Bartók Béla

Le château de Barbe-Bleue ou les portes de la transgression

Étranges sont les voies nocturnes de l’homme (Georg Trakl).

Avec ses yeux foncés, son regard infiniment pénétrant, Béla Bartók aura sondé jusqu’au fond et son siècle et la musique. Obstiné et profondément éthique il n’aura jamais plié devant l’hypocrisie et les compromissions, quitte à ne jamais vraiment être reconnu ni aimé par sa ville de Budapest, par la Hongrie, et à mourir de misère en exil et aussi d’indifférence aux États-Unis. Cet homme, un « saint laïc », à l’instar de Mahler ou de Ravel, jamais ne transigera, homme de fraternité et de profonde humanité, il préférera tout perdre plutôt que de pactiser, comme bien d’autres, avec les fascistes hongrois ou allemands. Bartók avait une volonté farouche, inflexible, mais aussi une grande simplicité, un grand amour des humbles et des gens authentiques. Homme grave, homme intègre jusqu’à l’obsession, il représente une image de la pureté dans sa vie et dans la musique.
BélaBartók est la conscience translucide des poètes et des sages. (Daniel Lesur).

Il savait aussi le poids des douleurs.
À propos du Château de Barbe-Bleue Bartók dira ceci : « Au fond nous faisons notre entrée dans le monde avec des larmes et nous en sortons avec des larmes. Elles encadrent notre existence… ».
Des larmes Bartók en fit des lacs intérieurs, car il était d’une immense pudeur. Parfois affleurent dans sa musique (Sixième quatuor, ses musiques nocturnes, ses Nénies pour piano) la trace de ses douleurs. Sa vie sera comme souvent sa musique en arc. Après une enfance douloureuse, entre maladie, mort précoce de son père, gène matérielle, il partira loin sa terre ingrate vivre dans le dénuement et la non-reconnaissance. La misère l’aura encerclé. Mais sans doute que l’homme debout attire la foudre. Un peu plus loin, au soleil, deux autres compositeurs échangeaient des balles de tennis et des boissons fortes, Stravinsky et Schönberg, sans faire le moindre geste pour aider leur confrère. Il y eut heureusement, pour ne point désespérer de tout, des gens comme Yehudi Menuhin, Fritz Reiner, Serge Koussevitzky qui l’aidèrent. La lente leucémie l’emporta alors « qu’il avait encore la malle remplie jusqu’aux bords de musique à créer ». Il aura juste voulu terminer son Troisième concerto pour piano sur son lit de mort, pour assurer l’avenir de son épouse Ditta Pasztory.

Homme bon, homme véritable, il sera meurtri par la guerre, le choix de sa patrie de se ranger derrière les nazis, et la mort de cette Europe des lumières qu’il avait connu qui va coïncider avec la mort de sa mère. Étranger au monde mercantile, il se souviendra toute sa vie de ses jours passés au milieu des paysans avec son gramophone, partageant leur vie nomade, s’émerveillant de leurs chants. Lui l’homme du folklore imaginaire et réinventé allait toujours vers la sincérité des choses et du monde.
Cet homme de lumière, d’une grande force morale, avait aussi ses voies nocturnes, sa part d’ombre, son petit tas de secrets. Des œuvres comme le Mandarin Merveilleux, Le Prince de Bois, et surtout le Château de Barbe-Bleue les révèlent : pessimisme foncier, violence rentrée, cynisme devant le couple amoureux. Cette dernière œuvre nous parle autant de Béla Bartók que d’un conte universel remis sous les éclairages de la psychologie freudienne. Béla Bartók aimait beaucoup cette œuvre, dans laquelle il s’est dévoilé en musique, lui l’alchimiste des sons. Quand le 26 septembre 1945, Bartók s’éteint au West Side Hospital de New-York des pages de papier à musique jonchent le sol, et un peu avant il avait confié se sentant partir : « C’est l’heure de la septième porte », celle décrite dans le Château de Barbe-Bleue, la boucle était bouclée.

Ce créateur toujours en peine, jamais en repos, personnage taillé dans le roc dont l’idéal de fraternité et la démocratie intransigeante se sont fracassés à un premier XXe siècle traversé par le totalitarisme et la barbarie. (Serge Moreux)

La composition du Château de Barbe Bleue

En 1911, à trente ans, Béla Bartók présenta ce qui devait être son unique opéra : le Château de Barbe-Bleue. Opéra en un acte, op.11, Sz.48. À Kékszakállú herceg vára en hongrois
Il pense à la composition dès 1910 après que Zoltan Kodaly eut refusé le livret de Béla Balázs (1884-1949), et que celui-ci le lui repropose. Bartók s’en empare tant les résonances en lui du texte sont profondes. Cette parabole amère et pessimiste lui parle intimement. De plus Béla Balázs a tenté de retrouver les couleurs des ballades anciennes de la Transylvanie, région natale de Bartók, et dont il connaît toutes les caractéristiques musicales.

Il va y travailler intensément de février au 20 septembre 1911. Il le présente en 1911 à la Commission des Beaux-Arts qui devait choisir la meilleure production lyrique hongroise de l’année et surtout en financer la mise en scène. Il était conscient d’avoir écrit un chef-d’œuvre, mais le jury épouvanté devant le thème choisi et aussi par la musique novatrice, le rejette et refuse de le monter. Blessé, meurtri, Bartók va reprendre plusieurs fois sa partition en 1918 et 1921, surtout le finale, mais plus jamais il ne voudra écrire un autre opéra.

Le succès inattendu du ballet le Prince de bois en 1917 lui permet enfin de créer le 24 mai 1918 son opéra. Mais en 1920 le régime fasciste de l’amiral Horthy s’installe, et refuse que Béla Balázs, le librettiste, soit cité, parce qu’il était socialiste mais surtout juif. Bartók refuse alors toute représentation de son opéra qui attendra longtemps avant d’être redonné à Budapest.

Les influences musicales

Marqué profondément au début par les œuvres de Richard Strauss au niveau orchestral, de Franz Liszt pour le piano, de Robert Schumann et Johannes Brahms pour la musique de chambre, il s’en était éloigné après le choc de la révélation de la musique folklorique. Ce souffle d’air pur, ses libertés harmoniques et mélodiques auront changé Bartók en profondeur. Des voyages qui dureront jusqu’en 1914, des enregistrements faits sur gramophone, ont élargi sa conception de la musique. Une vision panthéiste et universaliste du monde se fait en lui, et il dépassera le cadre de sa Hongrie. Il collecta avec humilité et passion les traditions populaires de la Slovaquie, Roumanie, Serbie, l’Algérie, l’Égypte, la Turquie.

Aucune influence d’un autre opéra, à part bien sûr Pelléas et Mélisande de Debussy, n’apparaît dans cette œuvre qui semble surgit de nulle part. Ni Salomé et Elektra de Strauss, ni Erwartung et Die glückliche Hand de Schönberg, pourtant exactement contemporains et eux aussi opéras en un acte, ne laissent de traces en lui. En fait Bartók ne semblait pas aimer le genre de l’opéra, trop artificiel pour lui et si éloigné de la vérité des sentiments, et il concevait la musique vocale surtout comme des chœurs et des chants populaires. Sa passion pour Wagner de sa jeunesse était depuis longtemps dissipée.

Bartók se trouve à cette époque à la confluence de la découverte de la musique de Debussy et de ses recherches ethnomusicologiques sur les musiques populaires. Son opéra sera l’heureuse fusion des deux influences.
Bartók avait été nommé en 1907 professeur de la classe supérieure de piano de l’académie de musique de Budapest. Il travaillait particulièrement Beethoven et Debussy. En 1908, il publia Pour les enfants, recueil de 85 pièces pour piano, merveille pédagogique. Les deux Images pour orchestre et l’Allegro Barbaro sont de 1910. C’est aussi l’époque du Chant de la Terre de Mahler (1908), et de sa Neuvième symphonie (1909), de Daphnis et Chloé de Ravel et du Pierrot Lunaire de Schönberg (1912). Bartok refuse lui la musique atonale ou sérielle et trouve sa liberté dans le socle populaire.

Formes de l’opéra

C’est avant tout la glorification de la langue hongroise de ses volutes, de son chant intime, de ses méandres. Ceci rend assez vain toute traduction de cet opéra dans une autre langue.
« Bartók est enfermé dans le magyar (langue hongroise) aussi sûrement que Barbe-Bleue est enfermé dans son château qui est son moi intime. » (Paul Griffits).
Il emploie pour cette langue ductile, agglutinante, une sorte de parlando rubato qui ne tient plus compte des barres de mesure.
« Bartók a voulu affranchir la langue et rendre musicale l’inflexion naturelle de la voix » (Kodály). Opéra en un seul acte, concis d’une durée d’à peine une heure, Il a une forme en arc typique de l’écriture de Bartók, et l’on va de l’obscurité du début aux ténèbres de la fin, avec des éléments thématiques récurrents. Ainsi le thème du sang parcourt, comme bien sûr un fil rouge, toute la partition, et le nom de Barbe-Bleue, Kékszakállú, sans cesse proclamé, sert aussi de base thématique. De même les thèmes des larmes.

De nombreux liens avec le Prince de Bois existent. Car l’œuvre jumelle du Château de Barbe-Bleue est bien le Prince de boisécrit juste trois années plus tard et encore sur un livret de Béla Balázs. L’une permet d’avoir des reflets sur l’autre. Là aussi un simple conte de fées devient une tragédie psychologique. Un prince amoureux d’une princesse froide et lointaine va jouer sur les apparences en habillant un morceau de bois de ses propres vêtements et de sa chevelure. Demandant à une bonne fée d’attribuer la vie à son double, il se retrouve piégé, car la princesse va tomber amoureuse de son mannequin. La misogynie latente de Bartók passe ici du sourire de la légende à la réalité du couple et de la vanité de la femme. Cette femme qui panique Bartók est aussi la projection de Judit questionneuse et inquisitrice, qui par sa curiosité fatale tue l’amour. Et la douleur est sous-jacente, car les vrais sentiments amoureux sont destinés à être bafouer, selon Bartók, par la femme sensible au superficiel et non à la profondeur d’âme.
Judit et la Princesse portent en elles la méconnaissance du véritable amour fait autant de passion que du respect de l’autre, et la fascination des apparences leur fait détruire tout sentiment profond.

Pour exprimer cela Bartók va créer une prosodie originale au plus proche de la diction populaire de la langue hongroise, avec ses accents particuliers, ses rythmes décalés, ses assonances. La métrique unique de cette langue enrobe chaque mot chanté, chaque note émise.
Bartók utilise une écriture modale, souvent pentatonique, et ce qu’il intitule un « parlando rubato ». Chaque phrase chantée est souvent courte, Bartók et oscille entre mélodie et violence parfois, déclamatoire le plus souvent. On est entre le récitatif et le chant, et seul le dernier air de Barbe-Bleue évoquant ses femmes passées et présentes est un véritable air lyrique. Tout le reste n’est pas opératique, mais merveilleusement sinueux et évocateur. Un véritable dialogue amoureux sert de trame. Des cris d’amour sont dits par Barbe-Bleue : « Ta main soit béni… Aime-moi, embrasse-moi, embrasse-moi… Tu m’apportes joie, lumière… ».
Bartók se sert de couplets et non pas de longues phrases.
Mais le plus extraordinaire est le génie orchestral de Bartók. Dès le début se met en place le socle musical qui sera repris textuellement à la fin. Puis chaque porte fera l’objet d’une nouvelle orchestration, fascinante et inventive, rutilante ou désespérée.

Chaque scène a une couleur particulière, dominante
Chaque univers de Barbe-Bleue est peint comme une toile. Et cette recherche de couleur est la clé de cet opéra, rejoignant les recherches de Scriabine, de Schönberg, et plus tard Messiaen.
Du thème du sang, en passant par les larmes, c’est une palette inouïe comme un tapis de douleur que Bartok déroule.
Bartok utilise des instruments peu usuels : xylophone, célesta, orgue, clarinettes dans l’extrême aigu, trompettes en saccade…
Les clarinettes ont d’ailleurs un grand rôle dans toute l’œuvre. Les accords, appelés d’ailleurs « accords affectifs » par le musicien sont faits d’agrégats rares, et culminent dans la cinquième porte.
Bartók utilise un grand orchestre souvent avec des instruments par quatre (4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 4 flûtes, 4 bassons) mais aussi un large éventail d’instruments (2 hautbois, 3 clarinettes, un cor anglais, 2 harpes, un célesta, tuba, un orgue, une percussion fournie, des cordes).
Pour traiter ce conte d’autrefois, et du tragique de toujours, Bartók mêle une sorte d’innocence primitive et une très haute sophistication musicale. C’est l’orchestre qui donne à voir et commente, alors que les personnages subissent et tâtonnent.
Bartók utilise le principe de répétition – les portes successives, le sang présent du premier accord au dernier, les larmes qui étaient sans doute cette humidité enrobant le château. Tout semble murmures, rappels lancinants, résignation à venir, et parfois éléments véhéments de révolte ou de puissance.
La musique frissonne autant que ce monde frissonnant, elle crie et pleure aussi parfois.

Le livret, la musique, et leurs abîmes

Béla Balázs a intitulé son texte un « un mystère » et il s’agit bien d’un conte symbolique avec une forêt de métaphores, écrit en couplets courts retrouvant les paroles des bardes anciens. Ce livret de Béla Balázs, est scrupuleusement suivi et habité par Béla Bartók. Une traduction, celle officielle de l’éditeur Universal mais pas très fidèle, est disponible sur site de LivretPartition.com La meilleure étant celle de l’Avant-Scène opéra de Nathalie et Charles Zaremba. Il est essentiel de le lire tant la fusion entre la musique et le texte est totale. Bartók suit syllabe par syllabe le texte, accompagne pas à pas la montée non pas vers la lumière, mais vers la catastrophe finale des deux êtres en sept stations de douleur.
« Le texte se fond totalement avec la musique tel un double arc en –ciel grandiose » (Zoltan Kodaly).
Les personnages en sont ainsi indiqués :
Le Duc (en fait le Prince en hongrois) Barbe-Bleue, baryton.
Judit, sa femme, mezzo-soprano.
Le Récitant du prologue, rôle parlé.
Les trois précédentes femmes de Barbe-Bleue, rôles muets.
L’action se passe dans une salle du château de Barbe-Bleue, dans les temps légendaires.

Balázs influencé par les dramatiques ballades populaires dira : « Je voulais dépeindre une âme moderne avec les couleurs primaires du chant populaire ». Ce que réalise parfaitement Bartók. Balázs utilise des vers courts de quatre pieds comme dans les contes populaires hongrois. Si certains thèmes du conte archaïque peuvent affleurer (rumeur de l’ogre, curiosité destructrice de la femme, transgression des interdits, la violence conjugale, le sang partout, la peur…), le texte de Balázs est autre. Barbe-Bleue devient le centre de l’opéra et sa fragilité en fait un homme et non un monstre. La femme n’est surtout pas soumise, la jalousie est plus importante que la curiosité, les portes sont multiples.
La symbolique du chiffre 7 a été dite plus haut, on peut signaler les 7 portes, les 7 demandes de Judit, les 7 refus de Barbe-Bleue, les 7 acceptations résignées du même, les 7 ouvertures de portes, les 7 paysages psychologiques découverts derrière ces portes. Une autre symbolique des nombres est en filigrane par l’utilisation presque cachée du nombre d’or.
L’action ou plutôt la non-action, c’est la musique qui fait l’action, est totalement psychologique, et elle se déroule dans un seul lieu : la salle immense du château cernée par sept portes closes.
On est dans un monde hors du monde, dans un territoire sans être humain, ruisselant de symboles et de métaphores. Seule va se dérouler une évolution psychologique des personnages, jusqu’à l’anéantissement final.
On vit un drame à trois, Barbe-Bleue, Judit et le château qui est l’enveloppe charnelle et spirituelle de Barbe-Bleue. Chaque porte franchie est un pas supplémentaire vers la néantisation de l’amour, un état d’âme autre, la marche inéluctable vers la seule compagne possible, la solitude.
Barbe-Bleue et Judit se parlent mais jamais ensemble.
Kodály parlait de « symphonie scénique ou de drame avec accompagnement symphonique ». Et il ajoute « Nous avons affaire à un chef-d’œuvre, un volcan musical en éruption pour soixante minutes de tragédie condensée qui nous laisse avec un seul et unique désir : le désir de l’écouter encore. »
Judit, jeune épousée qui a fui sa famille, pour suivre, aimer et sauver Barbe Bleue de ses violences qui affleurent sans cesse, veut vaincre sa part d’ombre pour lui apporter la lumière. Malgré les rumeurs courant dans les villages elle se croit plus forte que la peur, investit par la force de son amour. Elle veut inonder et le château et Barbe-Bleue de lumière, méconnaissant sa personnalité, ses secrets intimes, son âme repliée. Malgré les refus de Barbe-Bleue elle va vouloir ouvrir toutes les portes, et la dernière transgression lui sera fatale : elle va rejoindre dans le passé les autres femmes derrière la septième porte, ayant perdu et présent et avenir.
La première parole prononcée, après la mise en garde du prologue, est « Nous sommes au but, me suis-tu Judit », la dernière sera « Désormais plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre… ».
La musique commence presque imperceptiblement sous le monologue parlé avec une sorte de grondement des cordes graves. Une mélodie immémoriale pentatonique semble sourdre du plus lointain de la mémoire. Le temps et l’espace sont abolis.
Tout est sombre comme les motifs musicaux. Hautbois et clarinette mystérieuse plantent l’atmosphère pleine d’oiseaux de nuit avant l’entrée des voix. Les thèmes fondateurs (nuit, sang figuré par une intense dissonance et par le mot hongrois véres qui revient sans cesse accompagné par une seconde mineure, les larmes) sont déjà présents au travers de chromatismes inquiétants. L’entrée de Barbe-Bleue et de Judit se fait sur une montée orchestrale. Avant que l’entrée ne se referme dans un lourd bruit sourd de l’orchestre, Barbe-Bleue demande à Judit si elle accepte son destin. Des élans passionnés traversent l’orchestre sur l’union et l’acceptation de Judit. Dans l’obscurité encore présente un dialogue commence qui déjà marque l’échec à venir, l’impasse inéluctable des sentiments. La porte d’entrée se referme comme une prison, le monde extérieur n’existe plus..
« Pourquoi m’as-tu suivi Judit » demande inquiet Barbe-Bleue. « Parce que je t’aime » brandit Judit qui affirme apporter la lumière, - autre repère thématique de l’orchestre -, et pouvoir réchauffer les froides pierres, tarir les eaux humides. La peur du château hostile et sombre est traduite par le halètement de la musique. Un bref interlude avec une clarinette comme un oiseau de nuit amène à la visite du château et la découverte des portes sinistres. « Nul ne doit ouvrir ses portes prévient sourdement Barbe-Bleue.
« Donne-moi les clés, car je t’aime » et Barbe-Bleue est séduit, sans doute fier de monter sa puissance et ses assises sociales figurées dans les trois premières portes. Ce sont les trois aspects de sa personnalité dominatrice et puissante, avec un mélange d’orgueil et de cruauté. La porte du jardin est son jardin secret, sa tendresse. La porte du domaine, la cinquième, sa puissance et sa violence, sa domination. La porte des larmes est sa fragilité et les blessures intimes. La dernière porte est sa mémoire, et tous ses amours passés qui l’ont tissé et fait ce qu’il est.
Alors commence la tentative de Judit pour briser l’obscurité et l’humidité du château. Elle croit y parvenir en ouvrant les portes.

1ère porte, la salle de torture: À l’ouverture de cette porte un immense soupir secoue tout le château. Une chambre rouge sang comme des blessures se dévoile. En fait c’est l’orchestre qui décrit la chambre car Judit est muette d’horreur. Xylophone et flûtes hallucinés, les bois crépitants et les trémolos de cordes tous dans l’aigu, parlent mieux que les yeux de Judit des instruments de torture : chaînes, verges, tenailles, roues, et des douleurs engendrées. Partout ruisselle le sang.
Malgré les conseils de prudence de Barbe-Bleue (« Prends garde, prends bien garde pour toi, prends garde pour moi...Aime-moi mais ne pose jamais de questions »), et malgré la peur naissante de Judit, celle-ci de plus en plus véhémente réclame l’ouverture d’autres portes. Elle appelle comme un rituel magique la lumière qu’elle croit déjà voir poindre, alors que Barbe-Bleue ne voit que du sang. Barbe-Bleue cède encore.

2e porte, la salle d’arme:Une lumière rouge jaunâtre s’étend par terre.Une trompette éclatante marque la salle d’armes de Barbe-Bleue. Ses guerres et sa violence sont là à jour et les fanfares militaires de l‘orchestre en témoignent. « Ta puissance est implacable » découvre Judit. Le sang coule encore.
Judit poursuit haletante sa mission de lumière qu’elle croit voir de plus en plus forte et exige l’ouverture de toutes les autres portes. Barbe-Bleue finit par croire à l’apparition de la lumière en lui et dans son château. Il lui donne les clefs de trois autres portes. La précipitation, puis l’hésitation de Judit sont traduites en musique.

3e porte, la salle des trésors : Une lumière dorée émane des pierreries, des diamants, des rubis. La richesse de Barbe-Bleue est là étalée pour séduire Judit. Des arpèges de célesta, de longs accords de cuivres, des violons lyriques, donnent une couleur irréelle à la scène. On est dans la magie des sons. La fascination de Judit est montrée par une musique suave et lyrique, les volutes de deux violons solos qui deviennent des oiseaux, un célesta qui lui devient une cascade ; Mais cette offrande de bijoux est également refusée par Judit qui ne voit que du sang. Barbe-Bleue la pousse vers une autre porte, blessé que son cadeau soit refusé.

4e porte, le jardin secret: Une lumière vert bleuté provient des branches chargées de fleurs. L’orchestre est lui aussi en floraison : harpes en glissando, cor solo flottant sur un tapis moelleux de cordes souvent en trémolos. L’orchestre devient lumière et rosée. L’offrande des fleurs est aussi marquée par le refus de Judit qui voit du sang ruisseler partout. Et la musique se teinte aussi de sang par le leitmotiv donné par les cors. Fasciné par l ‘apparente lumière qui inonde son repaire Barbe-Bleue l’a conduit devant la cinquième porte où elle se précipite.

5e porte, les vastes domaines de Barbe-Bleue : C’est le plus haut point de la montée dans le château et aussi le point culminant de l’œuvre. Tout l’orchestre avec également un orgue célèbre la vastitude des possessions de Barbe-Bleue par une suite d’accords énormes qui montent et descendent, épais, terrifiants. Des fanfares de trompettes et de cors célèbrent la puissance du prince. Le cri de Judit est stupéfiant, inattendu, après cela elle reste muette et c’est Barbe-Bleue et l’orchestre qui décrive les terres et les ruisseaux du royaume. Un immense choral est entonné par Barbe-Bleue. Mais Judit refuse également le royaume, car un nuage rouge saigne, alors que Barbe-Bleue ne voit que lumière. Judit exige l’ouverture des deux dernières portes closes restantes, alors que Barbe-Bleue parle d’un point de non-retour, où l’obscurité et les doutes vont ressurgir. Malgré la supplication de Barbe-Bleue Judit ouvre la sixième porte. Un long gémissement retentit, comme pour la première porte.

6e porte, un lac de larmes : C’est le plus haut sommet de l’orchestration de Bartók qui rend tangibles les flots étales et dormants de larmes et de désespoir. Fontaines de trémolos aux cordes, roulements sourds de timbales, arpèges des harpes et du célesta, coulées des clarinettes, font de cette scène un moment de magie orchestrale. La musique semble souffrir et se fige « comme un sang qui se fige »
Une longue lamentation vocale sur le mot larmes, (Könnyek en hongrois) revient plusieurs fois dans la réponse de Barbe-Bleue.
À partir de cette immobilité en musique et en couleur grise, tout va redescendre de la lumière vers les ténèbres.
Un interlude se met en place avec Judit qui refuse les bras de Barbe-Bleue reste immobile et étrangère, puis triste. Barbe-Bleue affirme qu’à jamais la dernière porte restera fermée. Alors se met en place une mécanique de la destruction et de la jalousie. L’orchestre va accélérer peu à peu devant les accusations de Judit, comme pour une course à l’abîme. La jalousie et le sang se mettent en furie. Pour elle ces larmes et le sang proviennent de la souffrance et de la mort des précédentes femmes de Barbe-Bleue. L’accusation d e meurt est terrible. Mais autant que le meurt de leur amour il s’agit aussi du meurtre de Barbe-Bleue qui va se dissoudre dans la nuit.
La musique s’emballe, presque comme dans Elektra de Strauss. Devant sa condamnation et le triomphe du vieux mythe de l’ogre, Barbe-Bleue sait que tout est perdu. Il tend la dernière clé, se préparant à l’anéantissement final. La cinquième et la sixième porte se referment.
7e porte. La chambre des épouses. La mémoire de Barbe-Bleue a été violentée et trahie, elle va engloutir Judit. Désormais une intense cérémonie de l’adieu se met en place.Là sont toutes les trois épouses de Barbe-Bleue, vivantes : « Élnek, élnek, itten élnek : Vivantes, vivantes, toutes vivantes ! », mais dans la mémoire et le passé. Elles émergent silencieuses et belles. Judit comprend son erreur, trop tard. Un long rayon argenté de clair de lune est la seule lumière restante. L’orchestre commence alors un long chant funèbre, les clarinettes pleurent. Survient alors le seul passage d’opéra de toute l’œuvre : un long arioso de Barbe-Bleue chantant les louanges de ses autres femmes et de Judit, parée comme une reine, « De toutes tu as été la plus belle ». Ces femmes qui ont fait ses aubes, ses midis, ses soirs et maintenant Judit qui fait sa nuit. Mais elles n’auront pas donné toute leur confiance et toute leur lumière. Cet air magnifique est une déclamation entrecoupée par les supplications de Judit qui finit par suivre les autres femmes et tout se referme. C’est le seul moment dans l’opéra où les deux voix, celle de Barbe-Bleue et celle de Judit, chantent ensemble, se mêlent, pour mieux se séparer. Ce seul instant de fusion dans la rupture semble un message amer de Bartók
Judit est condamnée à les suivre dans le néant du passé. Le manteau et la couronne bien trop lourds pour Judit l’entraînent dans les terres du néant. Après une grande explosion de désespoir de l’orchestre, la musique du début revient mystérieuse, la forme en arche est close.
Barbe-Bleue s’en retourne, seul à jamais, dans son château froid à jamais : Désormais plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre. Tout ce sang omniprésent semble en fait peu à peu couler de lui, par une blessure que la défiance de Judit lui a infligée.
Tout s’éteint, la musique aussi.

Les problématiques de cet opéra

Y a-t-il une porte qu’il ne faille jamais ouvrir ? Le prologue n’est jamais qu’une mise en garde pour nous dire que ce très ancien compte n’est que le miroir de nos tourments personnels, de nos crises internes.
Son élève et ami Georges Sebastian analyse ainsi le Château de Barbe-Bleue: « Tout ici n’est que symbolique. La château lui-même qui symbolise la vie humaine, et ses portes derrière lesquelles se cachent les éléments de cette vie : la torture que nous subissons sans cesse, les armes que nous sommes obligés de prendre pour nous défendre ; les richesses que nous envions sans cesse ; le jardin florissant, seule note heureuse de notre existence ; l’ambition de la possession qui nous tenaille continuellement ;les larmes que nous versons ; enfin le mystère de tous les mystères : les femmes du passé, que nous aimons toujours et qui ne meurent jamais. Mais au milieu de tout cela, l’homme vit solitaire dans l’ombre... » (Cité par Pierrette Marie).
Nous sommes loin du mythe du tueur de femmes, mais proche de celui de la curiosité qui anéantit tout (mythe de Psyché), du fol espoir après les échecs précédents (les trois premières épouses).
Les thématiques de Sigmund Freud étaient connues, mais le choc du conflit homme-femme était peu courant à l’opéra à l’époque et choqua. La première n’eut lieu à Budapest qu’en 1918.
Cette lutte de l’ombre, des murs humides du château qui suinte de larmes et du soleil que veut imposer Judit est la tragédie de la confiance, du passé déterré. Les portes closes que Barbe Bleue doit ouvrir séance tenante parce que Judit assène le mot de passe : « je t’aime ». L’amour de Judit est celui de l’espoir impossible et du retour des ténèbres. Voulant ouvrir le cachot obscur de la demeure de Barbe-Bleue, Judit ne peut se suffire de l’amour, elle veut la clarté cruelle, la vérité qui anéantit. Mélange de pulsion presque hystérique, de jalousie maladie, et aussi de tendresse passionnée, sa quête va l’amener à se perdre dans le labyrinthe du château et d’être avalée vivante dans ces portes et ces dédales. Elle a aimé, elle n’a pas fait confiance. Elle était venue pour sauver, elle contribue encore plus à la perte.
Le drame du château de Barbe-Bleue est un drame à trois personnages : Barbe-Bleue, Judit, mais surtout le château lui-même personnage vivant entre larmes et sang, et dont les seules ouvertures sont des portes donnant sur la psychologie intime et le passé de Barbe-Bleue. C’est lui qui absorbe les deux autres personnages dans ses labyrinthes.
Une spirale de la destruction et de la violence est mise en œuvre par Judit qui au nom de son amour va tuer l’amour et l’être aimé en le mettant à nu. Dans ce monde frissonnant et ruisselant elle met en mouvement la catastrophe finale. Quand elle réalise ce qu’elle a déclenché, il est trop tard et résignée elle ira rejoindre les trois autres femmes, vivantes mais exilées dans la mémoire et piégées dans le passé. L’épouse le matin avec une couronne d’argent, puis l’épouse du plein midi en or, l’épouse du soir dans son riche manteau brun. Judit découvre qu’elles sont vivantes et elle devient l’épouse de la nuit dans son manteau étoilé.
Elle a à jamais quitté le présent qu’elle n’a pas su vivre.
Du noir aux ténèbres qui vont engloutir les amants, il n’y a d’autre issue que la solitude absolue. Bartók pense que la confiance importe plus que l’amour. La boîte de Pandore ouverte ne conduit qu’à une descente aux enfers de la passion. Taraudée par son amour aveugle, sa curiosité, son manque de confiance, sa jalousie, la femme engloutit l’amour. C’est ainsi que Bartók et Balázs, dans un pessimisme misogyne voient la mort inéluctable de tous les couples. Le « puisque je t’aime » ne sert à rien pour vivre à deux.
Barbe-Bleue a cru un moment que sa quatrième tentative pour trouver l’âme-sœur, la femme amie, serait la bonne. C’était pour lui l’évasion possible de la prison de son château, du mur de son moi. Il a échoué déjà trois fois et donc il est prêt à beaucoup de compromis, d’abdication de sa puissance masculine pour changer enfin l’issue de l’histoire. Et en même temps il sait que cela sera pareil. Il lutte et se résigne. Plus jamais il n’essaiera à nouveau et il va s’enfermer à jamais en lui-même. Cette histoire si proche pour lui n’aura pas pour Bartók heureusement la même issue. Le Château de Barbe-Bleue est à la fois l’œuvre d’un homme jeune, mais déjà la proclamation pessimiste de quelqu’un qui ne croit plus en l’amour entre homme et femme.

Le château intérieur de Bartók

Béla Bartók aura eu sans cesse le prisme envahissant de sa mère dans ses relations avec les femmes. Ces relations faites de méfiance ou patriarcale, car Bartók à part sa douloureuse relation avec la violoniste Geiger, ne pourra approcher que de très jeunes femmes et souvent ses élèves.
Ce rôle dominateur montrait plus sa faiblesse et sa timidité que sa supériorité.
Il avait perdu très tôt, à l’âge de six ans son père, violoncelliste amateur et professeur dans une école agricole, et son éducation fut portée par sa mère, institutrice qui donnait aussi des leçons de piano pour assurer la subsistance du foyer. Cette mère adorée, veuve, fut aussi son premier professeur de piano dès l’âge de 5 ans, sa grande confidente, son refuge.

Son séjour à Paris lui permit de connaître « les papillons de nuit aux visages et aux cheveux teints des prostituées » (Lettre à Imri Jurkovitz, 1905). Ceci est le côté Mandarin Merveilleux de Bartók, aspect dont personne n’ose parler.
La seule et grande passion de sa vie fut donc la très belle violoniste Stefi Geyer (1888-1956). Cette très belle femme de moins de vingt ans fut son inaccessible étoile qui lui fit ensuite douter de toutes les femmes, sauf sa mère bien sûr.
Il en tomba amoureux fou en 1906 et composa pour elle son premier concerto pour violon en 1907, très romantique voire pathétique, souvenir d’un été merveilleux passé ensemble en 1907. Mais elle le repoussa finalement, trop éloignée de lui par ses convictions bourgeoises et religieuses, alors que Bartók professait des amitiés socialistes fortes et rompit avec lui en 1908. Le traumatisme fut profond et son entourage craignit un suicide. Elle lui demanda de détruire ce concerto qu’il ne publia donc jamais de son vivant. Il en fit une autre œuvre vengeresse « les Deux portraits, opus 5 », il y évoque les deux faces angélique et démoniaque de cette femme avec des grincements amers, donc ancrés pour lui chez toutes les femmes. Mais la douleur de la séparation se trouve aussi dans les 14 bagatelles op.6 et surtout l e Quatuor n° 1, opus 7 (1908-1909), « C’est là mon chant funèbre » (dernière lettre de Bartók à Stefi Geyer, septembre 1907).

Peu de temps après en 1909, il épouse en cachette Marta Ziegler, alors qu’il a douze ans de plus qu’elle, sans même le dire à sa mère vénérée ni à ses mais, fort en colère quand on en parlait. Marta Ziegler était une jeune étudiante de 16 ans à la Franz Liszt Academy mais aussi son élève depuis deux ans donc à 14 ans Il vécu avec elle par dépit ou résignation, ils auront un fils en 1910, également prénommé Béla comme son père et son grand-père. Jamais elle n’aura le droit de l’accompagner dans ses nombreuses tournées ou voyages. Les portes de son château ne lui seront jamais ouvertes et aucune clarté ne pourra y pénétrer par ses soins. Cette vie de couple sera sans doute en filigrane du Château de Barbe-Bleue car l ‘incompréhension s’était tapie au milieu d’eux et seul la naissance du fils Béla, maintiendra les apparences.

En 1923, il divorça après quatorze ans d’incompréhensions et d’union désaccordée. Marta Ziegler eut la garde du fils Béla. Il épousa à 42 ans Ditta Pasztory, jeune pianiste de 16 ans et son élève, et dont il eut un second fils le 31 juillet 1924 : Peter. Cette union sera heureuse.
Mais toujours cette impossibilité à connaître des femmes de plus de 18 ans, et qui ne soient pas ses élèves un peu soumises, balisera sa vie.
La peur de leur curiosité féroce, mettant à mal ses portes secrètes, sa forteresse mise à nue, tout cela le hantera :
« Il est des moments où je prends conscience que je suis totalement seul. Et je prévois, j’ai le pressentiment que cet état de solitude morale sera ma destinée. Je regarde autour de moi à la recherche de la compagne idéale, mais je sais bien que c’est là une quête vaine. Et même s’il m’était donné de la trouver un jour, j’en suis sûr que je serais bientôt déçu » (Lettre du 10 septembre 1905, citée dans l’Avant-scène Opéra).

On comprend que le texte de Balázs lui sera alors si proche, si intime en fait. Et le personnage de Judit est pour lui celui de la transgression des interdits, derniers remparts du couple, des secrets souterrains à sauver du soupçon et des doutes féminins. La vitalité envahissante de Judit est ce qu’il redoute des femmes. Plus que l’ombre noire et inquiétante de Barbe Bleue, il s’agit sans doute pour Bartók l’histoire d’un viol de l’intimité et les sept portes
En fait Bartók semble avoir peur des femmes, et ne peut s’approcher que des femmes-enfants, celles qui par timidité ou innocence ne violent pas la part secrète de l’homme, le passé non partageable. Une confiance aveugle et absolue semble le fondement de l’amour en couple pour Bartók. D’ailleurs le Château de Barbe–Bleue est dédié à sa jeune épousée Marta Ziegler, comme un avertissement, une mise en demeure. Certes Bartók, comme Paul Dukas, réinvente un mythe au XXe siècle, mythe archaïque et toujours latent, mais pour lui, ce mythe touche à son moi intime.
Le Château de Barbe-Bleue est le château intérieur de Bartók, avec ses portes et ses douleurs et ses craintes, ses révélations, ses transgressions, et ses lacs de larmes qui encadrent notre existence.

Gil Pressnitzer

Sources
Nathalie Ruget, le Château de Barbe-Bleue conférence à l’université de Lyon 3.
Serge Moreux Béla Bartók. Richard-Masse, 1955
Pierre Citron Bartók. « Solfèges », Le Seuil 1963
Avant-scène Opéra numéros 149/150, de novembre/décembre 1992, avec l’étude lumineuse de Stéphane Goldet.
Pierrette Marie, Bartók, Classiques Hachette de la Musique, 1970.