en 1957, avant de s’occuper de 1960 à 1966 de jeunes délinquants dans un institut spécialisé. Très engagé socialement tout au long de sa vie, il travaille avec des handicapés, des délinquants et des toxicomanes, tout en écrivant des poèmes. Puis il va devenir psychologue du travail à mi-temps. Et le psychologue qu’il était aura une influence sur sa façon d’écrire.
Dès l’âge de 23 ans, encore étudiant, il publie son premier recueil. Recueil nommé 17 poèmes.
Il poursuivra de pair son métier de psychologue pour les rejetés de la société suédoise. Il se rêvait entomologiste ou explorateur, il sera les deux en tant que poète.
En 1990, l’écrivain est victime d’une attaque d’apoplexie qui le laisse paralysé du côté droit. Il continue toutefois à écrire même s’il vit retiré du monde, il refuse d’être un ermite coupé du monde. Et il a appris à jouer de sa seule main gauche au piano. Il vit avec sa femme Monica. à Vasteras, à l’ouest de Stockholm, dans l’une des îles de la Baltique.
Pour lui l’important est « d’avoir été l’endroit où la création elle-même travaille », afin d’en rendre les frémissements, les battements parfois.
Les yeux lisant droit dans l’invisible. Mais tous les pans de la réalité sont aussi présents : avions, situations concrètes, villes, monde en marche :la vie présente donc.
Et sa femme est devenue sa voix. Sa fille Emma est chanteuse et souvent donne des récitals des poésies de son père. Lui fuit les médias.
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Il a la vie chevillée dans la gorge, même si la parole lui est si difficile maintenant. Il lit le choc entre ses forêts d’antan et l’industrie dévorante.
Tomas Tranströmer est une vigie qui sait que : « J’ai hérité d’une sombre forêt, mais je vais aujourd’hui dans une autre forêt toute baignée de lumière. Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille ! ». Homme peu enclin à la tristesse, et souvent jovial, il sourit à la vie, car il sait encore être toujours émerveillé. L’eau, la musique, quelques bribes de langage, il n’a besoin de rien d’autre. Lu l’humble, le sage.
« Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie
que l’essence des jours se mue en étincelles, essaim
insignifiant et froid aux confins du regard. »
Le guetteur des signes
Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne
prendre nos mesures. Cette visite
s’oublie et la vie continue. Mais le costume
se coud à notre insu. (Sombres cartes postales).
Tranströmer est une sorte d’observateur mystique des signes obscurs du monde. Sa poésie se veut comme un grimoire où s’entassent de mystérieuses formules, qui si nous parvenions à les déchiffrer nous éclairereraient sur notre passage terrestre. Dans « ses songes d’éveil » il dessine quelques poteaux indicateurs pour cerner « cette grande inconnue » qui est en chacun de nous, qui gravite en nous et nous dépasse. « L’éveil est un saut en parachute hors du rêve » (Prélude).
Tranströmer est allé si loin dans son rêve, il y a demeuré longtemps, mais lui s’en souvient et dans la chambre de ses mots, il les restitue.
L’évidence aveuglante de ses poésies parle immédiatement aux lecteurs. Le titre d’un recueil présentant quelques poètes du Nord s’appelle : Il pleut des étoiles dans notre lit. Ce titre sied bien à la puissance et la fragilité en même temps de la poésie fugace de Tranströmer. Sa façon d’écrire oscille en permanence entre le récit quotidien, parfois banal, souvent troué de fulgurantes métaphores, et le haïku, limpide et lumineux, énigmatique le plus souvent. Mais tout est simplement énoncé, sans philosophie encombrante, avec une confondante évidence, comme ci ces paroles devaient toujours avoir été énoncées par un simple, un homme attentif. Il utilise des images pour rendre compte de ses sensations. Mais ses images « sont des enfants qui sont envoyés dehors pour se débrouiller par eux-mêmes. »
« Mes poèmes sont des lieux de rencontre. Ils cherchent à établir une liaison soudaine entre les éléments du réel que le langage et les façons de voir plus conventionnels ont pour habitude de tenir éloignés. Les petits et les grands détails d’un paysage s’y retrouvent, des cultures et des individus distincts y affluent en une œuvre d’art, la nature y va à la rencontre du monde industriel, etc. Et ce qui ressemble à une confrontation appartient en fait au domaine de l’affinité. Le langage et les façons de voir plus conventionnels nous servent à manier le monde, à atteindre des buts concrets et bien déterminés. Mais aux moments les plus importants de l’existence, nous faisons souvent l’expérience de leur parfaite inanité. S’ils parvenaient à nous dominer, ils nous conduiraient à l’isolement, à la destruction totale. Je vois donc dans la poésie une possibilité de riposte à ce genre d’évolution. Les poèmes sont des méditations actives qui ne cherchent pas à nous assoupir, mais à nous ouvrir les yeux. »
Le temps, le sens de notre passage, la mort qui rôde, les rêveries d’ailleurs qui sont revenues devant nous, le monde contemporain à qui on ne sait plus parler, le dépassement de son tumulte intérieur, l’avenir incertain, il y a tout cela dans la thématique de Tomas Tranströmer. Il est l’homme d’une sorte de quête sans cesse recommencée, obstinée, se glissant toujours entre les fenêtres de l’imaginaire et du réel, faisant affleurer de vieux mythes, aussi bien que la vie de tous les jours. Pour lui le monde est obscur, souvent opaque, mais derrière ses ombres se dessinent des signes qui donnent sens à nos actes, qui justifient nos vies.
«Vous avez bu de l’ombre pour vous rendre visibles. » Ce qui rend Tranströmer profondément original est son art, presque asiatique, de l’extrême concision, de la compacité des mots. En quelques lignes ramassées passent nos existences entières, déployées.
Tout le transitoire et les incertitudes de notre présence au monde, de cette rencontre rare et souvent unique.
Mais il refuse d’être catalogué comme poète mystique : « Un mystique est quelqu’un qui a vu Dieu face à face. Je n’ai vu que sa silhouette comme il passait devant moi. Et parfois, je ne suis pas sûr de cela. » Il a juste la mystique de tous les sens. Un côté métaphysique aussi, masqué dans ses flux d’évidence, en marge des signes et des ombres. Poésie du Grand Nord, au bord du silence et du crissement des arbres.
Il avait commencé très tôt à écrire des proses poétiques, puis de la poésie traditionnelle sur la fusion avec la nature. Ainsi le « coucher de soleil se coule comme un renard sur les terres, embrase les herbes en un instant » (Poème Gogol).
Puis l’aspect plus sombre des choses l’a capté, et depuis plus de 30 ans, sa poésie devenue très personnelle a pris une couleur sombre, mais ouverte aux autres, au réel.
Il se débat avec sa volonté de comprendre l’inconnaissable, et comme il le dit, il voit monter « un genre de mythe religieux récurrent ici et là dans mes poèmes de la fin, dont je vois qu’il signifie en sorte pour moi d’être présent, en utilisant la réalité, d’en faire l’expérience, d’en faire quelque chose d’elle ».Quand Tomas Tranströmer écrit, il semble, retient l’haleine des mythes, l’ombre qui court sur la neige. Mais il est aussi celui observant la transformation du monde, son chaos, ses vitesses, ses techniques, ses conversations. Il est celui qui sait lire « des hiéroglyphes d’où peu de lumière sourd... Des pans entiers de la réalité apparaissent, que la poésie avait jusqu’à présent abordé avec d’infinies réticences, refusant - nostalgie d’un ordre simple - de répondre de cette nouvelle complexité que la science et la technique lui révélaient.»(Renaud Ego).Tranströmer est un poète du temps présent, décrivant aussi bien les camions que les chantiers, les moments survolés. Il n’a pas la nostalgie passéiste d’une terre perdue, harmonieuse, comme une enfance de la nature. Il fait sien ce monde, ses trafics, ses espaces. Il l’épouse, il l’écrit. Parfois il doute. Car il veut transfigurer ce réel. Parfois sa poésie s’en ressent et devient anecdotique et peu cohérente. Parfois elle s’élève plus haut que les fractures, parfois elle traîne au sol, sans mutation des choses, sans cohérence.
Ce qui peut déranger le lecteur français est son langage presque familier, presque quelconque parfois, mais soudain strié de métaphores comme étoiles filantes. Cette « sanctification » du quotidien à de quoi nous surprendre, nous, habitués à quelque sublimation des apparences, à une plus grande densité. Tranströmer n’est pas un poète lyrique, mais un poète des notations parfois fulgurantes, parfois simplement narratives.
C’est à la fois la force et la faiblesse de la poésie de Tranströmer. Il n’édifie pas un palais de glace de souvenirs et de beautés. Il se veut poète moderne. C’est donc une volonté d’universalité. Et il est essentiellement narratif, donc très accessible en apparence et sans le halo sacré des énigmes poétiques qu’aiment tant d’autres poètes. Il refuse la spontanéité, qui pour lui n’est pas la vérité. Il faut laisser le temps de mûrir aux mots. Son exigence de vérité fait de lui un veilleur de jour, collecteur des vibrations du monde, qui nous entoure et parfois nous croise. Tous ces fragments qui font notre environnement, il tente de les déchiffrer en rendant compte de cette réalité matérielle qui a recouvert nos arpents de neige et de rêves. Et quand quelqu’un est capable d’écrire ceci : « Il n’y a de paix qu’à l’intérieur, dans l’eau du vase que personne ne voit, mais la guerre fait rage autour des parois ».(Baltiques,III, 1974), nul ne saurait douter que Tranströmer est un grand poète.
Le prix à payer pour entrer dans son univers important, est de délaisser en chemin maints prosaïsmes, pour s’attarder aux moments magiques où il parvient à être la voix de la mémoire du monde, l’intercesseur entre les vivants et les morts. Lui, il dit de ses poèmes :« c’est écrit à la craie de la vie sur le tableau noir de la mort. ».
Il ne faut pas lire d’une traite Tranströmer, il faut cheminer dans ses taillis et le saisissement est alors au détour des fossés, des clairières, le suivre dans sa description d’un monde toujours en mouvement. Savoir effeuiller ses archives de ciel et de forêts qu’il porte en lui. Il faut voir ses tableaux autant que les lire, car ce sont des tableaux.
Sinon « Fermez les yeux, changez de chevaux ! ». Car « Dans le milieu de la forêt est une clairière inattendue qui ne peut être trouvée par ceux qui perdent leur chemin. »
Lui qui a la sagesse des mouettes qui passent en « caressant le pelage de la mer » dit :
« Je porte en moi tous mes vieux visages comme un arbre a ses anneaux de croissance. Leur somme est moi-même. "
Gil Pressnitzer
Site personnel de Tomas Tranströmer:Tomas Tranströmer
Choix de textes
Les œuvres complètes (1954-2004) de Tomas Tranströmer sont parues sous le titre Baltiques dans la collection Poésie Gallimard.
Les traductions, ici utilisées, sont toutes de Jacques Outin, sauf indication contraire.
Madrigal :
J’ai hérité d’une sombre forêt où je me rends rarement. Mais un jour, les morts et les vivants changeront de place.
Alors, la forêt se mettra en marche. Nous ne sommes pas sans espoir. Les plus grands crimes restent inexpliqués,
malgré l’action de toutes les polices. Il y a également, quelque part dans notre vie, un immense amour qui reste inexpliqué.
J’ai hérité d’une sombre forêt, mais je vais aujourd’hui dans une autre forêt toute baignée de lumière.
Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille! C’est le printemps et l’air est enivrant.
Je suis diplômé de l’université de l’oubli et j’ai les mains aussi vides qu’une chemise sur une corde de linge.
Pour les vivants et les morts, 1989) En mars –79
Las de tous ceux qui viennent avec des mots
Des mots, mais pas de langage,
Je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots!
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens.
Je tombe sur les traces de pas d’un cerf dans la neige
Pas des mots, mais un langage.»
(1983), Baltiques.
Les ratures du feu
Durant ces mois obscurs, ma vie n’a scintillé que lorsque je faisais l’amour avec toi.
Comme la luciole qui s’allume et s’éteint, s’allume et s’éteint — nous pouvons par instants suivre son chemin
dans la nuit parmi les oliviers.
Durant ces mois obscurs, ma vie est restée affalée et inerte
Alors que mon corps s’en allait droit vers toi. La nuit, le ciel hurlait.
En cachette, nous tirions le lait du cosmos,
pour survivre.
La place sauvage, 1983.
Postludium
Je racle comme une drague sur le fond de la terre.
Ne s’accrochent que des choses dont je n’ai nul besoin. Indignation lassée, résignation ardente.
Les bourreaux emportent les rochers. Dieu écrit sur le sable.
Chambres calmes.
Les meubles sont prêts à l’envol dans la clarté lunaire.
Doucement j’entre en moi
par une forêt d’armures creuses.
La place sauvage, 1983.
De la montagne
Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l’été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
Ciel à moitié achevé,1962.
Il tombe de la neige
Les panneaux indicateurs sont
de plus en plus nombreux
lorsqu’on approche d’une ville.
Le regard de milliers d’hommes
au pays des longues ombres.
Un pont se construit
lentement
droit dans l’espace.
Poèmes courts, 2002.
Au milieu de l’hiver
Une lumière blême
jaillit de mes habits
Solstice d’hiver.
Des tambourins de glace clinquante.
Je ferme les yeux.
Il y a un monde muet
Il y a une fissure
où les morts passent la frontière
en cachette.
Traces
À deux heures du matin: clair de lune. Le train s’est arrêté au milieu de la plaine.
Au loin, les points de lumière d’une ville
qui scintillent froidement aux confins du regard.
C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve qu’il n’arrive pas à se souvenir qu’il y a demeuré
lorsqu’il retourne dans sa chambre.
Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie que l’essence des jours se mue en étincelles,
essaim insignifiant et froid aux confins du regard.
Le train est parfaitement immobile.
Deux heures: un clair de lune intense. Et de rares étoiles.
Secrets en chemin, 1958.
Les pierres
Les pierres que nous avons jetées, je les entends
tomber, cristallines, à travers les années. Les actes
incohérents de l’instant volent dans
la vallée en glapissant d une cime d’arbre
à une autre, s’apaisent
dans un air plus rare que celui du présent, glissent
telles des hirondelles du sommet d’une montagne
à l’autre, jusqu’à ce qu’elles
atteignent les derniers hauts plateaux
à la frontière de l’existence. Où nos
actions ne retombent
cristallines
sur d’autres fonds
que les nôtres.
17 Poèmes 1954
Le soleil est bas, maintenant.
Nos ombres sont des géants.
Bientôt tout est ombre.
Après un décès
Il y eut une fois d’abord un choc
Qui a laissé loin derrière une longue traînée de la comète miroitante.
Cela nous maintient à l’intérieur. Cela rend neigeuses les images de la télé.
Sur les fils du téléphone cela s’enroule en gouttes froides
On peut encore aller lentement à skis dans le soleil d’hiver
à travers les buissons, où quelques feuilles s’accrochent encore.
Elles ressemblent à des pages déchirées de vieux annuaires téléphoniques.
Noms des abonnés dévorés par le froid.
C’est toujours aussi beau d’entendre le cœur battre
mais souvent l’ombre semble plus réelle que le corps.
Le samouraï semble insignifiant
Par rapport à son armure d’écailles de dragon noir.
Accords et traces,1966.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
Sous la pression
Le drone bleu ciel est assourdissant.
Nous vivons ici sur un chantier tremblant
où les profondeurs de l’océan peuvent soudainement s’ouvrir
coquilles et sifflements des téléphones.
Vous ne pouvez voir la beauté que de biais, à la hâte.
Le grain dense sur le champ, beaucoup de couleurs dans un courant jaune.
Les ombres sans repos dans ma tête sont traînées là-bas.
Elles veulent se glisser dans le grain et se précipiter en or.
L’obscurité tombe. À minuit, je vais au lit.
Le plus petit bateau s’extirpe du plus grand bateau.
Vous êtes seul sur l’eau.
La coque noire de la Société dérive de plus en plus loin.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
Allegro
Après une journée noire, je joue du Haydn,
et je ressens un peu de chaleur dans mes mains.
Les touches sont prêtes. Les gentils marteaux tombent.
Le son est vif, vert, et plein de silence.
Le son dit que la liberté existe
et que quelqu’un ne paie pas d’impôt à César.
Je mets mes mains dans mes poches pleines de Haydn
et j’agis comme un homme qui reste serein à tout cela.
Je hisse mon drapeau de Haydn. Le signal est :
« Nous ne nous rendrons pas. Mais nous voulons la paix. »
La musique est une maison de verre debout sur une pente ;
Les rochers volent, les rochers roulent.
Les rochers roulent tout droit à travers la maison
mais chaque panneau de verre est toujours intact.
Ciel à moitié achevé, 1962.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
LeCouple Ils éteignent la lumière et son ombre blanche
luit un moment avant de se dissoudre
comme un comprimé dans un verre d’obscurité. Puis vers le haut.
Les murs de l’hôtel s’élèvent dans le ciel noir.
Les mouvements de l’amour se sont installés, et ils dorment
mais leurs pensées les plus secrètes ne se rejoignent que lorsque
deux couleurs se rencontrent et s’écoulent l’une dans l’autre.
sur le papier mouillé d’une peinture d’écolier.
Il fait sombre et silence. Mais la ville s’est traînée encore plus près
ce soir. Avec des fenêtres détrempées. Les maisons se sont rapprochées.
Ils se tiennent tout près en une foule, une attente,
une masse dont les visages n’ont aucune expression.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
Sous Zéro
Nous sommes à une fête qui ne nous aime pas. Enfin la fête rejette son masque et se montre pour ce qu’elle est vraiment:
une gare de triage, un froid gigantesque se tient sur des rails dans la brume.
Un morceau de craie a tagué les portes des wagons de marchandises.
Cela ne doit pas être dit, mais il y a ici beaucoup de violence étouffée. C’est pourquoi les détails sont si lourds.
Et pourquoi il est si difficile de voir que toute autre chose existe aussi: un éclat de soleil réverbéré se déplace à travers
le mur de la maison et se glisse à travers la forêt inconsciente des visages vacillants,
aucun texte de la Bible n’a rapporté ceci: «Venez à moi, car je suis aussi lourd de contradictions que vous-même. »
Demain, je vais aller travailler dans une autre ville. Je m’enfuis de là à l’heure du matin, qui est un cylindre bleu-noir.
Orion plane au-dessus du sol gelé. Des enfants se tiennent dans une foule silencieuse, attendant le car de ramassage,
des enfants pour qui personne ne prie. La lumière grandit lentement, comme nos cheveux.
La place sauvage, 1983.Adaptation personnelle d’après l’anglais.Élégie
J’ouvre la première porte
C’est une grande chambre inondée de soleil
Une lourde voiture passe dans la rue
et fait trembler la porcelaine.
J’ouvre la porte numéro deux.
Amis ! Vous avez bu de l’ombre
pour vous rendre visibles.
Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroit.
Avec vue sur une ruelle.
Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte.
Belles scories de l’existence.
Sentiers, 1973 La grande énigme (2004) Extraits.
Le toit s’est lézardé
et le mort peut me voir.
Ce visage.
Écouter bruire la pluie
Je murmure un secret pour
entrer en son centre
La mort se penche
sur moi, un problème d’échecs
Et elle a la réponse
La Maison Bleue
Il est nuit en plein soleil. Je me tiens dans les bois et regarde vers ma maison avec ses murs bleus de brume.
Comme si j’étais mort récemment et j’ai vu la maison sous un angle nouveau.
Elle a résisté pendant plus de quatre-vingts étés. Son bois a été imprégné, quatre fois avec joie et trois fois avec tristesse.
Quand quelqu’un qui a vécu dans la maison meurt, elle est repeinte.
La personne morte peint elle-même, sans brosse, de l’intérieur.
De l’autre côté est un terrain ouvert. Autrefois un jardin, maintenant déserté. Un ressac encore de mauvaises herbes,
des pagodes de mauvaises herbes, un texte qui jaillit, un mouvement vers le bas des mauvaises herbes,
une flotte viking de mauvaises herbes, des têtes de dragon, des lances, un empire de mauvaises herbes !
Au-dessus des flottements du jardin l’ombre d’un boomerang plane, jeté, encore et encore.
Il est lié à quelqu’un qui a vécu dans la maison bien avant mon temps. Presque un enfant.
Une question, une impulsion émane de lui, une pensée, une pensée de volonté: «créer... dessiner.. »,
pour échapper à son destin inscrit dans le temps.
La maison ressemble à un dessin d’enfant. Un enfantillage fugace qui a grandi de suite parce que quelqu’un
a prématurément renoncé à l’accusation d’être un enfant. Ouvrez les portes, entrez! À l’intérieur de la maison,
des troubles habitent dans le plafond et la paix dans les murs. Au-dessus du lit, est accrochée une peinture
représentant un navire amateur de dix-sept voiles, une mer agitée et un vent que le cadre doré ne peut pas maîtriser.
Il est toujours si tôt ici, c’est juste avant le carrefour, avant les choix irrévocables. Je suis reconnaissant pour cette vie!
Et pourtant, je manque de solutions de rechange. Tous les croquis voudraient être réalité.
Un moteur sur l’eau, au lointain, étend l’horizon de la nuit d’été. La joie et la tristesse s’élargissent ensemble dans le verre
grossissant de la rosée. Nous n’avons pas vraiment à le savoir, mais nous le pressentons: notre vie a un navire-jumeau
qui vogue sur une voie entièrement différente.
Alors que le soleil brûle derrière les îles.
La place sauvage, 1983.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
Bibliographie
En français
Baltiques : Œuvres complètes 1954-2004, traduction Jacques Outin, Poésie Gallimard, 2011.
La grande énigme : 45 haïkus, traduction Jacques Outin, Le Castor Astral, 2004.
Les souvenirs m’observent, postface Jacques Outin, Le Castor Astral, 2011.
Œuvres complètes : Poèmes, 1954-2002, préface par Jacques Outin, postface de Renaud Ego, Le Castor Astral, 2011.
Poèmes courts, 2002, Le Castor Astral, 2004.
Baltiques et autres poèmes, anthologie 1966 - 1989, trad. Jacques Outin, préface de Kjell Espmark, éd. Le Castor Astral 1989.
En anglais
Selected poems 1954-1986, Ecco Press, 2000.
For the living and the dead, Ecco Press 2011.
The sorrow gondola, traduction Michael Macgriff, Green Integer (15 octobre 2010)
Great Enigma, New Directions Publishing Corporation, traduction Robin Fulton, 2006)
The Half-Finished Heaven: The Best Poems of Tomas Transtromer, traduction Robert Bly,Graywolf Press,U.S. 2001.
The Deleted World, traduction Robin Robertson, Enitharmon Press, 2006