Walt Whitman
Le chant de tous,
et de moi-même
Étude de Nathalie Riera
Toi lecteur, palpitante vie et fierté et amour, tout comme moi,
Pour toi donc les chants que voici.
Je lance mon aboiement barbare par-dessus les toits du monde.
Lire « Leaves of grass »(1), c’est lire un homme entièrement incorporé, de corps et d’esprit, dans le monde. Dès le premier poème, Walt Whitman pourrait nous apparaître comme un heureux terrien, en pleine possession de lui-même, souverain de son corps et de son âme, sans que nul désenchantement ne puisse l’affaiblir ou le ternir, résolument amoureux de tout ce qui croît à l’air libre, résolument fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur dans sa grande aventure ici-bas et auprès de ses semblables. Qu’ils soient de l’île de Manhattan ou d’ailleurs, peuple des cités ou hommes de la nature : la contralto, le charpentier, le chasseur, les diacres, la fileuse au rouet, le fermier quaker, le fou à l’asile, l’imprimeur de journal, le mécanicien, le jeune cocher, les groupes d’immigrants, la vendeuse squaw, l’amateur d’art, les hommes de pont, l’épouse, la jeune ouvrière yankee, le paveur, le journaliste, le peintre d’enseignes, l’employé du canal, le comptable, le cordonnier, le chef d’orchestre, l’enfant baptisé, la future mariée, le mangeur d’opium, la prostituée, l’équipage du chalut, l’homme du Missouri, le billeteur du train, les carreleurs, les zingueurs, les maçons, le pêcheur de brochet, le squatter…
« (…) tous viennent vers moi et moi je vais vers eux,
Et, dans la mesure où cela se peut, je suis plus ou moins chacun d’eux,
Et avec eux tous sans exception je tisse le chant de moi-même ».
Whalt Whitman ou l’indicible amour
Whitman s’abandonne à eux, comme il s’abandonne à la terre et à la mer, et à tous les plaisirs que ceux-ci lui peuvent procurer. Il les appelle de son indicible amour passionné. Mais autant que les douceurs du ciel, il ignore rien non plus des plaisirs de l’enfer qui l’accompagnent ; et de même peut-il se proclamer poète de la femme autant que de l’homme, homme et femme se tiennent à hauteur égale, sans distinction de petitesse ou de grandeur. Même l’herbe peut pousser sans limite à divers endroits de la terre, aussi bien chez les Noirs que chez les Blancs, car voici que le plus simple des végétaux, qui sait, est peut-être aussi une enfant, la toute dernière-née de la végétation. Aussi proche il est de ces hommes et de ces femmes dans leur quotidien de joie et de tristesse, et de même qu’il peut se retrouver dans le tumulte des rues, avec tous et parmi tous, Whitman peut tout aussi bien se retrouver en solitaire au fond de la forêt.
De tout ce qui l’entoure, de tous les événements qui se tissent, se trament et se passent, de ses relations avec les uns et les autres, de ce que la vie peut lui réserver de plaisirs et de déplaisirs, le poète s’interroge de tout cela, comme tant d’autres assaillis d’interminables questions, mais cependant, cela ce n’est pas moi, le Moi réel. Celui que je suis est toujours à l’écart de la mêlée (…) Je suis un témoin impassible. Le poète croit en son âme, mais son autre Moi ne doit pas s’humilier devant elle, pas plus que son âme ne doit s’abaisser devant cet autre Je du poète, ce dernier qui, d’ailleurs, ne sait non plus ce que peut signifier se mettre en prière. Pour quelle vénération ? Car ce qu’il voit chez les uns et chez les autres, c’est lui-même qu’il voit, et tout ce qu’il pourrait juger des uns et des autres, il porterait le même jugement sur lui-même. Whitman se tient bien debout, et ça il ne le sait que trop ; de la même manière qu’il se sait immortel, se moquant bien de notre conviction que la mort serait bel et bien réelle :
« Mortaises et tenons, mon pied fait socle dans le granit, Je me moque de ce que vous nommez dissolution
Car je connais l’amplitude du temps ».
Sans souci, et dans toute la force de son corps et de son âme, peut-il alors poursuivre son voyage en promeneur amoureux ahuri de ma propre légèreté, de ma liesse.
Et maintenant, que sont la vertu et le vice, et tout ce qui peut s’en dire. Ni plus bon que mauvais, quelle différence alors entre ce qui est pris d’un côté comme bien et d’un autre côté comme mal. Ce qu’ont été et ce que sont désormais nos actions, l’essentiel se tient à ce qui nous témoigne jour après jour de sa valeur, et ce qui ici vaut davantage que tout le reste : c’est maintenant.
« Pensées ou actes du présent sont notre éveil, notre départ précoce ».
Mais il y a aussi un Whitman imprégné de matérialisme, et n’est-ce pas aussi pour cette raison qu’il dit accepter la Réalité, sans douter d’elle le moins du monde. Il prend autant soin qu’il est à la fois subjugué par les miracles des sens, par la moindre des particules qui animent ce monde. Intestins, tête ou cœur, odeur des aisselles : tous ont leur propre subtilité. La plus grande vénération du poète sera autant ce que lui-même touche que ce qui le touche et l’émeut. Son corps, son âme : un Kosmos ! Tout ce qui vient vers lui le remplit, l’inonde, et ce que l’on nomme désir, ou encore cause et effet des événements qui surviennent, de quelques sortes que ce soit, il ne sait réellement d’où cela peut venir, et comment de telles choses du monde peuvent se faire ou ne pas se faire : de la plus petite lumière à la plus juteuse clarté ; d’une amitié que l’on appelle à celle que l’on reçoit. Ainsi est que :
« L’illumination matinale à ma fenêtre me plaît mieux que la métaphysique dans les livres ».
Le soleil de l’aube pourrait cependant l’affaiblir ou le terrasser, mais rien de tout cela, et pas même un effort pour surmonter pareil défi, car le poète a lui aussi son propre soleil ! et ses rayons suffisent à contrer ce qui pourrait apparaître au poète comme éblouissant ou tragique. Nous tous sommes à la mesure du soleil, comme l’herbe de la terre est à la mesure du travail des étoiles. Nous tous avons cette capacité à étonner. Cependant, le poète s’abstiendra du pouvoir du langage. La preuve de sa science et de sa joie n’est pas dans l’écriture ou la parole.
« …Du silence de mes lèvres j’humilie le sceptique à plate couture ».
Son chant de lui-même, et par conséquent des autres, se fructifie. Chant de lui-même, chant de dehors et de dedans, fait de sons composites, fusionnant, successifs, fait de tous les bruits universels, même de ceux qui proviennent d’on ne sait où, bruits d’ailleurs, bruits qui sommeillent en tout être et qui parfois se trahissent, telles les mains nerveuses sur son pupitre, ou tel encore le ton affaibli des malades. Autant de complaintes, de mélodies qui agressent, ébranlent ou arrachent de toute part le poète, puis le ravissent et le comblent d’une plénitude toute mouvementée, plus loin que l’orbite d’Uranus.
« (…) Jusqu’à ce que libre enfin j’éprouve la merveille des merveilles,
Cela qu’on appelle Être ».
Le chantre de la célébration et du bonheur
La source de bonheur de Whitman ? Simplement mouvoir, presser, toucher avec les doigts. Mais bonheur aussi parce que tout est chef-d’œuvre aussi. Toute espèce vivante, de la fourmi à la rainette, à la ronce des mûres, à la vache, à la souris… Ainsi, les animaux ne vont-ils pas eux aussi lui montrer leur parenté avec lui et l’obliger à un moment de répit : qu’il puisse rester des heures à regarder ces quadrupèdes sans religion, sans vénération pour leurs ancêtres, et qui jamais ne se prétendent respectables ni malheureux sur terre. Mais le poète, toujours plus en course vers le futur, infiniment désireux de tout, réceptif à toutes choses, peut-il accepter de ne plus bouger, et s’asseoir, il dira cependant aller plus vite que le galop d’un étalon. Le poète sait s’accorder des répits, s’attarder mieux que jamais, mais il semblerait qu’il a toujours besoin de voir, de mieux voir, en même temps qu’il se dit avoir vu juste, et cela qu’il soit couché sur son herbe, comme il dit, ou couché, seul, dans son lit.
Quand les pensées le quittent, et qu’il demeure seul avec lui-même et son silence, le poète continue de marcher ; tant d’autres routes à cheminer, tant d’espaces à traverser, jusqu’au verger des astres qu’il visite pour contempler ses fruits. Tant de vols que le poète accomplit d’une âme avide et fluide. Whitman ne se limite pas à prendre seulement le bien dans l’immatériel ou dans l’air pur. Le bien est partout, dans tout ce qu’il touche et qui le touche, la matière est aussi jouissance. La vie ne lui offre que des paysages à perte de vue, la vie est splendeur visible. Grand observateur de la vie qui bat dans les grandes cités encore debout, comme dans celles tombées en ruine et où peut encore demeurer le courage humain fortement campé sur ses deux jambes. Le poète voit tout et boit tout : son breuvage merveilleux ! dit-il. Whitman est aussi cet homme-là, qui a vu des petits enfants aux yeux vieillis. Lui aussi a souffert parce qu’il était là ; lui aussi est l’esclave ; pour lui aussi l’infernal désespoir ; lui aussi a les mains qui agrippent le grillage de la clôture. Il ne faut pas lui demander ce que peut être la douleur du blessé, lui-même devient le blessé. Lui aussi allongé sur le sol avec sa chemise rouge. Lui aussi sait ce qu’est s’asseoir, mendier et avoir honte.
Ce n’est là qu’une infime partie de la poésie whitmanienne, les trente premiers poèmes de son Song of Myself. Mais après les avoir parcouru, senti et bu, tel que Whitman l’aurait probablement désiré de ses lecteurs, lui qui disait savoir la parfaite équanimité de la vie, et que jamais nous ne chantons ni ne célébrons, que par seulement de calculables vanités, d’intraitables désespoirs, que cherchons-nous si obscurément ? nous leurrant nous-même à nous sentir aussi libre que le carré de blé où siffle la caille, comme à nous faire indifférent à la délicate fleur bleue du lin, comme à nous rendre plus aimant ou plus méprisant selon la variation de nos humeurs, et comme à nous effrayer de la vie et de la mort. Chercheurs de savoirs avec nos visions embrumées et nos haleines desséchées, tout n’est-il pourtant pas plus simple, malgré les riches et parfois ennuyeuses complexités, et malgré aussi nos dégoûts et nos frissons de plaisirs certains.
Les choses invisibles et visibles, l’air des villes et des montagnes, les astres et les arbres des vergers, tout ce qui vibre au-dessus de nos têtes et devant nos yeux ; ce Tout qui est là depuis toujours, puisqu’il est déjà et depuis toujours en poésie ; de même qu’il n’est pas matière à savoir, puisqu’il est déjà Savoir ; n’est-ce pas encore la nuit ? Et ne sommes-nous pas encore à la lisière du bois ? Pas d’autres pays de soi-même à visiter, n’allant jamais là où le grizzly quête du miel ou des racines.
J’ignore si Walt Whitman, hier comme aujourd’hui, aurait gagné la juste reconnaissance de ses concitoyens d’Amérique, de la même manière que Rimbaud à son heure posthume. Mais Whitman avait-il raison ou non de préférer le silence, il savait néanmoins que bien des silences sont aussi faits de bruits, d’or, et de météores. Mais probablement ignorait-il ce qui pouvait alors se produire en force et en grâce. Probablement que ce qu’il ne savait pas ne se tenait seulement que sur les feuilles d’herbe, vivantes et débordantes, de son écriture et sa fulgurante énergie d’une joie communicante. Transmission du bonheur d’être, qui n’a d’égal que dans le vaste monde de la Vie.
C’est moi que je célèbre, moi que je chante, Mais la somme que j’embrasse, tu l’embrasseras aussi
Tant le moindre de mes atomes t’appartient intimement (…)
Ma langue, la totalité des atomes de mon sang façonnés
Par le sol d’ici-même, l’air d’ici-même, (…) J’accueille, est-ce un bien, est-ce un mal,
Je laisse s’exprimer sans frein
La Nature hasardeuse dans sa vierge énergie.
(1) Feuilles d’herbes
Nathalie Riera, mars 2007
Choix de textes
POÈTES A VENIR
Poètes à venir ! orateurs, chanteurs, musiciens à venir !
Ce n’est pas aujourd’hui à me justifier et répondre qui je suis,
Mais vous, une nouvelle génération, pure, puissante, continentale, plus grande qu’on ait jamais vu,
Levez-vous ! Car vous devez me justifier.
Moi, je n’écris qu’un ou deux mots indicatifs pour l’avenir ;
Moi, j’avance un instant et seulement pour tourner et courir arrière dans les ténèbres.
Je suis un homme qui flânant le long, sans bien s’arrêter, tourne par hasard un regard vers vous et puis se détourne.
Vous laissant le soin de l’examiner et de le définir,
En attendant de vous le principal.
(traduction Jules Laforgue)
POÈTES DE L’AVENIR
Poètes de l’avenir! orateurs, chanteurs, musiciens l’avenir!
Ce n’est pas à moi maintenant de justifier ni répond qui je suis,
Ce sera à vous, la classe nouvelle, indigène, athlétique continentale, plus grande jamais vue,
De vous dresser et me justifier, oui à vous!
Moi je n’ai guère écrit qu’un ou deux mots d’indication
pour le futur, Je ne me suis avancé au mieux qu’une petite seconde
avant de pivoter et rentrer dans l’ombre.
Je suis l’homme qui flânant sans cesse sans jamais
s’arrêter vous lance au passage un regard puis s’est détourné,
Vous laissant soin d’éprouver ce regard, de le définir,
J’attends de vous l’essentiel.
(Traduction Jacques Darras) Poésie-Gallimard
*
Chant de moi-même (extrait)
Je me célèbre moi,
Et mes vérités seront tes vérités,
Car tout atome qui m’appartient t’appartient aussi à toi.
Je paresse et invite mon âme,
Je me penche et paresse à mon aise.... tout à la contemplation d’un brin d’herbe d’été.
Maisons et pièces regorgent de mille parfums.... les étagères débordent de parfums,
J’en respire moi-même l’arôme, je le connais et je l’aime,
Cette quintessence pourrait m’enivrer à mon tour, mais je saurai lui résister.
L’air n’est pas un parfum.... il n’a pas goût de cette quintessence.... il est inodore,
Il s’offre éternellement à ma bouche.... j’en suis épris,
Je veux aller sur le talus près du bois, j’ôterai mon déguisement et me mettrai nu,
Je brûle de sentir son contact.
La buée de mon propre souffle,
Échos, clapotis et murmures feutrés.... racine d’amour, fil de soie, fourche et vigne,
Mon expiration et mon inspiration..... les battements de mon cœur.... le passage du sang et de l’air dans mes poumons,
L’odeur des feuilles vertes et des feuilles sèches, du rivage et des rochers sombres de la mer, du foin dans la grange,
Le son des mots éructés par ma voix.... mots livrés aux tourbillons du vent,
Des baisers à la dérobade.... quelques étreintes.... des bras qui enlacent,
Le jeu de la lumière et de l’ombre sur les arbres aux branches souples qui ondulent,
Traduction Éric Athenot de l’édition de 1855 éditions José Corti
À travers moi maintes voix longtemps muettes,
Voix des interminables générations d’esclaves,
Voix des prostituées et des mal formés,
Voix des malades, des désespérés, des nains
Voix des cycles de préparation et d’accroissement,
Et des fils qui relient les étoiles - des matrices et de la semence des pères,
Et des droits de ceux qu’on accable,
Et des falots, ternes, sots et méprisés,
Du brouillard qui flotte dans l’air et des scarabées qui poussent leur boule de fumier.
À travers moi voix proscrites,
Voix des sexes et de leurs désirs…
Voix voilées, dont j’écarte le voile,
Voix indécentes par moi clarifiées et transfigurées.
Je ne mets pas mon doigt sur mes lèvres,
Je prête un aussi grand soin aux boyaux qu’à la tête et au cœur,
Le coït ne m’est en rien plus vil que la mort.
Je crois à la chair et à ses appétits,
Voir entendre et toucher sont miracles, et miracle est la moindre parcelle de moi.
Traduction Éric Athenot de l’édition de 1855 éditions José Corti
*
ADIEU MON INVENTION!
Adieu mon Invention! Au revoir ma petite amie, mon amour tendre!
Je m’en vais, je ne sais pas où,
Vers quelle fortune, je ne sais pas si je te reverrai,
Adieu, donc, mon Invention.
Une dernière fois - laisse-moi regarder en arrière.
Le tic-tac de plus en plus faible plus lent de l’horloge est en moi,
La sortie, la nuit qui tombe, le bruit du cœur tout au bon de cesser.
Longtemps nous avons vécu, dans la joie, les caresses mutuelles;
Ah! quel plaisir - c’est l’heure de nous quitter – Adieu mon Invention!
Non, je ne veux rien précipiter,
Nous avons depuis si longtemps vécu, dormi en osmose ensemble, fusionné nos deux en un;
Si nous mourons nous mourons ensemble (donc nous serons toujours un),
Si nous allons quelque part nous irons ensemble au-devant de l’inconnu,
Qui sait si nous ne serons pas plus heureux plus joyeux, dans la découverte,
Qui sait si tu n’es pas en train de me conduire vers des chants plus vrais (oui qui sait ?)
Qui sait si ça n’est pas toi le bouton de porte de la mort
qui s’ouvre qui tourne alors à la fin,
Adieu et bonjour mon Invention !
(Traduction Jacques Darras) Poésie-Gallimard
Bibliographie
Feuilles d’herbe : (1855) de Walt Whitman, Eric Athenot (Traduction) José Corti 2008
Feuilles d’herbe (Poche) de Walt Whitman, Jacques Darras (Traduction) Poésie Gallimard 2002