William Blake

Approches de William Blake par Alain Suied

« Je dois créer un système qui me soit propre ou bien être l’esclave de celui de quelqu’un d’autre ! »

Un mot sur Blake

WILLIAM BLAKE : cette poésie s’inscrit dans un dialogue au fil des siècles entre tous les poètes Anglais : Spencer, l’Orphique, Chaucer, le Dionysiaque, Milton, le Mystique puis Keats, puis Dylan Thomas, puis Seamus Heaney...

Elle est aussi - sur le plan personnel- un dialogue virtuel, permanent (par le dessin, la peinture, le poème) avec le frère Robert, le Double, l’ombre qu’il faut reprendre au Royaume des Ombres. TOUT Blake est né de la volonté inconsciente de re-donner vie à son frère trop tôt disparu (Robert). Elle est « politique » (Blake est un « radical ») et elle est interrogation de la source Hébraïque : le poète se passionne pour la Kabbale - mais a-t-il les « sources » nécessaires ? Sa connaissance de la Kabbale était insatisfaisante :c’est l’époque qui voulait cela mais surtout LE DENI MILLENAIRE DE L’INTUITION HEBRAIQUE sous toutes ses formes.

Il lit la « Kabbalah Denudata », (célèbre ouvrage de vulgarisation dû à un poète Allemand !) et apprend l’Hébreu.

Il approche les « Évangiles » mais pour s’identifier à Jésus, le Ressuscité !

Il veut écrire les « testaments » de la Modernité – mais à chaque fois, il est « contre », il est « autre » : poète !

Porteur d’une INTUITION....qu’il ne peut « qualifier »: Génésiaque !

Puis ses « grands Livres » s’enfoncent dans une mythologie « personnelle » et mystique…

Une sorte de « lecture » de la CREATION qui puiserait autant dans le Narcissisme Chrétien que dans l’Œdipe Juif…

Autant dans l’histoire personnelle que dans le cadre du dialogue « poétique » avec ses aînés (Un des Livres les plus célèbres est son Milton...Un « Milton »...qui est autre - un modèle - et qui est...lui-même!).

Blake - poète et peintre - ne s’inscrit pas tout de suite dans l’âme Britannique : on le dit "peintre préromantique" et sa poésie est d’abord ignorée...

Le Temps parlera: au 20ème s. Blake est devenu l’auteur du « Tigre », le sel de l’interrogation poétique, le mystérieux et évident « nombre d’or » du Poème originel.

De Blake à Baudelaire

« As a man is, so he sees; as the Eye is form’d, such are its Powers. »

William Blake, 23 août 1799

...Aujourd’hui, au cœur d’une société qui a vu la victoire du néolibéralisme financier et du discours de la pseudo-Libération (celui du Management), il est difficile de supposer un monde, si proche pourtant, où Blake pouvait croire en la Révolution Française et imaginer que cette violence - qui accompagne la rédaction des « Chants de l’Expérience » - pouvait ramener la justice et la foi dans le socius de l’Industrialisation naissante.

...Connu jusqu’au début du xxe siècle comme « petit » maître baroque de la gravure pré-Romantique, Blake est aujourd’hui pour nous poète majeur, tellement identifié à la culture Anglaise et Anglo-Saxonne qu’on ne sait pas toujours voir en lui le révolté le plus entier, le plus incarné, le poète qui voulut sinon briser du moins rappeler les limites de notre condition, la partialité de nos sens, l’imperfection de nos organisations socio-économiques.

... Si l’enjeu de la poésie moderne fut la question du réel et son courage de ne l’approcher qu’à travers le filtre du poème, de son impossibilité même, on devrait dire que Blake fut le premier poète moderne.

... Premier non pas après, mais premier COMME Dante et Milton. Blake illustra « La Divine Comédie » et écrivit un poème majeur consacré à Milton, un poème-manifeste non pas d’hommage lointain mais de communion spirituelle, d’esprit à esprit, d’expérience à expérience - comme si le temps n’avait pas joué son jeu de destruction.

... Non pour dire « Je suis Milton » mais pour faire de sa différence d’être et de temps le pont qui le relierait à la vision même du « Samson agonistes », un juif Grec. Dante, Milton - ce furent les références qu’il se choisit. Avec la Bible - qui fut aussi leur modèle*. (On doit se souvenir ici que Blake illustra, entre autres livres, Milton et Le Livre de Job: ses dessins et ses annotations ne cherchent pas l’identification mais la différence et le dialogue à partir de ses propres conceptions de l’existence humaine....)

... Premier - oui. Moderne - oui.

...Premier - parce qu’il voulut dire une origine.

...Parce que cette origine inaugurait l’histoire de l’être, comme Béatrice inaugura l’italien moderne, comme le Paradis perdu de Milton nous dit la vision intérieure des siècles Bourgeois à venir de la parole Biblique, trébuchant sur le Grec, christianisant le Dialogue Hébraïque entre le Divin et ses Héros si humains, nous dit le choix du symbole poétique comme vecteur de cette vision, leçon largement retenue par Blake.

...Premier et terriblement, follement imaginaire - parce que, pour William Blake, Adam est Anglais et le Paradis n’est autre que la (le) Blanc(he) Albion, c’est-à-dire l’Angleterre du temps de Rome.

...Jérusalem, émanation (féminisation) d’Albion et séparée de lui avant leur réunion dans un être parfait, deviendra un poème écrit contre les “spectres” (masculins) de la Raison et appelant l’Histoire à la Rédemption et Protestants et Catholiques à la réconciliation, au nom d’une Grande-Bretagne pré-Saxonne, pays de Druides et terre de sa mythologie idéale.

...Dans la Kabbale, en hébreu, Émanation se dit Asilut et désigne une figuration du Corps Céleste... (Pour Dante, Bianca la Florentine fut l’âme du combat des Blancs - et le Christ et la Vierge, les symboles du Paradis « retrouvé », du final du Paradiso... Chaque poète transfigure son temps.. Dante voudrait réaliser la Cité idéale des Cieux, Blake mélange hardiment le fond païen de l’Europe et un Londres traversé par. Jésus et ses apôtres non encore oedipianisés par les Évangiles...)

...Premier pour dire un fantasme originaire, où le Principe Mâle et le Principe Femelle seraient exacts Complétude, où l’Innocence serait non l’envers de l’Expérience mais son contre-poison définitif, où l’Institution serait détruite par l’incarnation initiale, par le Messie hic et nunc retrouvé.

...Originaire pour fonder, à chaque instant, un Évangile « everlasting », éternel, étendu dans la durée d’une humanité illimitée, multiforme, dépassant les restrictions des sens et des perceptions, « divine », universelle. Comédie divine, universelle. Un Poème.

...Blake refuse son temps, refuse une Injustice qui est toujours le fondement de nos sociétés contemporaines. Blake ose l’inadmissible: le voilà Christ, le voilà Shekinah, le voilà hic et nunc de la Présence Divine interdite.

...Poète, universel, anglais, juif : ces définitions, sublimées ou moquées, cessent soudain d’avoir du sens, d’avoir un sens différent : la différence, ici, soudain, c’est notre éternellement incertaine, éternellement future innocence.

...Blake le rappelle dans une lettre : les yeux d’un humain ne voient qu’un point de vue sur le réel ; la manière dont l’œil est formé (par le Divin) implique ses capacités, ses pouvoirs, forcément limités, naturellement partiaux. L’innocence est Imperfection, humanité.

...L’Innocence est rencontre. Présence toujours donnée, toujours évidente du Divin. Présence absolue. Absence du mystère.

Ou, pour le dire dans les mots de Sylvie Germain: « Christ-Shekinah ». Présence-absence du regard maternel, autre versant du Divin.

...L’Expérience, domaine des adultes, est la perte - non la perte incontournable de toute existence dès la sortie du ventre maternel - mais celle de la vision première, de la présence de l’enfant, libéré dès la naissance, dès l’origine du Divin, de la vision de l’Absolu mais incapable de franchir le seuil du Symbolique, pour voir que le poème dit la vérité, pour voir la vérité pleine et entière du Symbolique.

essai d’Alain Suied, Éditions de l’improbable

Traduire Wllliam Blake

LES CHANTS DE L’INNOCENCE ET DE L’EXPERIENCE

Les Chants de l’Innocence et de l Expérience (1789-1793) furent réunis en un seul volume par William Blake et se répondent par leurs thèmes et leurs figures.

Ils sont contemporains de la Révolution Française et l’une des innombrables interprétations de leurs chefs-d’œuvre poétiques veut classiquement voir dans le Tigre l’incarnation des idées révolutionnaires du poète radical.

Il est aisé d’opposer Innocence et Expérience, Agneau christique et Tigre, enfance et maturité etc., mais est-ce le propos de Blake ? Certes, tel est bien son projet annoncé. Mais l’œuvre mystérieuse du poète de Jérusalem ne saurait s’ouvrir par une si facile clé...

Blake écrit pour un fantôme. Blake est habité par un double. Blake dessine, peint et compose sa foisonnante poésie pour dialoguer avec son frère Robert mort trop tôt.

Toute grande poésie a son interlocuteur secret. Toute parole est offertoire

TOUT Blake est né de la volonté inconsciente de re-donner vie à son frère trop tôt disparu (Robert).

Sa connaissance de la Kabbale était insatisfaisante: c’est l’époque qui voulait cela mais surtout LE DENI MILLENAIRE DE L’INTUITION HEBRAIQUE sous toutes ses formes!

« Ceux qui répriment leur désir, sont ceux dont le désir est faible assez pour être réprimé ».

A l’image des « Livres Fondateurs », les « Songs » de William Blake présentent une simplicité apparente et un horizon infini. Simplicité des images, des mots choisis - et pourtant, tout ici est...métaphore, passage par la dimension symbolique. Une quête élémentaire - mais « l’élémentaire » ne vient pas figurer un commencement, un début de...l’expérience vivante. Et le « symbolique » ne se résout ni se résume, ici à une idéologie ou à la figuration du monde « visible »: il charge tout vocable d’une « aura » - au sens que Walter Benjamin attribue à ce mot - qui l’amène à suggérer au lecteur un « autre » monde, une autre « dimension », soigneusement dissimulés derrière la « simplicité » elle-même. Et la « métaphore », ici, n’est pas une facilité, un tour de style: il ne s’agit plus tout-à-fait d’évoquer une idée derrière une image, de « donner le change »: ce qui est métaphorisé, c’est la possibilité, PAR LE POEME, d’offrir, d’incarner une allégorie du monde autre, du monde rêvé, du monde espéré. Du « Paradis perdu »? Et la « simplicité » est démultipliée par la succession des deux « livres »: « Les chants de l’innocence » précédent « Les chants de l’expérience » et en même temps s’y superposent! Le regard « innocent » (premier?) du poète re-voit, ré-évalue les thèmes du premier volume en les plongeant dans le réel de « l’expérience ».

Le monde « narcissique » de l’innocence se complique par l’entrée dans le monde « œdipien » de la condition sociale, de l’existence humaine. La simple (?) réalité se complexifie jusqu’à dévoiler la cruelle inadéquation du langage humain face au mystère divin, la vaine apparence sous la certitude... Le « tigre » du Destin bondit et « l’agneau » Christique doit affronter la déchirure que le réel impose à toute symbolisation. Le génie de BLAKE est dans ce PASSAGE des « Chants de l’innocence » à ceux de « l’expérience ». Son « message » est POETIQUE: seul le poème a permis de transmettre les interrogations tapies dans la nuit de la pensée et de la parole humaines. Seul le poète peut dénoncer l’archaïsme du monde humain et ouvrir la conscience (les « portes de la perception », selon « Le mariage du ciel et de l’enfer" » conclusion (?) des « Chants ») aux secrets infinis de la Créations. Poèmes désormais « classiques » après avoir connu un long et significatif oubli, les « Chants » accompagnent la culture de chaque anglophone.

Les « interprétations » - comme les traductions - foisonnent. Révolutionnaires ? Christiques ? À lire dans un sens « littéral »? Dans un sens mystique ? Chaque « lecture » amplifie le mystère au lieu de le réduire. Secrète magie du poète ! Le miroir qu’il nous tend s’ouvre sur « l’autre côté », inqualifiable, multiple, kaléidoscopique, aussi « simple », aussi « complexe » que le réel - dont le poète voudrait transmettre la surprise et l’évidence. N’en va-t-il pas de même pour chaque traduction ? C.E. Ioli nous amène vers cette question.

Son mémoire les traductions existantes des « Chants », repère les choix formels et les « approches » » de chaque traducteur - mais ne se réduit pas à cette confrontation; il nous rend témoins d’un fait incontournable - abordés avec passion par chacun, les poèmes de Blake ne se laissent pas saisir. Leur abord - qui devrait être « élémentaire » - se dérobe à chaque prise. On le voit ici: ne traduire que la métaphore « religieuse » ne suffit pas; ne traduire que le rythme ne suffit pas, ne traduire ces poèmes qu’à partir du contexte socio-économique de leur temps ne suffit pas.... Comme devant les Livres fondateurs (que Blake « imitera » de façon plus évidente et plus blasphématoire dans « le Mariage du ciel et de l’enfer »), nous sommes ici à l’aube d’une nouvelle forme d’expression POETIQUE. Keats et Dylan Thomas s’entendent déjà dans les « Chants »: leur auteur casse le poème « classique »... par la simplicité même, « révolutionne » la Poésie Anglaise par la violence... de la seule « Innocence »!

Il s’agit de « l’innocence » des mots, enfin voués à ne dire que ce « sublimation », loin de toute « métaphorisation » du réel. Blake montre le monde - comme par transparence - au lieu de le mettre à distance par le poème. C’est le monde premier, celui de l’innocence Christique - mais c’est aussi le monde cruel des rues Bourgeoises de Londres hantées par la misère, la prostitution et par le crime majeur: l’indifférence! C’est aussi le monde social du racisme, de la haine de l’autre, du Narcissisme en acte. Blake, comme tout poète authentique nous met face à nous-mêmes.

Comment « traduire » une telle démarche ? En rimant ? En cherchant à rendre une « équivalence » formelle ? D’époque en époque, les approches de l’œuvre évoluent - ainsi des traductions - mais la « fidélité » réside parfois dans le paradoxe. Blake ne nous démentirait pas : c’est par fidélité au message de « pureté » du « Berger », du Christ, qu’il affronte, terrible « expérience », le « Tigre » de la société, si oublieuse des idéaux et de la vérité qu’elle prétend servir ! Traduire, dans ce cas, ce sera peut-être rendre dans l’autre langue, dans l’inconscient de la langue, l’Autre et l’Inconscient du poème original, servir non la forme mais le CRI, la nécessité, l’urgence, la révolte fondamentale qui détermine les « Chants ».

C.E. Ioli ne s’est pas contenté de comparer les rimes, les rythmes, les interprétations de chaque traducteur. Elle a d’emblée ressenti la force du souffle Blakien, entre humaine condition de Création Divine - et a su tout ce qui pouvait se perdre dans une traduction. Au-delà des rimes, elle a cherché la véritable « cohérence intérieure » du texte et de sa traduction française. Son introduction s’ouvre sur un parallèle musical: l’écoute d’un « lied » de Schumann l’incite à comparer, dans le livret du disque le texte original et sa traduction: la différence est consternante: le poème d’Eichendorff, sublimé par le compositeur, compris, « traduit » par lui, se corrompt, s’étiole, perd toute profondeur dans la traduction.

La « lettre » a éteint l’esprit du poème. Pareil au musicien, le traducteur devrait laisser perdurer LA VOIX DE L’AME que le compositeur sait préserver - et faire passer dans son langage propre. Tout en respectant le sens, il doit pouvoir offrir au lecteur plus que la littéralité - le chant secret du poème derrière les mots, la force d’émotion et de transmission du texte. C.E. Loli nous invite à « traduire » l’innocence et l’expérience qui fondent toute poésie véritablement puisée à la source de l’âme.

Alain SUIED

Préface au mémoire de C.E. Ioli sur la traduction des Songs de Blake, Université de Bâle.

Blake et le livre

BLAKE voulut écrire une « « Bible de l’Enfer » - ses œuvres les plus vastes voudraient inventer (Dylan Thomas partagera le même projet mais laïque et naturel...) une nouvelle « Histoire Sainte », radicalement enracinée dans sa propre histoire, oubliant - dans cet excès même - l’enjeu des Textes Fondateurs: leur universalité, qui ne saurait limiter leur propos à la vision intérieure d’un individu (même génial) mais l’ouvrir sans retour au destin des hommes confrontés, de génération en génération à l’obscurité déchiffrable de l’Infini. Affirmer, comme certains, que JOB est une « pièce rapportée » de « l’Ancien » Testament ou, comme d’autres qu’il n’est qu’une reprise d’un mythe Sumérien (« La complainte d’UR-nammu ») est vain et profondément faux: ce qui se lit n’est pas le déni mais l’éclat de l’universalité.

De plus, Job ne peut se lire SANS la pensée de la GENÈSE et de bien d’autres créations du LIVRE. Un texte juif et hébraïque - c’est bien cela qui dérange - ce « moment » juif dans l’Antiquité. Ce moment où le Divin est l’Indicible et où l’humain n’est que Limites, interdits, liberté sans prix, souffrance sans fond : le destin même de Job ! Même : il est presque impossible de lire Job sans se référer à la GENÈSE. C’est la même histoire, c’est la même Chute - c’est le même triangle. Job, sa femme, Dieu. Les TROIS amis. Dieu, le MAL et Job.

Il s’agit toujours de trouver le « bon » interlocuteur....ll s’agit toujours de créer une relation détachée du « fantôme » (du désir)! La Kabbale (depuis le I2ème siècle) à travers le Zohar et plus tard dans les œuvres et les actes des mystiques juif de l’Exil et de la Messiannité n’est-elle pas un « un appendice » de Job - comment combattre le « mauvais penchant » sans connaissance du « chiffre » absolu du Nom justement « Imprononçable »?

Justement: ça parle de quoi, Job? De ce Nom - que Job n’a nul besoin de dé-chiffrer: il fait corps avec lui et son absence est la garantie de sa vérité. Invisible, indicible - la dépossession, la perte, l’arrachement, la faiblesse...rien ne le laisse disparaître et rien ne le laisse apparaître. La loi de parole n’a pas besoin...d’être dite. Un mot lui suffirait à s’affirmer - mais il est manquant - parce que s’affirmer serait dénier, souligner... Et ce n’est pas nécessaire: « davar », mot et chose, ne sépare pas le mot et la chose - il en dit d’emblée, en nature, la vérité du lien, la vérité de rien.

Le génie de Job, c’est intégrer que les souffrances qu’il subit ne parlent pas contre sa Divinité - mais qu’elles sont une facette de son incarnation sur la Terre de la Création. La Force Divine est non-humaine, Autre. Job est prêt à rencontrer ce Tout-Autre. L’essence de l"intuition Biblique et Hébraïque est là : une limite sert à percevoir l’Illimité. C’est le contraire du Narcissisme, du pré - natal.

C’est cela que Michel Foucault a repéré: dans la modernité, la « fin de l’homme », c’est cette illusion chrétienne laïcisée : il y aurait de l’Illimité. De la Globalité. Du Tout. Du Totalitaire. Non, il n’y a pas de retour à l’illusion Paradisiaque, pas de « croix » maternelle, pas de bras ouverts à jamais. Job paie le prix de ce savoir sans recours. Blake, à la fin de sa vie, illustre Dante et le Livre de Job.

Mais loin de montrer une « Bible de l’Enfer » ou de fêter un Paradis sans fin, il semble - contre toute attente - refuser le monde et les idées de Dante et chercher à dire, à montrer la Force en jeu dans le « Livre ». À dire, à montrer l’Un.

De chute en chute, de gouffre en gouffre, de refus en refus, de détresse en détresse, Job a l’intuition que Dieu l’aime non pas malgré les souffrances (diaboliques) qu’il subit - mais à cause de ces souffrances mêmes: elles indiquent que Dieu a confiance en la capacité de Job de les affronter sans Le trahir ! Blake qui tentera d’écrire un « Évangile éternel », semble vibrer d’une intuition exactement opposée: l’homme serait à l’image de Dieu, tout aussi respectable, tout autant voué au sublime, à la Fusion parfaite (narcissique et maternelle ?)

Seulement le Temps a fait son œuvre et Blake - certes - défend ce point de vue, christianise l’Ancien Testament... mais il a pris conscience de la rareté extrême des « élus », des êtres conscients de la Force Divine - qui peuvent prétendre à une liberté vraie, à la perfection, à l’Idéal.

À la messiannité du projet humain. Non-juif, Blake voit dans le Christ le « fils », la projection idéale du Divin, de la Mère étemelle. Mais il rencontre Job et fait face à l’inquiétante étrangeté d’une autre identité : l’exil de soi, la plongée dans le Tout-Autre, la souffrance absolue d’exister marquent plus sûrement l’être l’humain que l’idéalisation paradisiaque de la figure christique.

Il fait face à ce paradoxe: le juif Jésus affronta l’oppression Romaine et connut la mort pour trouver le chemin du pré-natal, le retour au sein (maternel). Job trouve le Mal et traverse l’indicible mais pour avancer vers l’achèvement de son destin particulier, de son temps humain, de sa vie sans espoir - en toutes circonstances - d’accomplissement Paradisiaque.

Le « choix » de Blake est alors surprenant: il va vers Job et se détourne de la « sublimation » Dantesque. Il choisit le « Livre », l’humain et non le mythologique qui avait nourri ses tableaux et ses grands poèmes.

Il a compris que « L’enfer », c’est notre vie et que la Bible est notre expérience universelle et quotidienne de l’Absolu. C’est l’absence du Paradis (du Phallus) qui en est la trace ou l’espoir. Job n’a pas dit « le nom du Père ». Blake n’écrira pas la « Bible de l’Enfer ».

Alain Suied

Choix de textes

JERUSALEM (Extrait)

O Imagination Humaine,O Corps Divin que j’ai crucifié,

Je me suis détourné de Toi et j’ai arpenté les Déserts

de la Loi Morale:

Là Babylone a été bâtie sur le Désert! Fondée sur la

Désolation Humaine,

O Babylone, ton Gardien veille sur toi toute la nuit,

Ton Juge sévère tout le jour te justifie, O Babylone

Et ton goût des ruines en t’offrant tout ce que ton

coeur désire,

Mais Albion est abandonné au Potier et ses fils au

Constructeur

qui rebâtiront Babylone parce qu’ils ont meurtri

Jerusalem.

TO NOBODADDY

AU NOM-PERE

Pourquoi restes-tu silencieux et invisible

Père de Jalousie?

Pourquoi te caches-tu, dans les nuages

de tous ceux qui te cherchent?

Pourquoi la nuit et l’obscurité

dans toutes tes paroles, toutes tes lois

si bien que nul n’ose manger le fruit

arraché des mâchoires du vil serpent?

Ou est-ce parce que les femmes applaudissent

à ton goût du Secret?

Le Ramoneur

(in Les Chants de l’Innocence et de l’Expérience,

trad. Alain Suied, éditions Arfuyen)

Quand ma mère est morte, j’étais très jeune,

Et mon père m’a vendu avant que je sache

Crier « …amoneur ! …amoneur ! », alors

Vos cheminées je nettoie et dans la suie je dors.

Voilà : le petit Tom Dacre, l’orphelin, a pleuré

Quand on a tondu sa tête, bouclée comme un agneau,

Alors j’ai dit « Chut, Tom, quand ton crâne sera rasé

La suie ne pourra plus salir ta blonde chevelure. »

Il s’est calmé et cette nuit-là

Dans son sommeil, il eut une vision !

Des milliers de ramoneurs, Dick, Joe, Ned et Jack,

Étaient tous enfermés dans de noirs cercueils,

Quand survint un Ange portant une clé

De lumière, qui ouvrit les cercueils et les libéra ;

Alors, riant, bondissant, ils coururent dans la verte

Plaine, se lavèrent dans la rivière et brillèrent dans le soleil.

Puis, nus et blancs, tous leurs sacs abandonnés,

Ils s’élevèrent dans les nuages et jouèrent dans le vent ;

Et l’Ange dit à Tom que s’il restait sage

Il aurait Dieu pour père et pour joie éternelle.

Et Tom s’est réveillé ; et tous, nous nous sommes levés

Dans le noir, emportant nos sacs et nos balais.

Le matin était glacial, pourtant Tom semblait réconforté :

Fais ce que tu dois et tu oublieras toute crainte.

Le Tigre

(in Les Chants de l’Innocence et de l’Expérience,

trad. Alain Suied, éditions Arfuyen)

Tigre, Tigre ! ton éclair luit

Dans les forêts de la nuit,

Quelle main, quel œil immortels

Purent fabriquer ton effrayante symétrie ?

Dans quelles profondeurs, quels cieux lointains

Brûla le feu de tes yeux ?

Aucune aile ne pourrait les atteindre.

Aucune main ne pourrait forger ton regard.

Et quelle épaule et quel art

Purent tordre les fibres de ton cœur ?

Et quand ce coeur commença de battre,

Quelle main, quel pied surhumains ?

Qu’était le marteau ? Que fut la chaîne ?

Quelle fournaise forgea ton cerveau ?

Sur quelle enclume ? Quelle effrayante étreinte

Osa fondre en toi ses terreurs de mort ?

Quand les étoiles abandonnèrent leurs lances,

Et trempèrent le ciel de larmes,

A-t-il souri de l’œuvre accomplie ?

Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ?

Tigre, Tigre ! ton éclair luit

Dans les forêts de la nuit,

Quelle main, quel œil immortel

Osèrent fabriquer ton effrayante symétrie ?

Poème

William Blake (1803)

Tr. Alain Suied

Moquez-vous, moquez-vous, Voltaire, Rousseau:

Moquez-vous : ce sera en vain!

Vous lancez du sable contre le vent,

Et le vent le renverra sur vos faces.

Car chaque grain de sable devient un diamant

Reflété dans les rayons de la Divinité;

Ses reflets reviennent et aveuglent l’oeil moqueur

Mais brillent dans les voies d’Israël

Les atomes de Démocrite

Les particules de lumière de Newton

Ne sont que grains de sable sur la rive de la mer Rouge

Où brillent, lueur éclatante, les tentes d’Israël.

TOUTES LES RELIGIONS SONT UNE (1788)

Traduction Alain Suied

La voix : celui qui crie dans le Désert...

ARGUMENT

Puisque la véritable méthode de connaissance est l’expérience, la véritable faculté doit être celle qui expérimente. C’est elle que j’aborde.

PRINCIPE 1

Le Génie Poétique est l’homme véritable et le corps ou l’apparence physique est créé par le Génie Poétique. Les formes de toutes choses sont créées par leur Génie propre que les Anciens appelaient Ange, Esprit ou Démon.

PRINCIPE 2

Tous les hommes sont la même forme extérieure –un corps- en sa variété infinie - et ils ont la même forme extérieure par le Génie Poétique.

PRINCIPE 3

Personne ne peut penser ni écrire ni parler selon son coeur mais chacun doit choisir la vérité. Ainsi toutes les sectes philosophiques dérivent-elles du Génie Poétique adapté aux faiblesses de chaque individu.

PRINCIPE 4

En voyageant à travers des terres connues on ne peut trouver l’Inconnu, de même en partant d’un savoir acquis, l’Homme ne peut acquérir rien de plus : donc il existe un Génie Poétique Universel.

PRINCIPE 5

Les religions de toutes les Nations dérivent des manières diverses dont chaque nation reçoit le Génie Poétique, qui est partout nommé Esprit de Prophétie.

PRINCIPE 6

Les Testaments Juif et Chrétien sont une dérivation première du Génie Poétique; ceci est nécessaire comme le montre la nature limitée de la sensation seulement corporelle.

PRINCIPE 7

« De même que toutes les hommes sont identiques et infiniment différents, de même toutes les religions de toutes sortes ont une source.

L’homme véritable est cette source.

L’homme véritable est le Génie Poétique. »

IL N’Y A PAS DE RELIGION NATURELLE

Traduction Alain Suied

1ère Série

1788

ARGUMENT

L’homme n’a aucune notion de Morale sinon par

l’Education.

La Nature l’exige : il n’est qu’un organe naturel

sujet à la Sensation.

I

L’homme ne peut percevoir naturellement que par

ses organes naturels et corporels.

II

L’homme ne peut,par pouvoir de

raisonnement, comparer et juger que ce qu’il a

auparavant perçu.

III

De ce que perçoivent trois sens ou trois éléments

personne ne pourrait en déduire un quatrième ni un

cinquième.

IV

Personne ne pourrait avoir d’autres pensées que

naturelles et organiques s’il n’avait d’autre

perception qu’organique.

V

Les désirs de l’homme sont limités par ses

perceptions,personne ne peut désirer ce qu’il n’a pas

perçu.

VI

Les désirs et perceptions de l’homme,éduqués

uniquement par les organes des sens,sont limités aux

objets perçus par les sens.

CONCLUSION

Si n’existait la dimension poètique ou

prophétique,le philososphique et l’expérimental se

contenteraient de rationaliser toute chose et de ne

décrire q’un même cercle indéfiniment identique.

Vers gnomiques

traduits de l’anglais par ALAIN SUIED extraits du manuscrit Rossetti

Celui qui veut une preuve de ce qu’il ne peut percevoir est un sot

Celui qui veut offrir la foi à cet idiot est un fou.

*

Les grandes choses surviennent

quand les hommes et les montagnes se rencontrent

et non quand on joue des coudes dans la rue.

A Dieu

Si Tu as créé un cercle où nous devons aller

Rentres-y et voyons comment tu t’y prendras.

On dit que ce mystère ne cessera jamais :

le prêtre promeut la guerre et le soldat, la paix.

Fais ce que tu veux : cette vie est une fiction

Et n’est faite que de la Contradiction.

L’ange qui présida à ma naissance

Dit : "Petite créature, toute de joie et de gaieté

Va, aime sans aucune aide sur cette terre".

La Terreur rugit dans la maison ;

Mais la Pitié se tient sur le seuil.

Je te donne le bout d’un fil d’or :

enroule ce fil autour d’une balle

et il te conduira à la Porte du Paradis

taillée dans le mur de Jérusalem.

Les âmes des hommes sont vendues et achetées

Ainsi que l’Enfance nourrie de lait pour un peu d’or ;

Et la jeunesse et la beauté

Conduites à l’abattoir, contre un peu de pain.

A Flaxman

Je ne me moque pas de toi, même si par toi je suis moqué

Tu me traites de fou, mais je te prends pour un sot.

A Hunt

J’ai été traité de fou ; on te traite d’idiot.

Je me demande qui on envie : toi ou moi ?

NOUVEAUX VERS GNOMIQUES

traduits de l’anglais par ALAIN SUIED

L’amour est toujours aveugle aux fautes;

Toujours enclin à être joyeux,

Sans-loi, libre et aîlé,

Il brise toutes les chaînes de chaque esprit

Le mensonge est aliéné au secret,

Légitimé, prudent et raffiné ;

Aveugle à tout sauf à son intérêt,

Il forge des fers pour l’esprit

Puisque toutes les richesses de ce monde

Pourraient être des présents du Diable et de nos Rois

Je devrais craindre qu’en remerciant Dieu

Des bienfaits terrestres, j’adore en fait le Diable.

Eloigne cette Eglise trop noire

Eloigne le corbillard du Mariage

Eloigne cet homme de sang -

Et tu auras éloigné l’antique malédiction !

Note books – Extraits (1808-1811)
Ultimes traductions inédites d’Alain Suied

Celui qui veut une preuve de ce qu’il ne peut percevoir est un idiot, celui qui tente de faire de cet idiot un croyant est un fou.

L’Ange qui préside à ma naissance murmura : « Petite créature de Joie et d’Abondance Tu aimeras et sans l’aide de nulle créature de cette Terre » * Certains hommes, venus pour détruire s’installent dans ce monde comme dans leur maison. Ils peuvent être aussi vils et bas que possible, on dira tout de même : « Oh les honnêtes gens ! »

Je te donne le bout d’un fil d’or : il te suffit de le rouler en boule, il te conduira à la Porte des Cieux creusée dans le mur de Jérusalem.

De tous les êtres qu’ont croisé ma route, le seul qui ne m’ait pas fit presque vomir fut Fuxeli : il était Juif et Turc – Alors, Chers Amis Chrétiens, qu’en dites-vous ? * Toute chose qui est en harmonie avec moi, je le dis « en harmonie » - mais il ya des choses qui ne sont pas « en harmonie » avec moi et pourtant sont dans une harmonie plus Parfaite.