VALERE NOVARINA,
Le langage et la chair
On se souvient de la fameuse phrase de Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett : « Assez les images ». Cette injonction, Valère Novarina l’a toujours entendu et c’est pourquoi – paradoxalement peut-être, mais afin de venir à bout des images - il a fait fondre la langue en l’entraînant dans une course folle, décomplexée. Celui qui ne se laisse ficeler par aucun scénario évite ainsi tout langage didactique.
Il se laisse aller loin des couches asphyxiantes du sens afin de trouer la langue. Il la libère en lui inoculant tous les virus possibles par glissements de sens, par séries de bubons.
Pour autant au sein de cette prolifération, « la maladie de la langue » (Duras) ouvre non des plaies mais des béances sanitaires qui laissent sortir les pus et autres liquides pourris de significations prévisibles, préformatées.
Chez Novarina on ne sait qui parle vraiment de l’inconscient, du conscient ou du sur moi. Demeure un gargouillis, un bruit d’évier, un bourdonnement par proliférations, scansions, attaques, excès de paroles. Écrire devient une relance à perpétuité dans une opérette, un opéra, une opération – entendons ouverture. Écrire devient la manière de nier surtout les évidences. Il faut que « ça » sorte par les trous de la langue, dans l’avalanche d’une pensée qui échappe au moment même où elle naît. Chaque texte reste un abîme du sens, la sodomie du Père et de tous les re-pères. « La chair de l’homme » (pour reprendre un de ses titres) est à ce prix. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le verbe se fait chair. Tout le contraire même : il ne présente que l’abîme où se déverse et se révulse une histoire qui nous bouleverse.
Tout fonctionne sur le mode de la variation là où la matière langagière se pulvérise. Chaque mot n’est donc que ce qu’en disait déjà Diderot lorsqu’il écrivait :« dans mon imagination, il n’est qu’une ombre passagère ». Mais cette ombre possède chez Novarina la capacité à devenir l’inquiétante zone du vivant là où pourtant le vivant a disparu jusqu’à devenir matière de langage - rien de moins, rien de plus. Les œuvres du dramaturge (entre autres) sans doute parce qu’elles se situent là où le sens bascule dissolvent toute sécurité. Elles laissent jaillir une joie imprévisible, inattendue et qui jusque-là était constipée sauf chez de rares écrivains (de Rabelais à Joyce en premier) où elle se laisse aller dans ce que Beckett a nommé une « foirade » au sens premier du texte (perte ou jus fécal).
La danse des mots qui fait sauter les verrous du monde
En un nécessaire transfuge de la « matière » un glissement a lieu loin des mots poussiéreux soudainement et volontairement salis, baveux, merdeux au besoin. Le lecteur pris de panique dans cette montagne de mots ne capitalise plus rien. Il se laisse aller au pur plaisir d’un corpus qui ne répond pas à la simple curiosité du visible, du lisible mais au désir de voir ce qui est absence, manque, ombre. L’énumération, la répétition, la scansion ouvrent à une danse qui fait sauter les verrous du monde. Lire n’est plus saisir, appréhender, c’est se laisser envahir par un flux auquel Novarina donne « corps » pour offrir à au « spectrateur » (écrit-il) une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé au moment où la matière à lire, au sein de son magma liquide, se transforme jusqu’à devenir l’évidence lumineuse d’un lieu jamais atteint qui nous a jusque-là échappé.
Une telle écriture offre une expérience intense. Les apparences sont mangées afin que d’autres images nous mangent, nous enveloppent comme celles de nos rêves dans leur force majeure - n’oublions jamais lorsque nous rêvons nous ne croyons pas que l’on rêve. L’apparent délire de Novarina nous donne vie car il parle vraiment, parle de notre dedans, de sa confusion mentale. Bref l’œuvre nous fait corps en ses listings et ses nomenclatures. Son rire nous appartient car nous avons l’impression d’en être (et non pas de sa faire mettre). Ce théâtre unique déchire nos certitudes. Nous sommes de ce papier mâché qui à mesure que nous l’avalons nous révulse. Novarina nous offre cette masse de ce que d’aucuns prennent pour de la folie que nous devons dévorer et vomir afin de nous sentir exister.
L’auteur fait de nous des derviches tourneurs, mais des derviches athées.
À l’épreuve d’une telle masse tonitruante, d’une telle danse, d’un flot d’images nous voyons mieux car nous ne voyons plus rien. Novarina nous fait passer fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité de l’œuvre naît ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Il existe donc une condition « littorale » de l’œuvre en tant que lieu des extrêmes, des bords et surtout des débordements. Et le travail de l’auteur ouvre au vrai temps de la fable où tout s’inscrit en dehors du sens. Novarina est un géomètre mais jamais des surfaces et arrêtes polies, lisses, achevées pas plus que des axiomes purs. Il est le géomètre du lieu par excellence impalpable : celui des profondeurs, des « gargouillis » et autres phénomènes angoissants (car inconnus) mais qui soudain prêtent à rire.
Nous rions alors non de nous-mêmes mais nous rions nous-mêmes car soudain nos repères échappent (et c’est pourquoi ce rire est si important et si tragique à la fois). L’auteur nous abandonne à notre propre dérive. Il évide les espaces « sensés » afin de produire des lieux sans noms, sans symboles, sans mots d’ordre ou lois. Mais de la sorte il nous déplace vers des lieux d’absence où tout désir de voir nous place L’œuvre nous permet de nous perdre et de nous retrouver tant elle souligne le fait que signalait Giaccometti « j’ai toujours eu l’impression d’être un personnage vague, un peu flou, mal situé ». Novarina ne cherche pas à améliorer une telle image : il tire (à boulets multiples et rouges) notre portrait tel qu’il est en sa confusion première (et dernière). L’œuvre reste ainsi une des rarissimes où le corps ne disparaît pas. Il apparaît sous un autre registre que celui d’une ombre « portée » dans l’aire d’un jeu qui laisse en « plan » toutes les réponses aux qui suis-je, au où suis-je et au si je suis.
La langue n’est plus l’indice de la possession carnassière des apparences dont le prétendu « réalisme« représente la forme la plus détestable. « Qu’ils ne viennent plus nous emmerder avec ces histoires d’objectivité et de choses vues »écrivait déjà Beckett qui avait reconnu en Novarina un écrivain majeur, un abraseur des quintessences statiques par la poussée d’une langue qui n’hésite pas plus à faire sous-elle en se dilatant (et pas seulement la rate). Le dramaturge arrache l’irréalité de l’être en nous plongeant dans sa complexité de chair ou plutôt en sa « viande » (Artaud). L’œuvre permet de la cerner en ce qu’on pourrait appeler une saisie différentielle et comme en dessous d’un seuil de « visibilité » mais où paradoxalement en disant mal la littérature parle mieux.
J.Paul Gavard-Perret.
Choix de textes
Débat avec l’espace
"Aujourd’hui où tout pivote, se déclenche, s’enchaîne à grande vitesse - et où nous pouvons partout reproduire, atteindre, communiquer et tuer instantanément -, la question de la représentation est au centre : la question des images, la querelle des mots... Il y a une lutte contre les images qui urge, un combat à mener à nouveau contre l’envoûtement et notre soumission aux idoles. La poésie est comme un coup porté au monde par-dedans. C’est une forme acérée du langage, une guerre dans la pensée contre ce qui est autour de nous communément propagé : les mots ne vibrent et ne répandent leurs fortes ondulations que s’ils ont, comme la flèche, frappé très exactement au coeur précis. C’est alors qu’ils résonnent comme des projectiles centrés juste. Écrire tranche, et il n’y a rien de plus proche de l’action du poète que l’ouïe méticuleuse, la précision aiguë du juriste. Jamais le théâtre, en tant que lieu où l’image se fissure et scène d’interrogation du langage, n’aura été autant au coeur du monde. Jamais la poésie n’aura été plus politique."
© Valère Novarina
Bibliographie sommaire
La plupart aux éditions P.O.L
L’Atelier volan t (1974), pièce de théâtre
Falstaff (1976), pièce de théâtre d’après Henry IV de Shakespeare
Le Babil des classes dangereuses (1978), roman théâtral
La Lutte des morts (1979), roman théâtral
Lettre aux acteurs (1979)
Le Drame de la vie (1984), pièce de théâtre,
Le Monologue d’Adramelech (1985), pièce de théâtre,
Pour Louis de Funès (1986)
Le Discours aux animaux (1987), pièce de théâtre,
Théâtre (juin 1989).
Le Théâtre des paroles (1989) (rééd. 2009)
Vous qui habitez le temps (1989), pièce de théâtre,
Pendant la matière (1991)
Je suis (1991), pièce de théâtre
L’Animal du temps (1993), adaptation théâtrale
L’Inquiétude (1993), adaptation théâtrale,
Le Feu (1994), écrit avec Thérèse Joly
La Loterie Pierrot (1995)
La Chair de l’homme (1995), pièce de théâtre,
Le Repas (1996)
Le Jardin de reconnaissance (1997), pièce de théâtre,
L’Espace furieux (1997),
L’Avant-dernier des hommes (1997)
L’Opérette imaginaire (1998)
Devant la parole (1999)
L’Origine rouge (2000), pièce de théâtre,
Le Drame de la vie- fragment, pièce de théâtre,
L’Équilibre de la Croix (2003)
La Scène (2003), pièce de théâtre,
Lumières du corps (2006), éd. P.O.L. Recueil d’aphorismes sur le théâtre.
L’Acte Inconnu (2007), pièce de théâtre,
L’Envers de l’esprit (2009), éd. P.O.L.
Le Drame de la vie Gallimard, coll. « Poésie », 2003
Bibliographie critique
Olivier Dubouclez
Valère Novarina, la physique du drame
Dijon, Les Presses du réel 2005