Zbigniew Herbert
La voix amère de la conscience collective polonaise
Le seul mouvement possible des hommes ligotés c’est la parole ( Atlas, Zbigniew Herbert)
« Redresse-toi et va », était le titre symbolique d’un recueil de Jacques Burko consacré au poète polonais Zbigniew Herbert. Ainsi Herbert a refusé de ramper au milieu de l’apocalypse. Il l’a traversée debout, il a appris la parole aux morts, pour les morts. Jamais il ne se voulut captif. Ses écrits presque cryptés, car baignés dans les allusions à la mythologie grecque, ont longtemps échappé à la féroce censure polonaise sous l’ère soviétique.
Il est emblématique que sa ville de naissance, Lwov ait été annexée par les Soviétiques suite au pacte germano-soviétique. Elle n’est encore non polonaise, et s’appelle Lviv en Ukraine. Et de son enfance il ne reste rien, que des ruines, et le souvenir ému de ses professeurs.
Par son écriture claire, ironique, évidente, presque froide, il a pu aller jusqu’aux sombres limites de l’homme. Sa langue simple pouvait parler à tous, bien qu’elle demeure encore profondément énigmatique.
Il voulait avoir comme l’oreille collée « au sol de la conscience collective », en saisir toutes les pulsations, et en faire un poème. Ses mots «étaient une bouche donnée à cette grande muette qu’est la conscience ».
Zbigniew Herbert, s’il reste à découvrir en France et les travaux de Brigitte Gautier vont briser ce mur de silence et d’ignorance, est un poète et dramaturge vénéré en Pologne. L’année 2008, dixième anniversaire de sa mort, a été célébrée Année de Zbigniew Herbert, et des pièces de monnaie à son effigie ont été frappées. Il est le « poète-citoyen » de son siècle pour les Polonais.
Il ne prétendait pas changer le monde, ni la nature profonde des hommes, lui qui avait enduré et le nazisme et le stalinisme. Non il voulait simplement leur inculquer l’éveil. Restez éveillé sera sa leçon.
Dans un monde de ruine et de chaos dont les valeurs ultimes semblent être les rats, dans ces villes assiégées que sont devenus nos êtres, la solidarité, le choix de survivre dans les interstices de l’histoire, en se souvenant des temps anciens? Il faut noter que plus d’un tiers de ses textes sont consacrés au monde grec. Mais il n’était pas néoclassique, mais humaniste, car pour lui « nous ne jugeons pas le passé, c’est le passé qui nous juge» et nous enseigne. Il dit quelque part : « Nous ne lisons pas Homère, nous ne regardons pas Giotto, nous n’écoutons pas Mozart. C’est Homère, Giotto, Mozart qui nous regardent ». Le passé nous rend la vérité.
Aussi il faut comprendre ses poèmes, ses pièces de théâtre, comme des tambours feutrés de résonance politique. En parlant des univers anciens, bibliques le plus souvent, c’est le régime totalitaire polonais qu’il montre du doigt de ses mots.
Il n’est pas le chantre des hymnes à la désolation, mais à la lucidité des hommes. Lui-même homme double, Herbert ou Monsieur Cogito, il vivait à la fois dans la tradition culturelle européenne et dans ses angoisses intimes.
Le monstre de Monsieur Cogito était aussi en lui, et le poussait à se perdre dans la dépression et l’alcool parfois, même souvent.
Vigie sans pitié, observateur aiguisé de la réalité polonaise d’après-guerre, il connaît très bien la culture occidentale, et ses fausses illusions aussi qu’il dénonce également. Le bonheur n’a de sens pour lui que par la lucidité et non la consommation.
Czeslaw Milosz, autre immense figure de la littérature polonaise, aura été son grand passeur en traduisant en langue anglaise beaucoup des poèmes d’Herbert. C’est par sa sélection de poèmes que beaucoup d’entre nous ont découvert Herbert. La poésie de Zbigniew Herbert est une traversée de l’histoire, un éclat ironique, mais non désespéré, vers les valeurs de solidarité, vers la sympathie des « vaincus de l’histoire », vers la fragilité des humains.
Des poètes tels que Herbert font que l’histoire devient supportable. Josef Brodsky
Une œuvre-vie
« On nage toujours vers la source, à contre-courant ; les détritus nagent avec le courant ».
La vie d’Herbert sera son œuvre, et ses échappées à l’étranger. Avoir 15 ans sous la botte nazie, puis entre 1939 et 1941, voir les « amis russes » occuper sa ville offerte par Hitler, puis perdre des membres de sa famille fusillés dans le charnier de Katyn n’aide pas à se fabriquer une vie d’adolescent.
Puis quand à 20 ans, il voit la célébration de la libération de sa ville par l’Armée rouge, et la tombée de la chape de plomb stalinienne qui ne se desserrera qu’au tout début des années 1990, cela ne favorise pas non plus l’éclosion vers l’âge adulte. Sa ville natale est perdue et devient ukrainienne. Il est « un « exilé de l’Est », un exilé dans son propre pays, un sans-patrie dans sa patrie.
« Dans ma ville lointaine où je ne reviendrai pas
l’eau est lourde et nourricière…»
Il vivra par son œuvre tous ses inaccomplissements.
Comme une ombre sur un mur
ce n’était donc pas une vie
une vie de plénitude.(Curriculum)
Il a dit qu’il était issu de trois courants présents dans sa ville : orthodoxe par son père, catholique par sa mère, plongée juive par la culture hassidique de sa ville.
Dissident certes, mais protégé par sa célébrité il ne sera jamais tenté par l’exil, mais fera de longs séjours hors de Pologne que le régime lui permettait. Paris, Berlin, l’Italie, et surtout la Grèce, ont accueilli ses pas.
Pris en tenaille entre les étaux des totalitarismes, ceux qu’il nomme « les voyous de l’histoire », il aura certes des grands moments de découragements, de plongée dans l’autodestruction par l’alcool, mais sa voix restera haute et limpide.
Et son conseil à ses contemporains fut : Je vous souhaite une vie difficile. C’est la seule digne d’un artiste.
Cela sera la sienne et sa biographie détaillée se trouve dans le livre indispensable de Brigitte Gautier, Corde de lumière. Elle ne sera donc pas reprise ici tant l’achat de ce livre est un acte de salubrité poétique.
Simplement signalons quelques balises.
Zbigniew Herbert est né le 29 octobre 1924 à Lwow, capitale de la Galicie orientale. À cette époque la Pologne était libre et indépendante. Sa famille bourgeoise était aisée, et il mourra à Varsovie, ville qui lui fut longtemps interdite, le 28 juillet 1998. Il a été enterré dans le vieux Powazki à Varsovie.
La Pologne était à nouveau libre depuis peu. À son enfance heureuse, une solide éducation classique, va succéder la mainmise de l’histoire. Et sa vie sera celle de la Pologne, son œuvre aussi. On ne pourra plus dissocier l’une de l’autre. Témoin des exécutions et des déportations massives soit allemandes, soit soviétiques, il va connaître les douleurs de la perte.
Il aura perdu sa ville, son oncle, son frère, son amour, ses espérances. Il s’engage dans la clandestinité très tôt, mais surtout se construit un rempart intérieur fait de culture encyclopédique, d’ironie qui tient l’horreur à distance. Sa faculté à métaphoriser le réel par le miroir du passé va construire son œuvre. Ses exils à Cracovie, puis à Gdansk, ses études en philosophie, seront autant de pointillés dans sa vie. De très nombreux déplacements, une grande passion amoureuse, le besoin de voir publier ses poèmes, ne vont pas lui faire courber l’échine. :«Avant 1956, le prix pour être publié était de renoncer à son propre goût et Herbert n’a pas souhaité le payer. » (C.Milosz).
Et dans la pauvreté, au travers de bien de petits boulots, il survit. Il refuse tout compromis avec le pouvoir et le Comité des Écrivains, qui contrôle tout et octroie les passe-droits, les logements, les salaires. Marginalisé, il garde sa fidélité à lui-même. Son intransigeance, sa rigueur morale ne peuvent le conduire qu’à la misère qu’il assume.
Les livres peuvent ne pas être populaires, la bonne littérature n’a jamais été populaire. Je n’ai jamais été très lu. Les écrivains sont morts dans la pauvreté et l’obscurité.
Mais le dégel suite à la mort du tyran Staline a des soubresauts en Pologne et alors il peut commencer à publier (Corde de lumière, Hermès, le chien et l’étoile pour toute cette génération qui reconnaît des mots de solidarité). Sa voix connaît alors un grand retentissement et le gouvernement n’ose plus le faire taire et lui permet même de partir deux ans à Paris de 1958 à 1960. Il s’y ébroue « comme un barbare dans le jardin ». Son amour pour les œuvres de Paul Valéry, Henri Michaux, André Frènaud son ami, lui apporte soif d’inspiration et de vivre. Mais la France ne le reconnaît pas, et son œuvre demeure inconnue et clandestine alors qu’elle fleurit dans les pays anglo-saxons. Refusant l’exil, il rentre tristement en Pologne. Et effectivement, la censure, la bêtise de la police, vont le harceler sans cesse.
Herbert se réfugie dans les essais et ses passions pour la peinture hollandaise et italienne, les monuments sacrés. Mais de façon cryptée même quand Herbert parle d’art, il parle de son peuple et demeure comme une fenêtre possible vers la liberté. Lassé de ce climat délétère Zbigniew Herbert va passer près de dix-sept ans à l’étranger à partir de 1963, avec la bénédiction du gouvernement trop heureux de s’en débarrasser ainsi. Il sera en Grèce, sa seconde patrie en 1964, puis à Vienne en 1965, à Paris de 1966 à 1968 et enfin aux États-Unis en 1968, et en Italie qu’il aimait tant. Surtout Venise où quelques jours avant sa mort, il croyait encore pouvoir séjourner. Il ira à Berlin en 1971, à Paris à nouveau en 1968 où il se marie. Son recueil Monsieur Cogito en 1974 le consacre dans son pays.
Ce pays qui va connaître des bouleversements violents, depuis les manifestations d’étudiants, aux grèves de la Baltique, les émeutes ouvrières de 1976. L’état se durcit et instaure l’état de siège « en 1981. Herbert très engagé pendant toutes ses manifestations est mis en quarantaine, et doit quitter à nouveau son pays quelque temps. Mais ses écrits circulent et enflamment l’opposition. Ses textes sont lus partout. Il devient autant que Walesa l’icône de l’insoumission et ses poèmes comme des incantations anticommunistes que l’on récite avec ferveur. Pourtant il ne demande que la morale, la fidélité à l’humanisme, le refus absolu du totalitarisme et du dogmatisme et refuse l’exil ou le bannissement. Mais en 1986 il doit à nouveau s’enfuir à Paris face à la féroce répression qui règne à nouveau.
Malade et déçu de l’Occident, il rentre à Varsovie en 1992. Bien que toute son œuvre soit enfin éditée, il est sans doute trop tard. Il continue à écrire et puis en 1998 « ses mains retomberont des vers », et il disparaît.
Mais ses poèmes sont devenus des objets concrets pour chaque Polonais, qui existeront durablement. Il demeure le poète de la conscience et de la liberté. Sa vie fut son œuvre, et son œuvre une tentative pour « la mise en ordre du monde », loin du chaos tragique. Il était un partisan, un partisan de la vérité.
Il avait su voir au travers de l’obscurité, il fut « un feu qui pense ».
La parole dite pour éveiller les consciences.
« Sois fidèle Va ! »
Si Zbigniew Herbert écrit tardivement par rapport aux écrivains de sa génération, - son premier recueil date de 1956 à l’âge de 32 ans -, il va par contre écrire jusqu’à son dernier souffle, quelques mois avant sa mort en 1998. Il a donc eu une grande constance poétique pendant plus de quarante ans malgré ses doutes et ses angoisses, ses chutes et ses résurrections, sa peur de la solitude et sa peur de la masse, il a toujours gardé en lui la volonté inextinguible d’aiguillonner les consciences.
Il ne prêche aucun idéal, est guéri à tout jamais d’une quelconque utopie. Il ne voit que la parole dite pour éveiller les consciences.
Il a gardé un projet poétique cohérent, même en prenant les chemins de traverse de la Grèce antique ou de la Bible pour échapper aux censeurs. Il a mis en mots coupants et forts le chaos et les troubles de sa génération et la fragilité des êtres.
Ceci avec son art du scalpel poétique, tranchant, appuyant là où cela fait mal. Concis, précis, sans pathos, sans cris, sans élans patriotiques et d’utopie encoconnée d’espoir, il a décillé les yeux de ses contemporains.
Entre les abîmes du temps et le ciel lointain, il marche et piétine nerveusement. Il était autant Herbert que Cogito, non pas celui qui existe parce qu’il pense, mais qui existe parce qu’il existe. Son double doute, examine et soupèse avec scepticisme le monde qui l’entoure.
Il est son « passe muraille », celui qui voit la réalité cachée sous les toits des apparences. Il aide Herbert à se battre contre « l’immense gueule du néant », comme contre les abîmes de l’ordinaire. Pour Herbert Cogito est : « Le haut-parleur de mes poèmes et une figure généralisée qui parle non pour lui ou pour moi, mais pour l’humanité, il est représentatif, il parle d’une génération, et fait l’historique des jugements moraux ».Ce personnage inventé va devenir un héros pour les Polonais, un « héros collectif ».
Il n’est vraiment pas un poète lyrique, ciselant des images, des écrins d’émotions. Il est proche comme Witold Gombrowicz, Tadeusz Kantor, de cette tradition acérée et lucide, qui révèle la profondeur du désespoir et en fait une arme redoutable, alors que le faux espoir affaiblit.
Il n’est pas l’homme du « romantisme polonais » qui, monté sur de blancs chevaux,faisait charger les tanks de la vie féroce et cruelle.
Il témoigne du temps « où l’on avait mis les morts à table ».
« L’écriture, et là je suis en désaccord avec tout le monde, doit essentiellement enseigner la sobriété aux hommes : être et rester éveillé. Pour rendre les gens sobres. Il ne suffit pas de dire de ne pas essayer. Mais j’apporte une petite correction interne. Je rejette l’optimisme en dépit de tous les théologiens. Le désespoir est un sentiment fécond. Il est un nettoyant, de désir, d’espoir. « L’espoir est la mère de la stupidité" (proverbe polonais). Je n’aime pas l’espoir. Un soldat désespéré se bat mieux… » (Interview d’Herbert).
Il a une manière unique de détourner la sombre réalité devant lui sous le couteau de l’ironie, voire de la perfidie. Et tous ces anges qui traversent ses poèmes sont mis à mort ou torturés.
Après quelques nuitsl’œuvre est finie
sa gorge en cuir
est pleine de l’accord gluantcomme il est beau le moment
où il tombe à genoux
incarné en faute
imprégné de senssa langue balance
entre ses dents cassées
et l’aveuon le suspend la tête en bas
des cheveux de l’ange
coulent des gouttes de cire
qui créent par terre
un simple présage. (Audition de l’ange).Traduit par Monika Prochniewicz.
Dans cet extrait de poème digne de l’aveu d’Arthur London, il montre que dans ce monde stalinien même les anges sont coupables. Et ses anges à lui ne sont pas les anges de chez Rilke, ses anges ne sont pas catholiques, mais le peuple polonais opprimé. Ils ne sont pas terribles mais pitoyables, contrebandiers, sacrifiés.
Dans cette Pologne d’entre les guerres, mais plus encore dans celle de l’après-guerre sous le communisme oppressant, il aura été l’honneur des écrivains. Toujours il se sera tenu droit, sans trahir, même s’il aura préféré rester discret, silencieux, ailleurs dans les mythologies, au moins jusqu’à son soutien pour le mouvement de Solidarnosc (Solidarité).
Mais chaque Polonais pouvait comprendre ses allusions mythologiques, ses détournements du passé, dénonçant férocement les temps présents, le quotidien irrespirable. Il ne croit qu’à l’imperfection et à la pauvre condition ordinaire. Pourtant il se disait « tourmenté par la beauté du monde ». Il était un grand amateur d’art.
Herbert se méfiait des traducteurs, bourdons malhabiles pour lui « au nez poudré de jaune », mais au moins avons-nous une impression de ses écrits. Et comme sa langue est certes souvent à double sens, elle reste humoristique, simple, proche d’Henri Michaux, et l’on ne perd ne semble-t-il pas tout à la traduction, car Herbert ne se soucie pas de rimes, ni de musiques dans ses vers. Sa voix est authentique, mais claire. Il est d’une sévère sobriété. La signification cachée de ses mots, souvent sous forme de fables, est une poésie de la ruse. Il nous appartient de les percer à jour suivant nos questionnements. Dans ses pages « toutes les lettres sont séparées comme des cœurs aimants ». Il nous faut les recoudre.
Mais lui s’est redressé et s’en est allé. Il aura trouvé, là où il est, « la toison d’or du néant ».
Redresse-toi et va parmi ceux à genoux
parmi ceux qui se détournent parmi les effondrés
tu n’as pas été préservé pour vivre
tu as très peu de temps il te faut témoigner
ose même lorsque la raison défaille ose
dans le bilan final cela seul comptera.
que ta Colère impuissante soit comme la mer
chaque fois que tu entendras les humiliés les battus…
et ne pardonne pas en vérité il ne t’appartient pas
de pardonner au nom de ceux qui furent trahis à l’aube…
garde-toi de la sécheresse du cœur aime la source matinale
l’oiseau au nom inconnu le chêne d’hiver
la lumière au mur la splendeur du ciel
ils n’ont pas besoin de ta chaude haleine
ils sont là pour te dire : il n’y a pas de consolation
veille- et quand la lumière sur les monts te donne
le signal- lève-toi et va
tant le sang fait tourner dans ta poitrine la sombre étoileRedis les exorcismes anciens des hommes les légendes les contes
tu conquerras ainsi le bien que tu ne conquerras pas... Va..Sois fidèle Va
(Monsieur Cogito : L’envoi, extraits, traductionJacques Burko)
...mais surtout
encore une fois peut-être
fondamentalement sérieux
offrir au monde trahi bafoué
une rose.
Herbert nous l’a offerte. Faisons-la s’épanouir.
Gil Pressnitzer
Sources : Herbert, poète polonais (1924-1998), Brigitte Gautier, L’Harmattan
Choix de textes
Une ballade pour que nous ne mourions pas
Ceux qui à l’aube ont navigué
mais jamais ne reviendront
ont laissé leur trace sur une vague -
un coquillage est tombé au profond de la mer
beau comme lèvres tournées en pierre
ceux qui marchaient sur une route de sable
mais n’ont pu atteindre les volets des fenêtres
alors qu’ils avaient déjà entrevu les toits-
ils ont trouvé refuge dans une cloche d’air
mais ceux qui seulement laisseront derrière eux
qu’une chambre prise dans le froid de quelques livres
un encrier vide du papier blanc -
en vérité, ils ne sont pas tout à fait disparus
leur murmure traverse les fourrés du papier peint
leur tête en équilibre vit encore dans le plafond
leur paradis était fait d’air
d’eau de chaux et de terre et un ange du vent
va pulvériser leur corps dans sa main
ils seront
dispersés sur les prairies de ce monde
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
L’âme de Monsieur Cogito
Un peu plus tôt
nous le savons par l’histoire
elle avait quitté le corps
quand le cœur s’arrête
au dernier souffle
elle est partie
vers les pâturages célestes
l’âme de M. Cogito
se comporte d’une manière différente
elle quitte son corps encore vivant
sans même un mot d’adieu
pendant des mois pendant des années elle aura été une invitée
sur d’autres continents
au-delà de ses limites
Pas facile de trouver son adresse
Elle ne signale pas ses allées et venues
elle évite tous contacts
et n’écrit aucune lettre
Nul ne sait quand elle va revenir
Peut-être qu’elle l’a quitté à jamais
Mr.Cogito veut surmonter
ses sentiments basiques de jalousie
il pense beaucoup de bien de son âme
il y pense tendrement
peut-être qu’elle doit vivre
aussi bien dans d’autres corps
De toute façon le nombre d’âmes
est insuffisant pour l’humanité
Mr.Cogito accepte son destin
Il n’a pas d’autre choix
il pense à son âme avec un sentiment
de tendre sollicitude
et quand tout d’un coup
elle revient
il ne la salue pas avec les mots
- c’est bien que tu sois revenue
Il surveille juste du coin de l’œil
comment elle s’assoit devant le miroir
et peigne ses cheveux
- emmêlés et gris
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
Le Poète
Il n’est pas un ange
il est un poète
Il n’a pas d’ailes
Juste une main droite
emplumée
il bat l’air avec elle
lévite de trois étendues
et retombe de suite
quand il a presque atterri
Il se repousse au loin avec ses jambes
plane un instant
flotte encore avec sa main emplumée
Oh si seulement il pouvait vaincre l’attraction de l’argile
il pourrait vivre dans le nid des étoiles
Il pourrait sauter de rayon en rayon
si seulement il pouvait -
mais les étoiles
à la seule pensée
d’être sa terre maternelle
tombent dans une peur mortelle
le poète se couvre les yeux
avec sa main emplumée
ne rêve plus d’envol
rêve de chute
qui comme l’éclair
dessine le profil de l’infini
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
Les cinq
C’est au petit matin qu’ils les font sortir
là dans la cour de pierre
ils les mettent en rang contre le mur
cinq hommes
deux adolescents
les autres adultes
c’est tout
rien d’autre à dire
Et quand le peloton dresse ses fusils
à hauteur d’œil
tout devient soudain
d’une étincelante évidence
mur jaune
ciel glacial
au lieu de l’horizon
un fil de fer noir sur le mur
Les cinq sens veulent se révolter
fuir au loin
comme les rats d’un navire
avant que la balle ne les frappe
l’œil verra la balle
l’ouïe gardera le murmure de l’acier
les narines l’âcre fumée
le palais se tachera d’un pétale de sang
le toucher va se resserrer et puis se relâcher
Maintenant ils sont cadavres par terre
d’ombre couverts plein les yeux
le peloton s’en va
leurs boutons leurs ceintures
leurs casques d’acier
plus vivants
que ceux allongés par terre sous le mur
Cela je ne le sais pas que d’aujourd’hui
cela je le sais depuis longtemps
alors pourquoi avoir osé écrire
des vers futiles sur des fleurs
ils parlaient de quoi les cinq
la nuit juste avant leur exécution
de rêves à venir
d’une virée au bordel
de pièces d’automobile
de croisière en mer
d’un jeu à pique
qu’il ne fallait surtout pas jouer
que la vodka c’était ce qu’il y avait de mieux
car le vin fait mal à la tête
ils parlaient
de filles
de fruits
de vie
Bien sûr en poésie
on peut énoncer à l’envi les prénoms des pâtres grecs
tenter de rendre tous les dégradés du ciel du matin
écrire encore sur l’amour
mais surtout
encore une fois peut-être
fondamentalement sérieux
offrir au monde trahi bafoué
une rose
Adaptation personnelle à partir de l’anglais Regarde
L’azur froid comme une pierre où aiguisent leurs ailes
des anges hautains et pas de cette terre
par les degrés de l’éclat et les roches de l’ombre
ils se perdent lentement dans un ciel factice
mais ressortent encore plus pâles un instant plus tard
de l’autre côté du ciel de l’autre côté des yeux
Ne dis pas que c’est faux qu’il n’y a pas d’anges
captive dans le miroir d’eau d’un corps paresseux
toi qui vois tout d’après la couleur de tes yeux
qui est rassasiée du monde - au bord de tes cils
Traduction Brigitte Gautier
Pages de mythologie
Au début il y eut le dieu de la nuit et de l’orage, idole noire et sans yeux, devant laquelle ils bondissaient nus et barbouillés de sang. Puis au temps de la république, il y eut de nombreux dieux avec femmes et enfants, des lits dont les ressorts grinçaient et la foudre qui explosait sans faire de dégât. À la fin seuls des neurasthéniques superstitieux portaient dans leur poche une petite statuette de sel, représentant le dieu de l’ironie. À l’époque il n’y avait pas de dieu qui lui fût supérieur.
C’est alors que les barbares sont arrivés. Eux aussi appréciaient beaucoup le petit dieu de l’ironie. Ils l’écrasaient sous leur talon et en saupoudraient les plats.
Traduction Brigitte Gautier
Tout sauf un ange
Si après la mort, ils veulent nous changer en petite flamme sèche qui suit les sentiers des vents, il faut se révolter. À quoi bon un repos éternel sur le sein de l’air, à l’ombre d’une jaune gloire, au milieu des marmottements de chœurs à deux dimensions.
Il faut entrer dans la pierre, l’arbre, l’eau, dans les fentes de la porte. Mieux vaut être grincement de plancher que perfection effroyablement transparente.
Traduction Brigitte Gautier
Épisode
Nous marchons par le rivage
tenant fermement dans nos mains
les deux extrémités d’un très vieux dialogue
- Est-ce que tu m’aimes?
- Je t’aime
avec des sourcils couverts de sillons
Je résume toute la sagesse
des deux Testaments
des prophètes astrologues
des philosophes des jardins
et des philosophes cloîtrés
et cela sonne un peu comme cela:
- Ne pleure pas
- Sois courageux
- Regarde comme tout le monde
Tu fais la moue avec tes lèvres et tu dis
-Tu dois être un membre du clergé
et j’en ai assez de me promener avec toi
personne n’aime les moralistes
Que devrais-je dire sur la rive d’une
petite mer morte
l’eau remplit lentement
les formes des pieds qui ont disparu
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
La langue
Sans faire attention, j’ai franchi la frontière de ses dents et j’ai avalé sa langue mouvante. Elle vit maintenant en moi comme un petit poisson japonais. Elle se frotte contre mon cœur et mon diaphragme, comme contre les parois d’un aquarium. Elle fait monter de la poussière du fond.
Celle, que j’ai privée de sa voix, me fixe avec de grands yeux et attend la parole.
Mais moi, je ne sais pas en quelle langue m’adresser à elle, celle que j’ai volée ou celle qui fond dans la bouche du trop-plein de la lourde bonté.
Traduit par Monika Prochniewicz
Corde de lumièreDeux gouttes
Les forêts brûlaient -
et eux
se nouaient les bras au cou
comme des bouquets de roses
les gens couraient aux abris -
il disait des cheveux de sa femme
qu’on pouvait s’y cacher
une couverture pour deux
ils chuchotaient des mots sans honte
litanie des amoureux
Quand tout allait très mal
ils plongeaient dans les yeux en face
avant de les serrer fort
très fort pour ne pas sentir le feu
qui déjà léchait les cils
jusqu’au bout courageux
jusqu’au bout fidèles
jusqu’au bout semblables
comme deux gouttes
arrêtées au bord du visage
Traduction Jacques Burko
Que sera-ce
Que sera-ce
quand les mains
tomberont des poèmes
quand à d’autres montagnes
je boirai l’eau sèche
ce devrait être indifférent
mais ce n’est pas
que deviendront les vers
quand la respiration s’en ira
et la merci du destin
sera rejetée
abandonnerai-je ma table
pour descendre dans la vallée
où retentit
un nouveau rire
sous la sombre forêt
Traduction Jacques Burko
La pluie
Quand mon frère aîné de guerre revint
au front était une étoile argentée
sous l’étoile
un abîme
Un morceau d’éclats d’obus
reçu à Verdun
ou peut-être à Grünwald
(il en avait oublié les détails)
Il parlait sans cesse
dans toutes les langues
mais celle qu’il préférait
était celle de l’histoire
Il criait en à perdre le souffle
pour faire se relever ses camarades tombés
Roland Feliksiak Hannibal
Il criait
que c’était enfin l’ultime croisade
Carthage allait s’effondrer
puis en sanglotant avouait
que Napoléon ne l’aimait pas du tout
Nous le regardions
devenir blême
perdre tous ses sens
et devenir peu à peu statue de pierre
Une forêt de pierre envahit
les conques de ses oreilles
La peau de son visage
se referma
par les deux boutons de ses yeux
aveugles et secs
Il ne lui resta plus
que le toucher
Que d’histoires invraisemblables
ses mains racontèrent alors
dans la droite il avait ses romances
dans la gauche ses souvenirs de soldat
Ils ont pris mon frère
loin de la ville
À présent il revient chaque automne
fragile et silencieux
il ne veut pas entrer dans la maison
il frappe à la vitre pour que je sorte
Nous marchons dans les rues
et il me raconte
des histoires à dormir debout
en touchant mon visage
avec ses doigts aveugles de larmes
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
Aux Hongrois
Debout à la frontière
nous tendons les bras
nous lions pour vous frères
une grande corde d’air pur
du cri brisé
des poings serrés
on fond cloche et cœur
muets pour l’effroi
les pierres blessées supplient
l’eau massacrée supplie
debout à la frontière
debout à la frontière
debout à la frontière
appelée raison
nous regardons l’incendie
nous admirons la mort
(Hermés, 1956) Traduction Brigitte Gautier
À Marc-Aurèle au professeur Henryk Elzenberg
Bonne nuit Marc éteins ta lampe
referme ton livre Déjà au-dessus de toi
résonne l’alarme argentée des étoiles
c’est le ciel qui parle une langue étrangère
c’est un cri barbare de terreur
inconnu de ton latin
c’est la peur séculaire la peur obscure
qui commence à frapper le fragile ordre humain
et vaincra Tu entends ce bruit
c’est le flux des éléments le courant
incontrôlé il Détruira tes lettres
et les quatre murs du monde s’abattront
à quoi bon - frissonner dans le vent
souffler à nouveau sur les cendres brouiller l’éther
se mordre les doigts chercher des mots vains
traîner après soi l’ombre de ceux qui sont tombés
défais-toi donc de ton calme Marc
et tends la main par-delà les ténèbres
qu’elle tremble quand l’univers aveugle
heurte les cinq sens comme une frêle lyre
l’univers l’astronomie nous trahira
le calcul des étoiles et la sagesse de l’herbe
et ta grandeur trop imposante
Marc et mes larmes d’impuissance
(Corde de lumière, Traduction Brigitte Gautier) Nota : ce poème devint un hymne clandestin pour les polonais.
Bibliographie sommaire
- Bibliographie des œuvres de Herbert en traduction française:
Monsieur Cogitto et autres poèmes, Alfred Spoede, Fayard, 1990.(épuisé)
Redresse-toi et va, Jacques Burko, Orphée la Différence, 1995 (épuisé)
Élégie pour le départ, Thérèse Douchy, Calmann-Levy, 2003
Corde de lumière, œuvres poétiques complètes tome 1,Brigitte Gautier, Le bruit du temps, 2011
Zbigniew Herbert, Le Labyrinthe au bord de la mer, Le Bruit du temps, 2011
Nature morte avec bride et mort, Thérèse Douchy, Thérèse Douchy, 2003
Un essai essentiel
Herbert, poète polonais, Brigitte Gautier, Harmattan, 2009
En polonais
Dramaty(plays; title means "Dramas"; includes "The Philosophers’ Den," "The Reconstruction of the Poet," and "The Other Room"), Panstwowy Instytut Wydawniczy (Warsaw), 1970.
Labyrint nad morzem (Le labyrinthe au bord d la mer) anthologie, 2000.
En anglais
Selected Poems,translated from the original Polish by Czeslaw Milosz and Peter Dale Scott, Penguin (Baltimore, MD), 1968, Ecco Press (New York City), 1986.
Selected Poems (includes selections from Pan Cogito), translated from the original Polish by John Carpenter and Bogdana Carpenter, Oxford University Press, 1977.
Elegy for the Departure and Other Poems,translation by John Carpenter and Bogdana Carpenter, Ecco Press, 1999.