Bruce Springsteen
Le fantôme de Tom Joad ou le nouvel ordre mondial
« La grande route est bien vivante ce soir et je suis assis à la lueur du feu de camp guettant le fantôme de Tom Joad ».
Telle est la complainte que chante Bruce Springsteen dans un étonnant recueil de douze chroniques sur les pauvres, les oubliés de l’Amérique. Lui le "boss" qui faisait claquer au milieu des beaufs son fier braillement "Born in USA" voilà qu’humblement il se penche sur les victimes de son Amérique triomphante.
Simplement avec sa guitare acoustique, un harmonica et une petite assise rythmique, il se lance à la poursuite des fantômes, ceux de Woodie Guthrie, Pete Seeger et ses Weavers, de Bob Dylan aussi. Cet album plein des déraisons de la colère tente de retrouver le souffle de Steinbeck ou de Dos Passos, du temps où coulait encore un cri généreux, une compassion du monde.
Et Bruce Springsteen souvent héraut d’un peuple de petits blancs, avec de la bouse de vache à la place de la cervelle, entreprend un bien curieux chemin de Damas en passant par les routes du Texas. Tom Joad, sur sa carriole en route pour l’amer paradis d’un travail au soleil, a bien des fantômes vivants aujourd’hui "Welcome to the new world order", "Bienvenue au nouvel ordre mondial".
Sans maison, sans boulot, sans paix, sans repos, ces nouveaux exclus, quelque 50 millions tout de même, errent à la recherche d’un peu de dignité. Et Bruce Springsteen quitte sa tenue de rock-star en débardeur pour prendre la route de la faim, qui parfois passe par un Zénith à Paris, mais il n’a pas encore la vocation d’un saint Bruce dans un désert brûlant sur un rocher à cobras. Retrouvant l’odeur de la poussière du film de John Ford et la détresse du regard bleu d’Henry Fonda, Bruce Springsteen a fait une belle œuvre ; et puis "même chaque chien a son jour" ce jour est le jour de gloire des laissés pour compte : ceux qui assis sur leur cul de chien ne verront jamais peut-être le soleil, mais auront la parole.
On le sentait quand même venir cet album, quand le boss se rapprochait de la frontière des pauvres, quittait le trop lourd bagage de ses groupes, de ses tournées, pour revenir au minimum vital de la guitare, mais de là à recevoir cette cinglante ballade en "Paumé land"!
Il ne fallait donc pas désespérer de l’homme !
"Assis à la lueur du feu de camp à côté du fantôme de Tom Joad". Bruce Springsteen renoue simplement avec ces grands élans sociaux. Son disque n’a rien à voir avec la country obèse, le "protest-song" du gazon des campus, avec la pitié des paroisses évangélistes et la montée des « born again » terreau du conservatisme qui engendrera de nouvelles légions romaines en quête du combat final d’Armeggedon.
C’est tout simplement la seule vertu qui vaille : l’amitié et voilà de la pure chanson de blues. Qu’elle soit née au fond du cœur d’un rocker endurci démontre la fascination de cette Amérique capable de regarder ses fantômes en face, alors que notre bel Occident met toujours ses cendres sous le tapis.
Merci donc à Bruce pour ces chroniques de l’Amérique profonde et chapeau bas pour son courage !
En ce temps où malgré ta croisade contre la réélection de Bush, les pauvres et les Tom Joad vont se multiplier dans l’indifférence absolue, ta générosité est comme un feu de bois, une lampée de whisky. L’Amérique retourne à ses démons, ta guitare n’aura pas été la mitrailleuse à écraser les fascistes dont parlait Woody Guthrie. Allez encore sur les routes, courez vers le soleil, dans la poussière les pieux finiront bien par tomber. Courage Bruce !
Gil Pressnitzer