Arnold Schönberg
Symphonie de chambre n° 2, Op. 38 (1939)
Ou la transparente absence de lumière
Malgré l’endoctrinement fanatique de ses séides, de René Leibowitz, à Théodor Adorno et d’autres, malgré le pamphlet fameux de 1951 « Schoenberg est mort ! » de Pierre Boulez - qui ne saluait pas la mort physique du maître (13/07/1951)- mais la fin d’une période, celle d’une nécessaire émancipation, Schoenberg reste planté dans le paysage musical français comme un épouvantail à musiques.
Archétype du dogmatisme, de l’impérialisme d’une culture étrange et étrangère assenée de force par des pédagogues peu subtils, il continue à faire peur, d’autant qu’il porte sur lui l’immense responsabilité du parricide musical, du meurtre d’une certaine musique : la musique tonale.Pourtant croire que la musique tonale a été assassinée par les œuvres "stériles et sèches" du sérialisme de l’école de Vienne, c’est méconnaître l’histoire de la musique. Le chromatisme de Wagner, l’atonalité ensuite sous-jacente dans les œuvres de Mahler et d’autres, la modalité de celles de Debussy, avaient déjà mis à bas ce système artificiel qui avait moins de deux cents ans d’existence.
Il fallait un bourreau clairement désigné, ce fut Schoenberg qui, sur les ruines éclatées, a voulu reconstruire intellectuellement un monde cohérent : le sérialisme avec ses lois d’airain.
Les deux œuvres psychologiquement les plus révélatrices de Schoenberg sont l’Échelle de Jacob, et Moïse et Aaron, car elles laissent entrevoir ce côté christique d’un Prométhée Enchaîné, ou, pour mieux être en harmonie avec sa pensée religieuse après 1933, sa lutte avec l’ange, ce combat dont il ne peut que sortir vaincu, mais témoin d’un autre monde à peine entrevu.« Parole, Parole, toi qui me manques », se lamentera Moïse qui aurait peut-être voulu n’être que le brillant Aaron et accéder à l’amour du peuple.Son destin, sera de rester rugueux, la nuque raide, mesquin parfois mais avec cette étrange volonté de prophète, de créateur de système, de monde.Et pourtant une étrange culpabilité le conduira, sur le tard, à recréer l’illusion de la tonalité au travers de son système sériel.
La Deuxième symphonie de chambre en est une illustration, une contradiction portée sur plus de 33 ans de gestation. Elle voudra être, dans son catalogue, sa première œuvre tonale de la période américaine (son opus 38), déjà amorcée dans l’instrumentation d’un quatuor de Brahms.
Avec la fulgurante Première symphonie de chambre (1905), dite symphonie des quartes, pour quinze instruments, Schoenberg voulut faire disparaître l’orchestre symphonique romantique et la notion de mouvements successifs, émanciper la dissonance, modifier les timbres traditionnels.
La deuxième symphonie, portée si longtemps, et terminée dans l’exil californien, joue, elle, à recréer des lambeaux de tonalité plus proche de Brahms que de la musique nouvelle.Respectant son acceptation de musique de chambre, c’est-à-dire non pas en termes d’effectif mais en principe de composition où chaque partie est non pas noyée dans la synergie de l’orchestre, mais doit vivre de façon autonome dans ses moindres détails. Cette deuxième symphonie s’élargit dans le dispositif instrumental des symphonies de Haydn, ce qui change singulièrement son impact. La disposition des instruments sur scène est rigoureusement prévue par le compositeur.
Pourquoi Pierre Boulez défend-il si souvent cette œuvre curieuse, lui qui l’a enregistrée couplée avec Moïse et Aaron.Peut-être pour casser cette image pieuse qui faisait dire que la meilleure œuvre de Schoenberg était Alban Berg, et qui réduisait Schoenberg à quelques œuvres : les Gurrelieder, le Pierrot Lunaire, Le Quatuor n°2, c’est-à-dire uniquement à la période atonale, pour mieux mépriser tout le reste.
Peut-être aussi pour montrer avec cet humour ambigu qui caractérise le plus grand compositeur et chef d’orchestre de notre époque (le choix du Divertimento est aussi paradoxal), que derrière le visible, l’invisible rôde.Lui, le frère spirituel de Paul Klee, a peut-être choisi cette œuvre de Schoenberg pour nous laisser entendre que derrière une apparente régression les « anges », ceux de Klee, de Rilke, de Schoenberg étaient encore présents, assistant à une impossible tentative de dresser une échelle vers la pureté retrouvée de la tonalité. Espérons que cette musique noire, hétérogène, pleine de remords brisera les préjugés toujours vivants contre la musique germanique et contre ce « Reich de mille ans », que n’a jamais été le sérialisme, mais qu’il aurait bien voulu être.
Rappelez-vous que la France fut le dernier pays civilisé à connaître Mahler, dont Boulez est d’ailleurs le plus grand interprète actuel, et de très loin (ah cette intégrale sur bandes que possède H.L. De La Grange ! cette Neuvième à Chartres ! ces derniers enregistrements chez DGG).
Schoenberg qui appelait Mahler « le Saint », doit enfin briser ce cercle de patriotisme musical borné, cet anti-germanisme encore latent, pour être reconnu à l’éminente place qui lui revient.
La musique de Schoenberg n’est pas « une soupe de cailloux»,(Poulenc), elle est parfois immense, parfois plus étroite, mais elle est voulue, pensée avec désintéressement et pureté, sans jamais se prostituer aux modes et faire la chasse aux droits d’auteur comme Stravinsky par exemple. L’introduction à l’univers de Schoenberg par la Deuxième Symphonie de Chambre n’est peut-être pas la bonne clé, car elle suppose assimiler les œuvres maîtresses, mais elle est démonstrative des tourments intérieurs du maître viennois.
Elle est passionnante pour ceux qui savent déjà et peuvent y traquer remords, repentance et hésitation. Pour les autres elle montrera simplement que l’ogre Schoenberg, ma foi n’est peut-être pas cannibale et que l’on peut, sans risquer l’excommunication, prendre un plaisir profond à cette musique pleine de papillons noirs. Et sur ses trente ans de vie tissés dans cette œuvre, il y a dans cette œuvre "mineure" plus de matière, plus de liberté que dans bien d’œuvres souvent jouées et sonnant creux. Sans croire forcément à l’évolutionnisme en musique, il faut constater que certaines œuvres tentent d’avancer, d’arracher de nouveaux territoires, de nouvelles étincelles en prenant le risque de l’échec.
Les musiques pavées de bonnes intentions et fondées sur un soi-disant ordre naturel de la musique, iront dans l’enfer de la musique. Pli selon pli, l’histoire de la musique ne retient que les Prométhée, même maladroits, et oublie vite les mangeurs de cadavres.
Revenons au « méchant homme » et à sa Deuxième symphonie de chambre, revenons au personnage « inquiétant et oppressant », « aux yeux puissants », au compositeur et peintre nommé Arnold Schoenberg.
Son itinéraire va de l’atonalité au sérialisme, défini en 1923, et qui permettait un jeu très large de transformations à partir de l’ordre original une fois déterminé (jeu sur la série elle-même, transposition sur les douze demi-tons,...) et cela aussi bien sur la mélodie, que les accords et plus tard dans les années 1950, sur tous les paramètres sonores (attaque, durée, timbre, intensité,...).
En 1939, année de la fin de la composition, ce système était en devenir, et l’œuvre de ce soir porte pourtant en elles tous les avatars à venir, y compris sa propre mort.
Mise en chantier dès août 1906, soit dans la foulée de la symphonie opus 9, cette œuvre n’avançait que par à coups (1907, puis 1911, et surtout 1916). Schoenberg, archétype de la figure autoritaire, était en fait tiraillé par le doute, et ne voulait pas se répéter. L’ami et le beau-frère Zemlinsky ne put dénouer les blocages, et l’œuvre dormit longtemps dans un coin de la tête de Schoenberg. Schoenberg avait conscience d’une impasse, d’une route impossible à poursuivre. La période où il s’adonne passionnément à la peinture, la mise en œuvre théorique des fondements de la musique sérielle, l’épisode berlinois, et puis l’exil américain laissèrent l’oubli s’amonceler sur les esquisses.
En 1939, (l’année du Divertimento de Bartók), et trois ans après son concerto pour violon, sa « meilleure » œuvre américaine, il se décide à revenir à sa partition. Il n’est plus le jeune briseur d’idoles de 32 ans, mais le professeur austère de 65 ans. Pourtant avec l’honnêteté qui le guidera toujours, et alors qu’il est en pleine période sérielle et qu’il veut à la fois démontrer le bien fondé du système sériel et revenir par son biais à la tonalité, il décide de « terminer l’œuvre dans le style dans lequel elle avait été conçue ».Ce n’est pas entièrement vrai car, à l’écoute, la Deuxième symphonie va certes vers la tonalité mais elle continue à porter en elle les germes d’un désespoir enfoui 33 ans auparavant.
Schoenberg possédait en lui, et il le confirmera dans certains de ses concertos, une nostalgie du retour.Ce retour à l’âge d’or à jamais perdu du monde tonal et de ces certitudes, devient presque un hommage à sa jeunesse.
Durant un peu moins de 25 minutes, cette œuvre est en deux mouvements, (un troisième mouvement commencé en 1939 restera à tout jamais inachevé) et son effectif orchestral sans percussion et de taille confortable (effectif supérieur à l’orchestre Mozart). On se souviendra pourtant que quand Schoenberg intitule son œuvre Symphonie de Chambre, il fait allusion au traitement, détail par détail, de chaque pupitre et de l’esprit "chambriste" du tout.
Il ne s’agit pas d’un pastiche, d’un hommage, mais de sa conception d’une œuvre sur laquelle il se repenche avec la volonté de contourner les nœuds de blocage qu’il ne sait toujours pas résoudre. Il le tentera avec tendresse et une certaine résignation :
« Je travaille à nouveau à la Deuxième Symphonie de chambre. Je passe le plus clair de mon temps à me demander "Qu’est ce que l’auteur a bien voulu dire ici ?" Mon style s’est considérablement approfondi depuis, et j’ai peine à mettre en harmonie ce que j’ai écrit de manière tout à fait justifiée à l’époque. Le matériau me semble excellent, expressif, riche et intéressant. J’ai changé très peu de choses au premier mouvement, seule la fin est totalement nouvelle, ainsi que l’instrumentation. Je travaille au second mouvement, il sera plein d’effets avec un allegro très animé. Je ne sais pas encore si j’en écrirai un troisième... ».
Plus tard Schoenberg écrira encore « le dernier mouvement est un épilogue qui livre certes un nouveau matériau thématique (tiré du précédent) mais qui n’est absolument pas nécessaire. »
En effet, pour comprendre ce paradoxe, Schoenberg était plus attentif aux problèmes musicaux et « psychiques » qu’il affrontait en écrivant cette œuvre, qu’a sa texture même.Il ajoute en passant "le mouvement final ajoute pour ainsi dire quelques observations", alors que, et l’on s’en apercevra à l’écoute, il fait basculer toute l’œuvre dans une coda du désespoir.
Le premier mouvement dans une tonalité dominante de mi bémol majeur est indiqué adagio.
Comme dans le Chant de la Terre de Mahler, une flûte solo prenant appui sur un tapis de basses, égrène un chant hésitant et presque douloureux. Tout le mouvement s’en va vers l’obscurité et les ombres se meuvent, mais dans une sorte de jeu de masques à peine sortis de l’ombre.Un thème aux violons, lyrique et superbe, retourne à l’accablement.Tout ce mouvement douloureux, avec ses montées d’angoisse comme dans Erwartung, est une peinture de l’inquiétude.Cette dizaine de minutes est d’un climat à la fois dramatique et résigné, où les cordes s’opposent aux blocs amers des cuivres. C’est en composant, trente ans avant cette partie, que Schoenberg dut ressentir un effondrement intérieur, une terreur intime l’empêchant de dépasser ces moments de musique d’effroi et de renoncement tout à la fois.La délivrance viendra peut-être par le deuxième quatuor à cordes où il put respirer « l’air d’autres planètes ».
Fin d’un monde, d’une musique, cet adagio est un témoignage émouvant de l’extraordinaire sensibilité de Schoenberg, qui par la magie des timbres, semble faire revivre des lacs intérieurs de larmes glacées.
Le second mouvement Con Fuoco, est un contraste brutal faisant office de scherzo, avec une précipitation des instruments dans une danse effrénée. Dernier regard vers cette ville de Vienne où le pas de l’oie avait tué les valses et les ländler ?L’œuvre se souvient qu’elle est écrite à l’aube des périls, et le climat inquiétant revient, le cor remplaçant la flûte (Et oui Schoenberg faisait aussi des reprises) et se termine même par une longue coda reprenant bien des bribes du premier mouvement, et même la tonalité initiale de mie bémol.Mais le climat burlesque, presque caquetant, rappelant les rondos burlesques de la Neuvième de Mahler, a bien disparu. Et le sol musical se dérobe sous les pieds par bribes, et des intonations à la Mahler préparent à une sorte de catastrophe (alto solo,...) vers la moitié du mouvement.Le mouvement va alors s’effriter après une dernière menace orchestrale.Une longue tenue de cordes graves, des cuivres qui s’éloignent et l’œuvre se termine par une «sorte d’abandon résigné» comme si Schoenberg ressentait la vanité d’avoir voulu ressusciter cette œuvre, tisonner sa jeunesse, et le finale va vers l’obscur que nous avons déjà évoqué.
Peut-être aussi voulait-il démontrer à son public américain que le Herr Professor pouvait ne pas faire fuir les mécènes et qu’il était l’héritier des viennois Mozart, Haydn, Brahms...
Dans cette œuvre un hommage est rendu à la forme sonate et aux variations si chères à son cher Brahms.
Œuvre anxieuse et essentielle psychologiquement, œuvre à part dans la production de Schoenberg, elle laisse apparaître la densité et la solitude du personnage. Cette œuvre est importante historiquement dans la production de Schoenberg car elle a valeur de pont entre sa musique «dissonante» et le monde «sonnant».
Jamais jouée à Toulouse, comme la plupart des œuvres de Schoenberg, elle vous donne l’envie d’aller plus loin, elle nous plonge au cœur d’un combat intérieur, à un tournant de sa vie et elle dégage l’impression d’un trou noir de profond désespoir. Traces de brisure, d’effondrement interne et externe, cette œuvre est capitale dans la compréhension de ce stigmatisé que fut Schoenberg.
Les couleurs s’éteignent. «Place pour de nouvelles Transparente absence de lumière.» (Arnold Schoenberg dans l’Échelle de Jacob).
Cette absence de lumière parle aussi du combat perdu avec l’ange, de la musique qu’il avait voulu faire remonter du fond de sa jeunesse, et surtout de cette échelle inaccessible, pont entre des mondes réconciliés, montrant l’intégration de sa pensée dans la continuité de la musique.
Gil Pressnitzer