Béla Bartók
Divertimento pour orchestre à cordes sz.113 (1939)
« Encore un instant de bonheur ! »
Si l’on s’en tient aux apparences, voici une œuvre intitulée presque de façon provocatrice "Divertimento", apparemment simple et regardant vers la gaieté factice, la sérénité des musiques du XVIIIe siècle. Sorte de sérénade, de concerto grosso conçu hors du temps et de l’espace, dans un cadre merveilleux, cette œuvre magnifie un folklore imaginaire irriguant un simple orchestre à cordes de type Haydn.
Composée pour un mécène (comme en 1936 la Musique pour Cordes) dans des conditions de musicien d’été à la Mahler (chalet dans la montagne) avec une avidité heureuse (quinze jours !) le Divertimento pourrait n’être qu’une aimable parenthèse paysanne et rousseauiste au milieu de l’horreur qui s’accumule. Comme les hordes barbares sont loin à Saanen, près de Gruyère dans ce chalet de cartes postales prêté par le merveilleux bonhomme qu’était Paul Sacher, commanditaire de l’œuvre. Clochettes et fleurs, loin des déchirures et des nuages noirs qui s’amoncellent !
Et puis cette œuvre que l’on peut jouer dans cet esprit de retour à Bach qui faisait fureur à son temps, elle rebondit, elle s’ébroue, elle danse, elle est libre, elle est simple. Aucune percussion ne semble l’assombrir, et cette nuit angoissée qui habite souvent Bartók semble absente. Alors "encore un instant de bonheur", une oasis, une halte, une aimable suite de danses ?
Beaucoup le croient encore ou l’ont cru et bien des contresens interprétatifs en découlent encore de nos jours. Pourtant, la simple écoute de l’interprétation de Fricsay en 1953, montre l’ambiguïté fondamentale de cette œuvre. Elle apparaît alors telle qu’elle est : angoissée, lyrique, émouvante et comme un dernier rayon de soleil, déjà teinté de rouge, à venir sur le monde.
Bartók, homme droit s’il en fut, antifasciste et antimilitariste ne pouvait s’abstraire de son temps. Certes il plonge volontairement son style vers le monde baroque avec l’alternance des tutti et des concertini, il use des formules de danses paysannes. Ce n’est pas pour s’y réfugier mais pour un dernier hommage à un monde européen qui va s’effondrer.
Autour de lui les chars sont en position. Depuis 1931 l’amiral Horthy fait déjà régner la terreur en Hongrie. Et pour lui, "l’amour des choses de la nature ne peut être lié qu’à l’amour des hommes".
Bartók, ne croit pas en Dieu, mais dans une pitié au monde, une violente compassion, et il ne peut oublier la terre qui pleure, et son coeur est en peine. Et cette musique qui coule est déjà une musique d’exil comme son œuvre composée juste après, le désolé sixième quatuor.
En décembre 1939, Bartók perd l’être qui aura le plus compté dans sa vie, sa mère, repère affectif essentiel si fort qu’il ne sera capable d’approcher que les très jeunes filles qui étaient souvent ses élèves. Depuis 1933 sa haine féroce du régime nazi l’avait amené à lutter contre ce "régime de pillards et d’assassins", et il sent l’Europe basculer vers l’obscur, et la fuite, l’exil, lui paraît inéluctable. Retardant pour sa mère son départ, il assiste déjà aux convulsions de la peste brune dans son pays ainsi qu’en Autriche. Tous ses travaux, ses recherches, toute sa foi dans l’homme, tout semble perdu quand survient la commande de Paul Sacher. Et à cinquante-huit ans il sait déjà qu’il devra tout recommencer, et n’ayant pas le cynisme ou les appuis de Stravinsky et de Schoenberg, il ne se fait pas d’illusions sur son futur exil.
Bourreau, encore un instant ! Cet instant sera juste après le concerto pour violon, l’épisode du Divertimento.
Représentant quelques moments d’oubli, le Divertimento est un portrait de l’éphémère, lucide et sans aucune illusion, où l’angoisse perle à chaque note comme le sang à chacune des portes du Château de Barbe Bleue. Sous ce faux hommage aux sérénades peut se lire aisément la montée des périls. L’œuvre qui semble s’éloigner de la Musique pour Cordes, percussion et célesta, sourd de la même angoisse, mais elle la dissimule sous le sourire. Musique de masques, musique de tournoiement, face à la terreur qui fige, hommage à son ami mécène, Bartók qui suit la maladie de sa mère, et la gangrène qui s’étend chez les "chrétiens cultivés", a décidé de cacher sa peur sous la pirouette d’une musique à l’apparence sereine. Sorte de "Gilles" de Watteau dans la littérature musicale, le Divertimento de Bartók rejoint Mozart qui s’étourdit parfois de gaieté pour ne pas pleurer. Dans cette incroyable tension qui se referme sur lui, devant la panique qui gagne Ditta sa femme, Béla Bartók s’accorde "encore un instant de bonheur", mais sachons lire l’amer sous la désinvolture.
Quinze jours donc de solitude à la montagne, enfermé, ne voulant ni entendre, ni voir les fleuves, les oiseaux, le soleil narquois : Bartók se lance avec frénésie dans ce "tombeau de l’Europe", et crie sa liberté d’artiste face à l’orage d’acier qui se prépare. Sa liberté même de suivre la mode du retour au baroque, sa liberté de se baigner une dernière fois dans le fleuve pentatonique, dans ses thèmes imaginés d’après les folklores du monde il la proclame haut et fort face à la bêtise mortelle qui monte. Une dernière fois résonneront les musettes et les hautbois : notes répétitives, syncopes, contretemps. Dans ce climat d’auberge le vin clairet est certes dans un pichet léger, le froid de la mort pourtant s’y insinue. Le paradoxe est de faire couler dans une forme classique, éculée, en trois mouvements, non pas un hommage aux anciens mais une musique libre, qui donne à la fois une impression d’improvisation et de douleur sous-jacente.
Le premier mouvement sera une danse de liberté proche du tableau de Matisse sur la danse, par son hymne à l’apesanteur - malgré les pieds qui frappent le sol - et il a la volonté de se libérer de toutes les chaînes. Bartók fait ici assaut de motifs répétés, déhanchés, ironiques aussi comme une fête paysanne qui voudraient donner l’impression de se créer devant nous, libre comme l’air, ne sachant où elle va, voletant comme l’alouette, laissant apparaître des traits solistes, puis se refermant sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement sera chargé de parler à coeur ouvert du tragique du monde. Pour dire la douleur des temps, Bartók avec une confondante simplicité, n’emploie qu’un bref thème traité chromatiquement qui tournera en cage, lentement, très lentement dans un monde sans issue. Et quand le thème pourra apparaître de ce chaos figé, cela sera pour se briser sur un terrible cri de désespoir. Et l’anéantissement gagne les cordes qui s’éteignent.
Le dernier mouvement veut être une dernière danse de la vie et malgré une subite montée d’angoisse qui rompt la course folle, tout repart non pas vers une course à l’abîme, mais une course à la vie, avec cette merveilleuse inconscience des musiciens nomades, tziganes ou juifs, qui emportaient dans la frénésie les larmes du monde. Dernier hommage à ces violoneux qui partiront très bientôt en fumée !
Bartók chante le tourbillon de la vie qui se doit de l’emporter sur le mal, sur le noir des tueurs.
Le Divertimento, en mélangeant plusieurs sources, se conclut triomphalement sur ce qui importait le plus à cet être de lumière que fut Bartók, la fraternité des peuples.
Juste après ces quinze jours d’espérance et de prémonitions, Bartók se laisse aller au désespoir absolu du sixième quatuor, et quelques jours plus tard, la mort de sa mère lui est annoncée et il abandonne ce chalet, ce refuge, cet îlot de lumière pour retourner au monde réel. Presque au même moment la guerre de 1939, déjà grosse de quelques années, éclate. Quelque temps encore en Hongrie pour terminer ce terrible sixième quatuor, et l’exil américain préparé par un voyage de reconnaissance en avril 1940, sera définitif.
"Cet adieu est dur, infiniment dur" dira Bartók.
Lors de ce voyage aux États-Unis, avec des billets payés par Paul Sacher et qu’il mettra un point d’honneur à rembourser, cet assoiffé d’absolu, ne trouvera plus dès lors plus beaucoup de raison de croire en l’homme.
Son dernier chant d’espérance n’est pas ce concerto pour orchestre angoissant par son grotesque, mais justement ce Divertimento pour Cordes. Il est de plus grandes musiques chez Bartók, mais cet adieu à la liberté par la liberté même, ce refus de la barbarie par le sourire et la frénésie de la danse, fait du Divertimento une œuvre qui dépasse sa simple fonction musicale, sa simple valeur musicale.
Adieu à l’oubli, congé de monde glacé qui se prépare, souvenir des visages, souvenirs de la Vieille Europe, regret aussi de la jeunesse, danse d’espoir au bord du chemin, tout cela est dans le Divertimento.
Ne l’écoutez pas comme une musique d’ameublement si fréquente à l’époque (Martinu, Stravinsky, Roussel…) mais comme le dernier sourire de Bartók. Vous percevez alors peut-être au coeur du deuxième mouvement, les cris d’oiseaux sur le sorbier rouge et la beauté profonde de l’âme de Bartók.
Boulez qui longtemps refusa de jouer les œuvres de Bartók postérieures à 1936 (Musique pour cordes), l’enregistra merveilleusement en 1992. Au-delà de l’aspect vivifiant de l’œuvre, il saura, comme Fricsay, y déceler les souffrances cristallisées, secrètes, la fuite aussi qu’elle recèle.
Elle sera créée le 11 juin 1940 par l’orchestre de chambre de Bâle sous la direction de Paul Sacher. Trois mois après, Bartók s’exile. Il nous reste cette musique mineure mais aussi immense, car elle ne grandira ni ne vieillira jamais, car faite d’un monde au coeur pur.
Et l’éternité s’élança dans le soleil en annonçant : "Je viens de passer un petit moment" (Maurice Blanchard).
Le Divertimento de Bartók est juste ce petit moment.
Gil Pressnitzer