Bessie Smith
Blues for Bessie
Dites-moi où n’en quel pays,...
Est Bessie Smith qui incendiait la mort
Tendue et magnifique,
Dans son nuage d’alcool et de marijuana?
Et nous qui l’avons tant aimée? (José Maria Alvarez)
Bessie, Bessie.Pour toi un chant d’amour à la mesure de ta chienne de vie.
Ma grosse vache ils ont eu ta peau. Ce n’est pas du lait qui s ’écoule de tes flancs sur ce trottoir humide, mais c’est ton sang rouge et noir de négresse.
Négresse laissée là à pisser son sang pendant que les blancs déambulent.
Toi « L’impératrice du blues » tu donnerais tout pour que cette putain d’ambulance arrive et t’amène à l’hôpital. Tu n’as droit qu’à l’hôpital réservé aux noirs. Leur sang épais ne doit pas salir les draps blancs des Blancs. On fait alors demi-tour. Alors tu restes allongée sous la pluie, dans la rue d’où tu étais venue. Tu entends ce vieux con de Mississipi couler, il s’en fout de toi ce jour.
Ta vie de chien se termine comme un chien, tu as assez amusé les blancs en te tortillant, maintenant on peut te jeter, putain après la fête de la musique. Crève donc négresse avec tes chansons qui foutaient le cafard.
Et puis de ces années vingt/ trente il faut tourner la page, et on ne retiendra que ton compère Louis Armstrong à qui on saura apprendre à faire le nègre blanc, à rouler des yeux. Lui au moins il ne pisse pas la misère et la détresse.
Cet accident, cette cruauté des blancs de te laisser agoniser, tout le monde y croit.
Ceci n’est sans doute pas vrai, des rumeurs pour édifier les populations noires. Peut-être n’es-tu même pas morte, peut-être, que l’ambulance est venue avec ses hurlements de blues de mort. Ta voix puissante ne pourra jamais les couvrir.
Bessie, Bessie, tu as clamsé même avant l’arrivée du docteur et ce gros menteur de « Mezz » Mezzrow, a tout inventé.
Bessie, Bessie, te voilà bien amochée, alors que cette mouise commençait à se dissiper. Que ta contribution à la naissance du jazz devenait évidente. Et ce blues naît par toi, non plus celui des prisons et des chants de coton, mais celui qui vous retourne l’âme. Celui bien poisseux qui parle des hommes, de leurs amours, et des séparations. Ta vie sera comme tes chansons, tes chansons comme ta vie. Triste à pleurer.
Voilà tu es par terre, tu es à terre et comme tu le chantais déjà Nobody knows you when you’re down, and out.
Non personne ne te tendra la main, car nul ne vous connaît plus quand vous êtes tombé et brisé. Non personne.
Et ce dimanche 26 septembre 1937 tu crèves un bras en moins et qui vomit ton sang, comme un très long blues, rouge celui-ci
Non ce n’est pas un mauvais blanc qui t’a renversée, mais ton auto de tournée qui a voulu faire un duo avec un arbre. C’est moins légendaire, mais cela vous fait quand même mourir, et l’ambulance ne vient vraiment pas. Ton gros corps de plus de cent kilos reste enfermé dans la ferraille, comme toi tu restais enfermée dans cette graisse et tu saignes.
Le docteur, qui t’a hissée dans sa voiture, cogne une autre voiture qui le retarde, et demande un hôpital pour t’accueillir, le seul qui va accepter ton corps de négresse manchotte sera Clarksdale, bien trop loin, bien trop tard. Tu es étendue comme une branche nue, à qui il manque une branche d’ailleurs. Tu es déjà froissée par la mort et le sang remonte jusqu’à son embouchure. On ne peut plus te séparer les mains, l’une est partie en cavale. Ta peau noire comme charbon est humide contre l’éternité, Bessie, Bessie, pourquoi ?
Ton gros cul ne veut plus te suivre, Bessie, Bessie the road is over.
Tous ces incendies dans ton corps pour trembler de douleur et de froid. Cette odeur de tabac froid qui repose entre les enseignes, ton enfance qui n’a plus de pays, qui n’en n’a jamais eu.
Cela revientCela ne vient.Cela n’est rien.
Dans un ourlet du tempsPar fragments entiers tu as foutu le campTu ne chantes plus.
Tenir tenir.
je ne chante plus.
maintenant il faut mourirnous ne sommes plus étrangerstu ne prendras plus froid.
Tu meurs, tu sombres, tu ne chantes plus. Putain de blues, la vie s’en va par un bras.
Ma grosse vache tu vas brouter les vertes prairies du paradis des Noirs, celui qui ne communique pas avec le paradis climatisé des Blancs.
Tu crèves, tu as toujours crevé.
Toi la bouseuse du Sud, toi qui avais de la terre autour de ta voix, et surtout pas froid aux yeux, c’est le dernier set.
Plus de tournée. Rideau. Mauvaises nouvelles des étoiles. C’est bien la peine d’être née à Chattanooga dans le Tennessee aux environs de 1900, on dit aussi le 15 avril 1895. Pas d’état civil pour les petites négresses dans ces bastions du ku-kux-klan, une fille du ghetto, grandissant parmi les immondices. Mais tu étais belle et désirable et à 12 ans tu es adoptée par une drôle de saltimbanque Ma Rainey, femme forte, qui chantait bien et surtout sorte de Calamity Jane qui n’avait pas froid aux yeux et ailleurs non plus. Tu apprends à chanter devant les putains et les voyous, tu apprends aussi la vie et la survie.
Tu apprends à chanter juste la misère amère, fort la vie délabrée mais forte. Tu ne peux pas tricher, tu as les deux pieds dedans, et cela ne porte pas forcément bonheur. Et puis ce monde qui grouille en bas de tes un mètre quatre-vingt et de tes 105 kilos, on l’oublie en se soûlant la gueule, il est si petit. Tu es solitaire et sauvage, tu le seras toujours. Même quand le miracle des contes de fées te tombe dessus : un directeur de la Columbia t’entend dans un bouge, toi la grosse fille de 17 ans qui remues ton cul sur scène, et les sentiments dans la tête des spectateurs.
Tu es engagée ! Et on t’enlève à ton pays bouseux, voici ma « fair Lady » couvée, bichonnée avant que d’être présentée au monde.
Le 16 février 1923, Bessie enregistre avec Clarence Williams Down Hearted Blues, le blues du désespoir.
Le grand Frank Ténot voit avec raison cet événement comme « la naissance de toute l’histoire de l’art négro-américain. Le blues faisait une grande entrée dans le disque. Personne n’avait encore enregistré ce genre de morceaux à l’échelon du continent. »
Le blues s’envole et le succès immense (deux millions d’exemplaires!) de ce disque de trois minutes change la face de la musique. Le reste est connu et raconté par le Frank dans Jazzmag.
Comment dire l’émotion poignante de la voix, sa simplicité, l’émotion à couper au couteau, ce balancement tendre, ce rocking venant du fond des temps de l’âme nègre. Il faut écouter pour comprendre.
Ce long étirement de la douleur pour qu’elle ne casse pas et reste à jamais en nous, tu l’avais en toi, Bessie, Bessie.
Ces silences comme une tombe, et ces larmes en suspension dans ton blues! Tu ne cherches pas le swing, tu ne halètes pas, mais le frémissement. Ta pulsation est celle du Mississipi, immense et majestueuse.
Après c’est la gloire « Je tiens le monde dans une bouteille et le bouchon dans ma main. ».
La folle vie, les frasques, le mariage avec un flic, les comportements odieux et dévastateurs. Et puis patatras « l’impératrice du blues » est down, down, on the cold cold ground.
Par terre contre la terre froide. Plus rien en 1930. Le blues on s’en fout, de toi on s’en moque. Pas de public, pas de fans. Seules quelques traces en cire de disques. Usée, au bout du rouleau tu connus une embellie en 1933, mais trop tard. Tu vas te traîner de tournées minables en tournées minables jusque, par pitié sans doute, cet arbre traverse ta route de débâcle.
Bessie, Bessie, souviens-toi de Fletcher, Fletcher Henderson, de Charlie Green, de Joe Smith et Satchmo. Oublie que tu te vides de ta voix, de ton sang, de ton blues. De toute façon tu avais plus d’alcool que de sang dans ton corps.
À quoi bon, laisse-toi aller. C’est un autre blues qui commence. Et pour les musiciens noirs de cette époque la misère est au bout du cimetière.
Ton blues qui cherche des bras chauds, des hommes qui ne s’en vont pas de suite pas après avoir tiré leur coup, de cette vie bête et triste, ton blues te consolera toi aussi comme il nous a consolés. Ta voix si forte que les bateaux en haute mer l’entendaient sans doute, ta voix aura été une bien douce drogue pour ton peuple, le faisait rire par les allusions sexuelles que tu mettais dans tes chansons. Tu es à nous maintenant.
Toi la sorcière noire tu dois aller dans ton enfer. Toi la tragédienne, la pièce est over complètement over. Finie, finie.
Un peu de gin pour ta route ma grosse vache, toi si belle à vingt-ans. Chante une dernière fois sur ta déchéance, chante pour moi s’il te plaît.
Bessie, Bessie !
Maintenant il faut mourirnous ne sommes plus étrangers, vienstu ne prendras plus froid.
Gil Pressnitzer