Antonio Vivaldi
Les quatre saisons
Les ritournelles du désir
Pourquoi, alors que l’on est Gidon Kremer, l’homme des découvertes, des combats contre l’oppression, enregistrer et encore jouer en public cette œuvre qui peut sembler usée jusqu’à la corde ?
Plus de 300 enregistrements, une gloire de musique à "tout faire", à tout faire vendre, voilà la destinée de cette œuvre de Vivaldi, redécouverte, comme lui, sur le tard, presque au seuil du vingtième siècle, (La première interprétation publique daterait de 1921 et ce n’est qu’en 1948 que l’œuvre devient connue du public !).
Une nouvelle jeunesse, grâce à la folie baroque, a ravivé cette musique pour quelque temps, mais elle reste marquée par toutes les rides de l’usure. Usure du temps, usure des hommes qui l’ont vendue en lui faisant faire le trottoir des concerts les plus improbables.
Jouer encore les Saisons de Vivaldi, aujourd’hui quand on est devenu Gidon Kremer, ce n’est pas une simple provocation mais une soif nouvelle et irrépressible de soleil, attisée par l’astre argentin Astor Piazzolla.
"Un désir demeure encore désir", voilà la nouvelle approche de Gidon Kremer vers la musique, et à bien y regarder les Saisons de Vivaldi sont vibrantes de sensualité, de séduction, d’hédonisme, une manière d’histoire d’amour illustrée avec ses frôlements, ses vertiges et ses glissements vers le plaisir de la virtuosité.
Musique de couleur, d’illustration avant tout, et Vivaldi a tenu à faire imprimer les sonnets au début des partitions, montrant que les notes ne venaient, comme dans une musique de film, qu’en contrepoint sonore d’images, d’impressions visuelles. Ce refus de toute abstraction, cette joie simple d’égrener des cartes postales du plaisir et du désir, cela procède en fait déjà des bases futures du tango qui hante Gidon Kremer. Derrière Vivaldi et sa lumière en papier doré, il faut voir l’aveuglante lumière d’Astor. Le soleil de Vivaldi résonne des pas du tango, des grandes enjambées vers la légèreté.
Musique de libertin plutôt que de prêtre, les Saisons sont à écouter comme un livre d’Heures, comme un tressaillement de sensations, une aquarelle des passions.
Ce violoniste virtuose dont les œuvres inondaient l’Europe, est le plus grand coloriste du début du XVIIIe siècle, et il influença plus la génération suivante que ses propres contemporains.
Rappelons que la première édition de l’opus 8, célèbre recueil de concertos regroupés dans le titre de "Cimento dell’Armonia e del l’Inventione" (Le combat entre l’harmonie et l’invention), paru à Amsterdam à la fin de 1725.
Les "concerti delle Stagioni" ouvraient glorieusement ce traité.
Des versions préalables circulaient dès 1720, mais l’esprit de ces "concertos à programme" reste inchangé, entièrement basé sur l’imitation esthétique de la nature, enfin celle civilisée avec ses chants d’oiseaux, ses tonnerres rustiques, ses bergers, ses chasses, ses étangs gelés et ses certitudes de bonheur en attente.
La recherche de Vivaldi ne porte pas sur la forme qui alterne mécaniquement concertos solos et concertos grosso, et il ne tente pas, comme un compositeur romantique, de plier la structure à la description.
Conformément au dogme baroque, le programme se contente d’épouser les coupes traditionnelles sans les bousculer. Il s’agit seulement de peindre, de se perdre dans les délices de l’initiation.
Musique essentiellement descriptive, elle ne veut pas enfermer la nature dans ses pulsions, mais simplement la dépeindre par quelques traits caractéristiques.
Pas de domination, mais une aquarelle de soumission !
Ainsi Vivaldi maintient solidement les schémas des concertos avec ses alternances réglementées de tutti et de solos.
Et pourtant l’image apparaît au fond du bain. Comment Vivaldi s’y prend-il ?
L’ensemble du petit orchestre aura le rôle descriptif majeur et sera la toile de fond de la saison à imiter.
Les ritournelles qui traversent l’ensemble devront faire apparaître les motifs principaux du tableau, atmosphère dominante, caractéristiques propres à chaque saison, couleur globale de chaque poème que l’on se doit d’illustrer.
- Le printemps avec sa grâce insouciante, ses bergers et ses nuages. Chants d’oiseaux, ruisseaux murmurants, herbes qui frissonnent, chien qui aboie, danse paysanne avec musettes animent cette peinture.
- L’été avec son alanguissement mais aussi ses orages qui chassent et moutons et bergers. Soleil de plomb, pluies violentes et éclairs, vents et insectes font la trame.
- L’automne avec sa nostalgie rustique, ses danses et ses chants de paysans, ses chasses et aussi cette douceur qui incite au sommeil, et cette dernière douceur du soleil.
- L’hiver, ses tempêtes, et le froid qui hâte le pas des hommes et la lutte des vents. Tout frissonne et "les dents claquent et les pieds frappent par terre". Vent qui renverse, réconfort du feu qui crépite, scènes sur le lac gelé avec un patineur qui tombe et retombe en jouant.
Il faut noter que même les "accidents" de la nature, l’orage, le vent, le craquement de la glace, c’est-à-dire des moments forts, restent dévolus à l’ensemble qui doit prendre et embrasser la totalité du poème.
Les parties solos ont un rôle très spécifique pour Vivaldi.
Elles doivent donner la touche de détail descriptif, et par le recours constant à la virtuosité violonistique, tracer de multiples détails habillant le tableau.
Ces concertos "représentatifs" trouvent alors leur touche finale par ces détails du pinceau (chant d’oiseaux, vents murmurants, glissements sur la glace, torpeur de l’été).
Cette fonction d’apport de petites touches permet de créer l’illusion d’une certaine réalité par l’ajout du pittoresque et du "zoom" sur un microcosme de la saison entière.
Le trompe-l’œil peut alors parfaitement fonctionner. Notons qu’un poème, un sonnet classique avec ses deux quatrains et ses deux tercets précède chaque concerto.
Écrits d’abord ou après, par Vivaldi lui-même ou quelqu’un d’autre ? Peu importe, ils sont placés de façon totalement démonstrative et ils se coulent totalement dans la forme sempiternelle Allegro-Adagio-Allegro.
Ils permettent tel un fil rouge de bien lire les intentions de l’auteur et de s’émerveiller de son art d’imitation.
Et l’homme aux 94 opéras, malgré tout son sens des affaires et son art de se mettre en valeur n’en tira guère fortune. Lui aussi connu la malédiction de Vienne où il s’exila à 62 ans, mais on l’ignora. Mort le 28 juillet 1741 il sera enseveli le jour même, sans proche, dans la fosse commune car il était mort très pauvre. Un service minimum pour les miséreux, "le glas des indigents" fut expédié et parmi les choristes requis un certain Joseph Haydn. Jamais on ne retrouva sa tombe.
Il y a donc loin de la période du Roi-Soleil, non pas son contemporain Louis XIV, mais lui qui rayonna sur la musique et disparu dans la fosse commune du temps jusqu’aux environs de 1950 (Ah les émissions de Jean Witold !).
Mais ceci est une autre histoire; restons dans la joie des peintures des Quatre Saisons.
Le printemps est ainsi construit :
- Premier mouvement en Mi majeur correspondant aux deux quatrains du sonnet mêlant l’arrivée du printemps, les chants joyeux des oiseaux, les zéphyrs murmurants, les nuages noirs qui ne font que passer.
- Deuxième mouvement (Largo en Do dièse mineur) illustrant le premier tercet avec un violon solo décrivant le troupeau et l’alto l’aboiement lointain du chien.
- Troisième mouvement (Dana pastorale, Allegro) concluant l’ivresse du printemps.
L’été reprend le même schéma :
- Premier mouvement (Allegro non molto). Alangui par la chaleur, bercé par les vents, ce mouvement illustre les deux quatrains montrant l’engourdissement des hommes et de la nature devant la brûlure du soleil. Mais il ne faut pas voir se réveiller le Dieu Pan comme dans la troisième de Mahler.
Ici on reste dans une nature unidimensionnelle, un chromo que des traits solistes peuplent de coucous, de colombes et l’arrivée du vent de l’orage qui fait pleurer le berger.
- Le deuxième mouvement (Adagio-Presto). Éclairs et tonnerres passent dans le lointain. C’est un adagio illustrant le tercet décrivant l’attente anxieuse de la tempête avec ses éclairs et ses roulements de tonnerre qui s’approchent. Les solos figurent les "sons et lumières".
- Le troisième mouvement interrompt brutalement l’adagio et dans un mouvement "Tempo impetuoso dette" fait éclater impétueusement la tempête avec ses traits fulgurants.
L’automne commence par un allegro qui en fait "un ballo e canto dei villanelli-L’ubriaco".
- Le premier mouvement est donc une danse paysanne en Fa majeur, toute en joie bucolique et pastorale devant des moissons.
Le violon solo évoque les cabrioles de Bacchus avec de grands sauts d’octaves et des traits rapides dramatiques évoquant la bacchanale.
- Le deuxième mouvement (Adagio-Dormienti ubriachi) décrit par contre le second quatrain, et transforme les chants d’ébriété en une douce quiétude.
- Le dernier mouvement (la chasse) intervient brutalement au travers d’une danse populaire pesante, et les solistes décrivent les émois et la bête traquée et tuée.
L’hiver revient dans un climat de mélancolie.
- Le premier mouvement (Allegro non molto : agghiaeizto tremar Urridovento- Batter i piedi) est en fa mineur et contraste brutalement avec l’automne bourdonnant. Un climat s’installe, non pas triste, (il ne doit pas y avoir de profondeur de sentiment dans ce monde en papier peint), mais simplement engourdi. Le froid, la glace qui craque, la neige, les pas fuyants la tempête sont suggérés.
- Le deuxième mouvement (Largo la gioia del focalare-Fuoripione) sert d’abri et donc illustre le deuxième quatrain, donnant la chaleur du chez soi face à la pluie battante qui passe dans les pizzicatis des violons.
- Le troisième mouvement (Allegro) illustre les deux tercets et reprend, pour la première fois dans l’œuvre, le climat et les descriptions du premier mouvement avec ses vents déchaînés et ses patinages sur la glace. L’œuvre et le concerto se terminent en fanfare sur la dernière strophe du sonnet.
"Tel est l’hiver, mais pour cela, il nous apporte aussi de la joie"
Ainsi se referment les toiles peintes des Saisons, ainsi se referme le rideau de théâtre.
Imitation, plaisir d’écrire, joie simple des sonorités et des couleurs.
Gidon Kremer doit sans doute retrouver des joies d’enfance dans cette musique. À nous d’en faire autant !
"Tango désirs" et "Saisons en douce" peuvent alors se mélanger, se frôler comme deux danseurs.
La séduction de l’un allant vers la sensualité de l’autre, les Saisons, celles à la fois de Vivaldi et Piazzolla deviennent un couple qui échange une histoire d’amour "la plus parfaite possible", mais bien sûr éphémère.
Ce sera la joie d’un moment devant cette rencontre entre un monde d’imitation, et un autre de frôlements plus lourds.
Tous deux se souviennent des bonheurs passés, de ses reflets, et puis comme l’écrit André Hardellet
"S’en va le bon temps qu’on se donne
Toute la clarté du Printemps
Pour y baigner sans fin les yeux
Et tous les pavots de l’Automne
Pour guérir du mal des Adieux"
Ces saisons-là, ainsi voulues par Gidon Kremer, sont des chansons aussi bien des bords des nuits que du bleu vénitien.
Tournez Saisons !
Texte des sonnets de Vivaldi
Le Printemps
Voici le Printemps, que les oiseaux saluent d’un chant joyeux.
Et les fontaines, au souffle des zéphyrs, jaillissent en un doux murmure.
Ils viennent, couvrant l’air d’un manteau noir, le tonnerre et l’éclair, messagers de l’orage.
Enfin, le calme revenu, les oisillons reprennent leur chant mélodieux.
Et sur le pré fleuri et tendre, au doux murmure du feuillage et des herbes,
dort le chevrier, son chien fidèle à ses pieds.
Au son festif de la musette dansent les nymphes et les bergers,
sous le brillant firmament du printemps.
L’Été
Sous la dure saison écrasée de soleil se languit l’homme, se languit le troupeau et s’embrase le pin. Le coucou se fait entendre, et bientôt, d’une seule voix, chantent la Tourterelle et le Chardonneret.
Zéphyr souffle doucement, mais, tout à coup, Borée s’agite et cherche querelle à son voisin. Le pâtre s’afflige, car il craint l’orage furieux, et son destin.
À ses membres las, le repos est refusé par la crainte des éclairs et du fier tonnerre, et par l’essaim furieux des mouches et des taons.
Ah, ses craintes n’étaient que trop vraies, le ciel tonne et fulmine et la grêle coupe les têtes des épis et des tiges.
L’Automne
Par des chants et par des danses,
le paysan célèbre l’heureuse récolte
et la liqueur de Bacchus conclut la joie par le sommeil.
Chacun délaisse chants et danses : l’air est léger à plaisir,
et la saison invite à la douceur du sommeil.
Les chasseurs partent pour la chasse aux premières lueurs de l’aube,
avec les cors, les fusils et les chiens.
La bête fuit, et ils la suivent à la trace.
Déjà emplie de frayeur, fatiguée par les fracas des armes et des chiens,
elle tente de fuir, exténuée, mais meurt sous les coups.
L’Hiver
Trembler violemment dans la neige étincelante,
au souffle rude d’un vent terrible,
courir, taper des pieds à tout moment et,
dans l’excessive froidure, claquer des dents ;
Passer auprès du feu des jours calmes et contents, alors que la pluie,
dehors, verse à torrents ; marcher sur la glace, à pas lents,
de peur de tomber, contourner,
Marcher bravement, tomber à terre, se relever sur la glace
et courir vite avant que la glace se rompe et se disloque.
Sentir passer, à travers la porte ferrée, Sirocco et Borée,
et tous les Vents en guerre. Ainsi est l’hiver, mais, tel qu’il est, il apporte ses joies.