Agujetas
Le forgeron du soleil
Agujetas est une des forces brutes du flamenco. Rarement un chanteur de flamenco n’aura dégagé une telle violence expressive dans le chant.
Il ne soucie point de se lancer dans des ornementations aériennes. Non lui, c’est le soleil brûlant, la terre en fusion sous nos pieds, le séisme du chant.
Ce gitan né vers 1939 en Andalousie, à Rota près de Cadix, a véritablement vécu corps et âme à Jerez.
Si les coups de butoir du « martinete », chant scandé à voix nue qui accompagnait les coups de marteau sur le fer en fusion, passent tout entiers dans son chant, c’est qu’il est issu d’une famille de forgerons. Manuel de los Santos Pastor surnommé El Agujeta, puis Agujetas de Jerez pour ses admirateurs qui très vite vont dépasser le cercle de la ville, est un homme hors du temps, qui semble aussi bien l’artisan minutieux de ses poèmes, que de sa demeure chez lui à Jerez construite brique à brique par ses soins.
Forgerons, métier paria pour les laissés pour compte que furent longtemps les gitans, il le sera un temps comme son père, son grand-père.
De ce cousinage avec les flammes de l’enfer doit provenir la fonte incandescente de sa voix, ses gestes de mâle arrogant et machiste, sa brutalité de mouvements qui le propulse hors de sa chaise à la fin d’un chant, ou lui font insulter son guitariste d’un mauvais soir qui n’a pas saisi que le flamenco c’est d’abord des flammes avant que d’être de la musique.
Il gueule aux étoiles, aux femmes infidèles, à la mort qui souffle son haleine de feu, au désir sexuel qui brûle et jamais n’apaise. Son chant blessé, blesse car il saigne.
Cet homme furieux est l’homme primitif qui sait le secret du feu, le couteau acéré des mots, de la souffrance aussi.
De son père Agujetas el viejo, il tient les secrets intimes de la tradition orale, comme un livre de magies autant noires que blanches.
Pour lui ce n’est pas du flamenco qu’il chante, mais du chant gitan.
Sa figure étonnante, burinée par les vents de la vie, creusée par les rios en crue, par la glace des montagnes, est hallucinante. Quand il ouvre sa gueule de requin illuminé, capable d’avaler tout le banc de sons du fond des âges, ses dents déchiquettent le cœur des plaintes. Parfois il bat l’air des tournoiements de ses mains d’aigle, parfois il les tend pour conjurer l’oubli. Ses bras sont des étreintes, des écorchures.
Il est le chant sauvage, analphabète de notre culture occidentale ripolinée, il est le sage des profondeurs chamaniques du monde, l’homme en rage aussi.
Un chat sauvage, une sorte de panthère du flamenco, il n’a rien à faire des bonnes manières, des recherches d’un nouveau flamenco.
Lui, c’est la lave de la tradition, les cris des soléas.
Il est le maître des forges, celles de la voix, des entrailles. La beauté avec lui sera âpre et convulsive ou ne sera pas.
Il s’amuse d’être devenu une légende sur qui on fait des films, des savantes études, des gloses. Mais il sait qui il est, qu’il est debout, plus noueux que tous les oliviers d’Andalousie, plus débordant que le Guadalquivir.
Il n’a aucunement le besoin d ‘être aimé. C’est la vie violente qu’il violente qui doit l’aimer avec ses alcools forts, ses femmes comme flammes tordues dans la nuit.
Il grogne, hurle, feule, file longuement sa plainte sur le fil du rasoir. Et dans cette étreinte physique avec l’écorchure du chant, il en sort vainqueur comme dans une arène, où c’est la mort et la vie qui sont mises à mort, alors encore vibrant de colère, il se dresse fier. Il a vécu, il a vaincu.
Il ne joue pas aux ténébreux, au cantaor habité par la grâce. Non lui, c’est la fonte brute. Point de gestes ou si peu. Tordu en avant il extirpe de lui la coulée miraculeuse. Ses dents en or, digne d’un caïd, laissent passer le feu. Il est le feu, le marteau et la forge. Il est le cracheur de feu du flamenco. Il semble inventer le « flamenco-panique », tant son chant martelé donne à ressentir l’archaïque du monde et ses terreurs.
Dans cet acier s’immortalise le chant du ventre de l’Espagne. Tous les coups des cornes de taureau de la vie immédiate, palpitante sont là. Cela fait mal, cela fait comprendre de très près le sacré.
Chant convulsif, vertige des origines le flamenco porté par Agujetas a en lui, chevillé à son corps noueux, le vertige du sacré.
Un sacré d’avant le formatage des religions.
Un sacré violent et sanglant, sensuel et sexuel.
Les invocations aux saints ou à la Vierge, que l’on trouve si souvent, ne peuvent faire oublier que ce sont les cris et les enlacements des fées et des sorcières qui passent dans ce rituel de la chair et de l’envoûtement.
Art du défi, comme celui de l’homme face à la « mort-taureau », le flamenco va faire résonner aux tréfonds de nous des forces animales et fondamentales.
De ce murmure qui devient hurlement d ‘amour, de ce si petit frémissement qui devient danse sacrale et possédée, le flamenco relie aux forces qui font tourner la terre et pleurer les hommes.
Agujetas est un homme debout, un homme libre, échappé du temps ancien autant buriné que lui. Il est la transe du flamenco. Maître-flamenco, forgeron du soleil.
"J’ai un puits en moi
et je ne peux boire son eau
la corde n’est pas assez longue" (Soleá por buleria)
Ainsi chante Agujetas dans le très beau film Agujetas, cantaor de Dominique Abel marchant au milieu du vent et de ses vignes, fier des légumes de son jardin.
Du puits en lui, par la corde immense de son chant, nous nous pouvons boire cette eau de la source des chants.
Gil Pressnitzer