Yves Bonnefoy
Poésie, la bataille d’une vie
Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque, la poésie et l’espoir, car écrire de la poésie, c’est « rendre le monde au visage de sa présence ». Yves Bonnefoy
Comme un arbre qui monte la garde, Yves Bonnefoy se tient à l’orée des mots. Sa voix est une forêt qui grandit et recouvre les lettres françaises. Sa parole est le vent qui bruit et qui veille. Il a tenté de transcrire les pas sur la neige, d’y inscrire ses pas, de mettre des mots sur le ciel illusoire. Par une écriture la plus blanche possible, il tente qu’il fasse clair entre les mots.
Yves Bonnefoy occupe une place éminente de patriarche et de phare dans la littérature française. Avec René Char et Pierre Reverdy, il est actuellement souvent considéré comme le plus important poète français. Il est de cette génération marquée puissamment par le surréalisme et par le temps de l’après-guerre de 1945. Temps de détresse, temps de la faillite du réel, temps de la parole impuissante et qui meurt. Temps de la barbarie.
Le surréel semblait la seule issue.
Écartelé entre un monde écroulé et le refuge de l’inconscient des images, il se bâtit un autre réel à partir de la présence de la poésie. Il entreprendra sa quête de « la présence » de voix pleine et longue, avec le bâton de la poésie.
Cette notion de présence sera fondamentale dans son œuvre. Présence aux origines du monde, présence au monde dans le réel qui perce dans tous les interstices des choses. Il va poser sa poésie comme une pierre, comme un seuil. Il marque une entrée dans un monde transparent et fragile, un monde où la lumière se repose et nous attend. Un monde que nous avons déjà vécu sans doute :
Est-il vrai que déjà nous ayons vécu
L’heure où l’on voit s’éteindre, de branche en branche,
Les guirlandes de soir de fête ?
Se défiant des images qui n’ont pas su sauver le monde du chaos, Yves Bonnefoy fera allégeance au concret. Non pas le concret rugueux de Ponge, ou Guillevic, mais celui qui sourd timidement des failles des mots, des blancs de la vie.
Le réel n’a pas à être convoqué ni décrit, il lui suffira d’apparaître en creux dans chaque mot, présent et absent à la fois, dit et indicible toujours.
Yves Bonnefoy creusera le rapport au tragique inscrit dans chaque chose. Il fera cheminer côte à côte désespoir et espérance. Loin des courants théoriques, loin des idéologies, il restitue le lyrisme, « l’approche poétique du réel ».
Il sera celui qui célèbre « la majesté des choses simples », qui de nouveau a foi dans la parole qui « même obscure est un appel »
Situations et présences de Bonnefoy
Yves Bonnefoy a fait irruption dans le monde littéraire en 1953 par un livre de poèmes « Du mouvement et de l’immobilité de Douve » que beaucoup se passaient de main en main, touchés par la lumière qui émanait des paroles ainsi sculptées.
Cette écriture dense, à la fois limpide et minérale, étonnait au sortir du surréalisme par son poids, sa forme altière. Les premiers mots se pressent encore en nous : « Je te voyais courir sur des terrasses/ je te voyais lutter contre le vent/le froid saignait sur tes lèvres… »
Longtemps après ils nous accompagnent encore.
Yves Bonnefoy est né le 24 juin 1923 à Tours. Ses parents, d’origine paysanne, sont venus travailler à Tours, son père comme ouvrier-monteur aux ateliers des chemins de fer Paris-Orléans et sa mère est infirmière, et deviendra plus tard institutrice. Les années à Tours ne sont illuminées que par les vacances dans le « vrai lieu », à Toirac, dans le Lot. Il perd son père en 1936, et dans « L’homme était grand » on retrouvera cette quête du père et sa perte aussi de son lieu d’enfance :
« Oh s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison ! – Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots ».
La lecture des poèmes de Paul Valéry et des surréalistes le marqueront profondément. Dès 1943, il va abandonner ses études de mathématiques pour se consacrer tout entier à la poésie et à l’histoire de l’Art. Après avoir rompu, avec le surréalisme, car pour lui la « la véritable révolution poétique de notre modernité » ne pouvait passer dans la gratuité du langage. Il fréquente Paul Celan, Pierre Jean Jouve, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin,,... et il étudie la philosophie de 1948 à 1953. Ses traductions de Shakespeare, ses études sur les peintres seront ensuite les fondements de son travail. Passionné par les chemins traversiers entre les arts, Yves Bonnefoy a entrepris une intense réflexion sur la mise en perspective des grands ouvrages de la poésie et de la peinture qui l’aura conduit à penser aux liens entre les arts et à entrer dans l’intime de Poussin, Delacroix, Giacometti, de l’Europe baroque. Il a réalisé de nombreux livres avec des amis peintres Tapiès, Bram Van Velde, Alechinsky, Zao Wou-Ki, Miró, Ubac,....
Sa quête de l’origine, nourrie de culture des héros et des dieux grecs, l’a amené à écrire un Dictionnaire des mythologies (1981). Les figures de Cérès, d’Ulysse, d’Orphée sont présentes de façon récurrente dans ses recueils.
Son œuvre ensuite s’est déployée entre humilité et constance. Depuis « Hier régnant désert » en 1958, en passant par « Dans le leurre du seuil », en 1975, et il y a peu l’étonnant retour en lieu d’enfance que sont « Les planches courbes », en 2001.
Des écrits philosophiques sur l’acte même d’écrire comme L’Improbable (1959), La Vérité de parole (1988), Entretiens sur la poésie (1990), Sous l’horizon du langage (2002), jalonnent aussi sa route. Traducteur émérite de Donne, Keats, Leopardi, Yeats, et par-dessus tout de Shakespeare, dont il traduit plus de douze pièces, il se tient au plus près du mystère de la nature du texte.
Les poètes français le marquent : Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Nerval, André Breton, mais aussi Marcelline Desbordes-Valmore, André Frénaud. André du Bouchet, Pierre-Jean Jouve,...
Yves Bonnefoy, a été professeur au Collège de France jusqu’en 1993 et sa leçon inaugurale en 1981 a porté sur « La présence et l’image », problématique au cœur de son questionnement.
Actuellement, du haut de son bel âge, il s’approche de Goya et des rapports entre théâtre et poésie.
Notre poésie est une terre verbale et j’en suis l’héritier
L’œuvre d’Yves Bonnefoy est une dévotion aux « mots patients et sauveurs ».
Pour lui, écrire de la poésie, c’est « rendre le monde au visage de sa présence ».
Sa poésie semble hantée par ce sentiment d’exil dans la langue qui creuse encore plus notre faible présence au monde, car le rapport des mots au réel semble devenir linceul et énigmes. Les souvenirs montent parmi les pierres de ses mots :
« Et j’entends en moi cette voix, qui sourd du fond de l’enfance : Je suis venu ici, déjà - disait-elle alors -, je connais ce lieu, j’y ai vécu, c‘était avant le temps, c’était avant moi sur la terre. »
La présence est aussi bien la mémoire de l’origine, que les frémissements actuels du réel dans la plus humble part des chemins d’aujourd’hui. La présence est le sensible, l’émotion immédiate et profonde, la lumière que l’on fait jaillir du moindre caillou. Elle est là avant toute chose, elle était là même avant les dieux, elle est muette et aimante, elle se déploie avant toute parole. Le reflet de l’unité perdue est la présence. Elle est l‘expérience immédiate au monde, ce qui nous le fait percevoir. Le lien qui nous tend la main : « la main du ciel cherchait sa main parmi les ombres ».
Parmi les rêves, il couvre et découvre la trace du sensible. Tout est signe, dans ce monde fragile et éternel à la fois. Le poète rend compte de l’ensemble de ces signes, tout est dans le simple. Par là la recherche du sens est à la fois l’appel et la réponse.
Le poème ne peut venir qu’après ce silence qu’impose la présence. Il faut en revenir, alors naît le poème. Et le poème est le signal du retour, la seule possibilité de « nommer ce qui se perd ». Alors il faut témoigner :
Et chaque parole naît pour dire la présence.
Et Bonnefoy sera celui qui sait que la présence est hors d’atteinte, mais il se doit de la célébrer.
Yves Bonnefoy s’est penché très avant sur l’immense puits aux questions que signifie l’écriture du poème, son mystère ténébreux.
D’autres creusements de sa descente au profond de lui sont présents le rapport à la mère et au père, et la recherche de « la maison natale » là où « je m’éveillais, et je me tourne encore vers celle qui rêva à côté de moi ».
Par l’obscur du poème, Yves Bonnefoy tente d’élucider des choses cachées, de traquer l’ombre par l’ombre du mot. Une partie de ses livres est consacrée à l’exploration des œuvres poétiques de son temps. Dans cette démarche théorique il veut comprendre à la fois le mouvement et l’immobilité de la poésie, sa lumière, son obscurité fondamentale.
Il est autant un poseur d’énigmes qu’un poète. Son écriture semble très simple, claire même. Mais elle recèle la complexité de toutes nos questions. Bonnefoy joue de cette apparence trompeuse pour entraîner le lecteur jusqu’au vertige, pris dans la toile d’araignée fine de ses mots.
Nous mettons nos pas nus dans l’eau du rêve,
Elle est tiède, on ne sait si c’est le réveil
Ou si la foudre lente et calme du sommeil
Trace déjà ses signes dans des branches (Dans le leurre des mots)
Combat entre poésie et lumière
Bonnefoy tourne sans fin autour du bloc de la pierre noire des mots pour en faire surgir la présence, l’irradiation. Le fugace est traqué pour en sortir les présages favorables au balancement doux de la lumière malgré les brisants de l’angoisse. L’alchimie du verbe sert de magie blanche et d’invocation d’enfance et de présence :
Or, de ces mots
Je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
je n’ai eu qu’à le reconnaître, et à l’aimer
quand il est revenu du fond de ma vie.
Il semble vivre dans un ailleurs porté en lui, « l’arrière-pays », titre de son livre autobiographique de 1971. Et entre le pays réel et le pays virtuel mais encore plus présent se fait le combat de la poésie et de la lumière. Il y a irrémédiablement et à jamais un « ici » et un « là-bas » et notre destinée est l’écartèlement.
« L’obsession du point de partage entre deux régions, deux influx m’a marqué dès l’enfance et à jamais »
Bonnefoy essaie dans son écriture de marcher sur la crête qui sépare ces mondes, l’extrême limite qui permet de les entrevoir tous deux, sans tomber totalement ni dans l’un, ni dans l’autre ; « Je désire plus haute ou moins sombre rive. »
Cette recherche du « vrai lieu », l’autre monde, celui des mots, celui de l’enfance court en filigrane. Le thème de l’eau sur laquelle on dérive comme Moïse aussi. Le thème de l’exil devient central.
« Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et les larmes
Qui troublaient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu ? »
Yves Bonnefoy est l’écrivain du seuil, celui qui voit l’autre rive et s’en méfie comme d’un mensonge interdit. Un de ses recueils s’intitule justement « Dans le leurre des mots »
Aussi la véritable révélation par les mots se fait par l’élémentaire ; un cri d’oiseau, un arbre, des pierres... Ce sont les choses les plus proches qui sont les plus signifiantes. Nos voisins dans cette roue vers le néant ce sont le feu des images du passé, et le réel qui se balance au vent.
Le monde est vécu comme une expérience poétique avant tout.
« Nous regardons le monde et nous voyons l’arbre, la maison, la source,... Mais avant le langage, il y a une sorte de continuité entre l’arbre, la maison et la source : c’est le continu du monde, le fait que les choses existent là en même temps. Cette simultanéité des éléments composant notre univers et qui existe avant le langage, on peut le nommer « le lieu ». Or, dans « le lieu », nous sommes impliqués, nous faisons totalité avec lui. Et la poésie recherche précisément cela : elle est la nostalgie de cette expérience originelle du tout et de l’unité avec le monde ».
Yves Bonnefoy tente de cerner l’inconscient dans l’eau claire et pure de ses mots réduits à l’essentiel. Certes Bonnefoy se méfie du leurre des mots, il en sait le piège mortel :
« Le langage est notre chute, et c’est son emploi même qui est la cause de l’angoisse, c’est-à-dire aussi bien de la violence, qui traverse l’histoire humaine »
Mais la foi en la poésie l’illumine et le porte :
Ô poésie...
La première parole après le long silence
L e premier feu à prendre au bas du monde mort
La lumière redonnée
« Nous mettons nos pas nus dans l’eau du rêve,
Elle est tiède, on ne sait si c’est le réveil
Ou si la foudre lente et calme du sommeil
Trace déjà ses signes dans des branches »
Avec ses rêves serrés l’un contre l’autre, Yves Bonnefoy inlassablement creuse sous l’horizon du langage. Il tourne et retourne la terre verbale, la terre natale celle de l’origine. Il en extrait des poèmes simples comme des pierres. Par là il en hérite et se fait le légataire de la pluie d’été, de la neige si présente dans son œuvre. Il semble ne vouloir que redresser la branche tordue de la vie, empêcher que tout ce qui fut n’aille se rompre.
L’écriture de Bonnefoy avance comme des vagues. Dans des formes le plus souvent courtes, il oscille, tâtonne, revient souvent aux mêmes images, aux mêmes oppositions - l’ombre et la lumière le doute et l’espoir, le sommeil et l’éveil, l’ici et l’ailleurs, l’exil et le vrai lieu. Et les souvenirs tournent autour des mots comme autour d’un champ de blé. Pour faire éclore une musique douce et prenante, Bonnefoy attache une attention minutieuse aux rythmes, aux assonances, aux sonorités des mots. Il aime employer les parenthèses au milieu des textes comme autant de glissements vers l’ailleurs, comme une prise obligatoire de respiration. Son écriture est dense, compacte et sans ornement.
L’essentiel doit être restitué pour atteindre le cristal des choses. Immense traducteur, Bonnefoy connaît la nécessité absolue du mot précis et pas un autre. Pas à pas mot à mot, sa poésie se tresse. Cette recherche éperdue de la beauté s’opère par la décantation totale. Il écrit au plus près, dans le plus intime des rapports des mots aux choses.
Dans une langue classique, transparente à force de limpidité, il établit la relation perdue avec le monde, avec la maison natale. Il y a des bruits d’eau sur les pierres dans sa poésie. La barque, celle des planches courbes passe et repasse entre le fleuve des morts et la vivacité des souvenirs, entre la perte de la lumière et la lumière retrouvée.
Bonnefoy entreprend de repeupler le silence avec l’élémentaire qui fait lumière : le cri rauque des rainettes le soir, les chemins de sable clair, les arbres en fleurs dans les matins clairs du ciel, la première guêpe. On y croise des cris d’oiseau, des maisons au fond qui attendent notre retour. Il a su voir « l’étoile boire parmi les bêtes ».
La lecture de sa poésie donne une impression de rafraîchissement, tant est grande son apparente limpidité. L’étoffe légère des mots, cette volonté du simple, masque pourtant en son sein des questionnements sans fin : Comment laisser filtrer la lumière ? Comment écarter les racines rugueuses du monde ? Comment éviter la pente sous nos pieds ? Par quelle alchimie retrouver l’or de la vie et l’ondulation de l’eau ?
Le danger en lisant Bonnefoy est de ne pas voir que cette lisibilité évidente, n’est pas pauvreté ou simplisme mais pureté douloureusement acquise. Demande-t-on à l’étoffe de la pluie d’où vient sa transparence ? À l’herbe le secret de son odeur ?
Sa poésie semble une promenade main dans la main, une aube nouvelle. « Cette illusion que l’on nomme souvenir » devient à nouveau feu naissant. Elle peut sembler limitée par son manque d’ampleur, sa relation élémentaire aux choses. Elle donne pourtant rebond aux ombres, nos ombres, les ombres des oiseaux. Elle chemine et fait le tour de l’étang des hommes, à la rencontre des autres. Elle fait doucement des ronds dans l’eau :
Là où nos fronts
Se penchaient l’un vers l’autre, se touchant presque
Du fait de mots que nous voulions nous dire.
Yves Bonnefoy semble parler d’un retour, cœur battant dans cette grande neige de l’enfance. Les mots de Bonnefoy sont cristallins comme des branches chargées de neige.
Cette douce musique, parfois amère, nous invite à nous retourner vers les choses simples. Les poèmes de Bonnefoy semblent des bruits enfuis qui se rapprochent et s’éloignent. Et Bonnefoy n’aura pris la parole que d’essayer :
Une façon de dire, qui ferait
Qu’on ne serait plus seul dans le langage.
La poésie devient terre natale et révèle ce qui fut sans lumière.
Que le monde demeure
Malgré la mort !
Par le mot l’absence est abolie dans la chose simple
Il a plu sur la poésie d’Yves Bonnefoy, nous en sommes encore illuminés.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre. Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de mort. De grands chiens de feuillages tremblent.
Les bras que tu soulèves, soudain, sur une porte m’illumine à travers les âges. Village de braise, à chaque instant je te vois naître, Douve.
À chaque instant mourir
Du mouvement et de l’immobilité de Douve (IV)
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Je m’éveillai, c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines cachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute était déjà l’eau dans la salle.
Je tournais la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ces rires des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.
X
La vie, alors ; et ce fut à nouveau
Une maison natale. Autour de nous
Le grenier d’au-dessus l’église défaite,
Le jeu d’ombres léger des nuées de l’aube,
Et en nous cette odeur de la paille sèche
Restée à nous attendre, nous semblait-il,
Depuis le dernier sac monté, de blé ou seigle,
Dans l’autrefois sans fin de la lumière
Des étés tamisés par les tuiles chaudes.
Je pressentais que le jour allait poindre,
Je m’éveillais, et je me tourne encore
Vers celle qui rêva à côté de moi
Dans la maison perdue. À son silence
Soient dédiés, au soir,
Les mots qui semblent ne parler que d’autre chose.
(Je m’éveillais,
J’aimais ces jours que nous avions, jours préservés
Comme va lentement un fleuve, bien que déjà
Pris dans le bruit des voûtes de la mer.
Ils avançaient, avec la majesté des choses simples,
Les grandes voiles de ce qui est voulaient bien prendre
L’humaine vie précaire sur le navire
Qu’étendait la montagne autour de nous.
Ô souvenir,
Elles couvraient des claquements de leur silence
Le bruit, d’eau sur les pierres, de nos voix,
Et en avant ce serait bien la mort,
Mais de cette couleur laiteuse du bout des plages
Le soir, quand les enfants
Ont pied, loin, et rient dans l’eau calme, et jouent encore.)
Les planches courbes, La maison natale (X)
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Ils me parlent. Quelle étrange chose que leurs voix !
C’est errant au-dessus du sommet des arbres,
C’est rouge et triste comme le son du cor.
Je vais vers là où j’imagine qu’elles s’élèvent,
Je parviens quelquefois à des carrefours,
Deux, trois sentiers couverts de feuilles mortes,
Je m’engage sur l’un, où j’aperçois
Un enfant à genoux, qui joue à prendre
Dans ses mains des cailloux de plusieurs couleurs.
Il m’entend approcher
Et il lève ses yeux vers moi, mais se détourne
Et quelle étrange chose que certains mots,
C’est sans bouche ni voix, c’est sans visage,
On les rencontre dans le noir, on leur prend la main,
On les guide mais il fait nuit partout sur terre.
C’est comme si les mots étaient un lépreux
Dont on entend de loin tinter la clochette.
Leur manteau est serré sur le corps du monde,
Mais il laisse filtrer de la lumière.
L’or sans visage (III), Planches courbes, Gallimard
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v
Que ce monde demeure,
Que les mots ne soient pas
Un jour ces ossements
Gris, qu’auront becquetés,
Criant, se disputant,
Se dispersant,
Les oiseaux, notre nuit
Dans la lumière.
Que ce monde demeure
Comme cesse le temps
Quand on lave la plaie
De l’enfant qui pleure.
Et lorsque l’on revient
Dans la chambre sombre
On voit qu’il dort en paix,
Nuit, mais lumière.
Que ce monde demeure ! (V) Planches Courbes Gallimard
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Une pierre
Ils ont vécu au temps où les mots furent pauvres,
Le sens ne vibrait plus dans les rythmes défaits,
La fumée foisonnait, enveloppant la flamme,
Ils craignaient que la joie ne les surprendrait plus.
Ils ont dormi. Ce fut par détresse du monde.
Passaient dans leur sommeil des souvenirs
Comme des barques dans la brume, qui accroissent
Leurs feux, avant de prendre le haut du fleuve.
Ils se sont éveillés. Mais l’herbe est déjà noire.
Les ombres soient leur pain et le vent leur eau.
Le silence, l’inconnaissance leur anneau,
Une brassée de nuit tout leur feu sur terre.
La pluie d’été, Les planches courbes, Gallimard
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Art poétique
Je dédie ce livre à l’improbable, c’est-à-dire à ce qui est. À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluies, d’attente et de vent. A un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l’obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d’une haute et impraticable clarté. "
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v
Je sors.
Je rêve que je sors dans la nuit de neige.
Je rêve que j’emporte
Avec moi, loin, dehors, c’est sans retour,
Le miroir de la chambre d’en haut, celui des étés
D’autrefois, la barque à la proue de laquelle, simples,
Nous allions, nous interrogions, dans le sommeil
D’étés qui furent brefs comme est la vie.
En ce temps-là
C’est par le ciel qui brillait dans son eau
Que les mages de nos sommeils, se retirant,
Répandaient leurs trésors dans la chambre obscure.
VI
Et la beauté du monde s’y penchait
Dans le bruissement du ciel nocturne,
Elle mirait son corps dans l’eau fermée dormeurs,
qui se ramifie entre des pierres.
Elle approchait bouche et souffle confiants
De leurs yeux sans lumière. Elle eût aimé
au repli de sa robe fermée encore
Lisse sous l’épaule le sein plus clair,
le jour se levait autour de toi, dans le miroir, et le soleil
Ourlait ta nuque nue d’une buée rouge.
Mais maintenant
Me voici hors de la maison dont rien ne bouge
puisqu’elle n’est qu’un rêve. Je vais, je laisse
N’importe où, contre un mur, sous les étoiles,
Ce miroir, notre vie. Que la rosée
De la nuit se condense et coule, sur l’image.
Ce qui fut sans lumière, Gallimard
Bibliographie
Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Mercure de France, 1953
Hier régnant désert, Mercure de France, 1958
Pierre écrite, Mercure de France, 1964
Dans le leurre du seuil, Mercure de France, 1975
Rue traversière, et autres récits de rêve, Mercure de France 1977
Ce qui fut sans lumière, Mercure de France, 1987
Début et fin de la neige, Mercure de France 1991
Les planches courbes, Mercure de France, 2001
L’essentiel de l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy a été réédit é dans la collection Poésie/Gallimard