Michel Roquebert
Entre l’extase et la pitié
Entretien avec Claude Nougaro
Il y a beaucoup, en Claude Nougaro, du héros du film de Brian de Palma Phantom of Paradise. Vous savez, ce chanteur dont on s’aperçoit bien que pour chanter il a vendu son âme au diable. Nougaro, j’en suis à peu près certain, doit se demander s’il est encore temps de le faire.
Nous nous sommes rencontrés tardivement, il y a quelque quinze ans. C’était dans les studios de Sud-Radio, pour une émission à plusieurs voix sur Toulouse et le pays occitan, sur leur passé, sur leur présent. Tout s’est noué, d’une façon à la fois rapide, mystérieuse et complexe, autour des racines que, médiéviste, j’évoquais, et de celles que Nougaro, poète, invoquait. Entre l’historien du catharisme et la voix qui chantait pêle-mêle Éros, le jazz, les nuits et les matins de l’âme, tomba du ciel un pont suspendu fait de lianes étranges, au milieu duquel, depuis lors, entre deux livres ou deux tournées, notre amitié se rencontre avec elle-même.
Nous ne parlons guère, entre nous, d’histoire ou de chanson. Bien plus souvent, du bonheur ou de la solitude, de l’amour ou de l’Enfer, de la boue qui recouvre le monde ou du Ciel qui se dérobe. Et nous parlons surtout de la seule parole apte à dire tout cela qui est justement l’indicible. Nous parlons de la poésie. Et quand il se demande si elle a encore de beaux jours devant elle, je lui parle de la sienne. J’aimerais le convaincre que de Paris-Mai à Armé d’amour, il a écrit quelques-uns des plus beaux alexandrins qu’on ait faits depuis Cocteau et Genet.
Tu m’éclates de paix, je t’éclaire de rires
en dansant devant toi la Nuit de Walpurgis...
Puis je bois dans ton cou comme font les vampires,
mélangeant savamment nos vices à nos lys.
. . .
Cet enfant surgira d’un silence de perle,
de nos vies échangées dans un éclair d’azur,
et le noir aujourd’hui, et l’effroi qui déferle
s’enfuiront à jamais poursuivis par les murs,
les murs d’une maison qui se nomme le monde,
ouverte à tous les vents fredonnant des oiseaux...
Il renaîtra de nous, ma brune à l’âme blonde,
et la mort plus jamais ne fera de vieux os.
J’affirme que toute anthologie de la poésie française qui ne retient pas ces vers-là n’est pas loyale.
Comment interviewer les poètes ? Ils répondent toujours poétiquement, c’est-à-dire à côté, ce qui est leur façon de trousser la question, et de la retourner, pour la prendre à l’improviste. Et ce sont les réponses qui ressemblent le plus à des dérobades - ou à des pirouettes - qui sont les plus révélatrices ; les plus apparemment drôles, qui sont les plus pathétiques.
Il y a beaucoup, en Claude Nougaro, du héros du film de Brian de Palma Phantom of Paradise. Vous savez, ce chanteur dont on s’aperçoit bien que pour chanter il a vendu son âme au Diable. Nougaro, j’en suis à peu près certain, doit se demander s’il l’a réellement fait, s’il a bien fait de le faire, ou s’il est encore temps de le faire. Ce ne sont pas seulement la nuit de Walpurgis ou sa chanson à Marguerite, qui devant lui me font penser à Faust - encore que ces citations ne soient pas innocentes. C’est parce que tout en lui n’est que question, demande, interrogation, face à un immense vide dont il refuse pourtant la simple idée plus encore que la réalité. Faust ailé qui va très haut pour écouter les anges ; Faust amer aussi, à l’humour décapant, qui sait avoir la santé triviale; Faust insondable parfois comme la nuit des Temps ; Faust panique comme le Destin.
Tu as écrit : « Je te dois, ma capitale, d’être roi... Je te dois, ma ville rose, d’être roi... Je te dois, patrie sudiste, d’être roi... » Et tu ajoutais : « Roi sur parole... » C’était pour le Carnaval de 1987. Alors - parole de roi ! - que dois-tu vraiment à Toulouse ?
Oui, c’était un rôle pour un spectacle de Claude Sicre. On ne peut pas parler de Toulouse sans parler de Claude Sicre. Je l’appelle le « Sicre du Printemps ». C’est un cow-boy de Toulouse - comme toi. On avait préparé ça chez Bernard Lubat, dans les Landes. Je fus donc le roi du Carnaval. Un roi de Ionesco, un roi bouffon. Roi d’un jour. Roi d’un rêve. Le vrai poète, pour moi, c’est un kamikaze qui chante la nuit, les pieds sur les flammes, les pieds sur la folie inséparable de mon existence. Être un roi, c’est être un fou qui embrasse et qui embrase. Alors quand j’ai chanté, habillé d’un vitrail en tissu que m’avait fait Henri Guérin, quand j’ai chanté sur le toit du Capitole - le toit de mon père ! Les pieds sur la tête de mon père...
Je te l’ai dit, aujourd’hui le roi est nu. Je repose ma question : que dois-tu à Toulouse ?
Je ne dois rien à rien. C’est donnant, donnant. Mais vois-tu, Toulouse, c’est plus que le Sud-Ouest, ça pourrait devenir, et c’est d’ores et déjà d’ailleurs, la capitale d’un état d’âme. Qui pourrait embrasser des pays lointains. Après tout, les Cathares venaient de Bulgarie. C’est bien pour ça qu’on les appelait les Bougres, non ? Alors je suis un Bougre. Mais je ne serai pas le Du Guesclin de Toulouse. Quand j’ai de l’humour, je me dis seulement l’éminence grise de la ville rose...
Fils de Pierre Nougaro, baryton d’opéra, et de Liette Tellini, pianiste « classique », on t’a dit aussi fils de Piaf et d’Audiberti. Comment t’accommodes-tu du fait d’avoir été engendré deux fois ? Comment t’y retrouves-tu dans ton état civil ?
La mère de mon père était sage-femme, et elle a accouché ma mère. Donc, pour commencer, je suis né de deux femmes. Piaf est une femme qui m’a aimé. Sans média. Les médiums se passent de médias. Je l’ai connue. Je l’ai connue au sommet de sa mort. Pour moi, le mot Piaf signifie déesse. Quand Piaf chante un mot aussi simple que le mot « soleil », c’est le soleil en personne qui entre dans la chambre noire de l’âme. Audiberti, lui, appartient à mes chocs célestes. J’ai été bousculé par l’épaule d’une étoile. Et quand on est bousculé par l’épaule d’une étoile, les stars n’existent plus.
Mais tu dis aussi qu’Audiberti et Cocteau étaient tes deux anges gardiens. Avoir une paire d’anges gardiens est déjà un rare privilège. Avoir un de ses anges gardiens pour père est encore mieux ! Es-tu conscient de ta chance célestielle ?
En 1965, c’était la vérité, Cocteau m’a toujours fasciné...
Pourquoi ?
Parce que je le trouvais beau. Pour moi, tout artiste porte en lui la vocation d’un type de beauté. Cocteau, c’est un type de beauté que je ne connaissais pas, mais que je reconnaissais. Je reconnaissais en lui une liturgie qui m’appartenait de plein droit. Une mémoire en marche. Je ne suis que le petit serviteur d’une mémoire trouée comme mon cul.
Tu as parlé de « ton âme basanée d’un souffle de l’Afrique -, de « ta vierge âme bistre ». Tu te dis aussi « Sarrasin de Toulouse », « Pygmée occitan »... Où commence donc le Sud pour toi ? Mais dans quelle mesure s’agit-il d’un Sud géographique ?
Mon Sud n’est pas géographique. J’ai perdu le Nord...
Sur ta cartographie intérieure, si je cherche des balises, je trouve essentiellement Toulouse, New York et Bahia. Ton Triangle d’Or ?
Mon Triangle d’Or est un cache-sexe...
On sait que tu t’es toujours moqué des modes. Parce que tu crois au « chant originel ». Orphée. Ou Rimbaud : « les mots de la tribu ». Mais comme ta tribu est vaste, tu as le cœur plein de tam-tams, et la tête bourrée de totems. Tu n’imagines pas la vie sans magie, bien sûr ?
Non, je ne peux imaginer la vie sans magie. Soyons laconique: je suis un primitif. Un type qui végète dans sa chair en attendant la sortie du tunnel. Bien sûr, j’ai commencé par l’érotisme. Et je peux être encore, peut-être, un poète de l’érotisme le plus fou. Mais je crois que l’urgence, maintenant, est ailleurs que dans le cul. Et dieu sait si pour moi !...Tam-tams et totems ? Oui, je suis africain. J’ai un véritable culte pour le génie noir. Mais je n’y mets pas de démagogie.
Dans l’une de tes vies antérieures, celle où tu fus Cheyenne, ou Comanche, je ne sais plus, te souviens-tu de ton nom indien ?
Sitting Bull...
Taureau assis. Enfin assis ! Par sagesse ?
Non, par lassitude.
L’Inquisition t’avait condamné comme « flibustier métaphysique ». Apparemment, tu l’es resté. Ça n’a donc servi à rien de te brûler ?
Les phénix, c’est fait pour renaître. J’ai besoin de cendres pour renaître, le feu ne me suffit pas. Le meilleur de l’homme chez moi, c’est qu’il reste ce qu’il est : un enfant devant le mystère. Certes, je peux m’accuser d’orgueil, c’est mon pire péché. Je ne me fais pas pitié. Pourtant je devrais, car la vie pour moi, c’est de la pitié. En ce sens, je suis chrétien, la charité est dans ma chair. Mais on ne pourra pas séparer de ma parole le fait d’adresser la parole au mystère. À mon propre mystère à moi, qu’on n’éclaircira pas, tellement c’est noir et obscur. Je ne suis qu’un petit soldat du mystère, et ce n’est pas gai. Entre l’extase et la pitié, je titube...
« Ma voix étant ma seule voie de salut... » C’est de toi. Crois-tu donc, quand même, à un salut possible ?
La preuve ! Ne pas penser au salut, c’est être un salaud. Un homme qui ne croit pas au salut, c’est quelqu’un qui coupe les couilles à l’espoir. Or l’homme est plus grand que le désespoir.
Va pour le salut ! Mais pourquoi l’obsession des prisons ? Tu chantes Sing-Sing, par seulement pour le plaisir du pléonasme, je pense, et Alcatraz, dont le nom chante tout seul. De quoi t’es-tu senti, ou te sens-tu toujours, le plus prisonnier ?
Des nuages...
Et libre quand même, de temps en temps ?
La liberté, c’est de pouvoir choisir ses barreaux.
« Je suis blanc de peau... » cries-tu à Armstrong. « Quel manque de pot ! »... T’es-tu parfois rêvé Nougaro Nègre ?
Moi, chez le Noir, je ne trouve pas le salut de mon âme. Je te l’ai dit, je ne veux pas de démagogie. Être noir, ce n’est pas une mode ! Je n’aime pas plus les Nègres que les Juifs ou les Chinois. Celui que j’aime, c’est l’homme que j’attends. Je l’attendrai toujours. Comme une petite mariée avec son bouquet de roses jaunes. Je fais confiance à l’homme, mais pas aux hommes. Je suis immergé dans une Bande à Bonnot d’hommes dont je ne suis pas client. Et pourtant je suis un homme. Mais je ne suis pas content des hommes.
Une question cruelle - mais ce n’est pas moi qui les pose, tes questions, ce sont tes poèmes: « La console du son nous console du reste... » Qu’est-ce que ce reste ? Tout ? La vie ? Le Mal, dont le vieux troubadour disait à la Gloria de ta chanson, sur les remparts de Montségur, qu’il était bien la preuve que Dieu n’avait pas fait le Monde ? Flirtes-tu toujours avec cette hérésie du Sud ? En 1244, aurais-tu Inventé le gospel cathare au pied des bûchers ?
Je suis un bûcher, je suis un gospel... Je suis un appel sans réponse. Il n’y a pas de réponse, mais je questionne toujours.
Et quelle est la question ?
Toujours la même, bien sûr: où est l’amour ?
« Je fabrique mes joies au prix de mes détresses »... Tes plus grandes joies, et tes plus grandes détresses ?
Attention ! Là, on commence à jouer un mauvais jeu 1 Que veux-tu que je te dise ? Je suis un milliardaire de la détresse. Un richissime de l’angoisse...
Les joies, alors…
Le seul mot que je pourrais dire, et qui a été si blasphémé, c’est le mot « tendresse ». Il veut tout dire pour moi. On dit aussi « tendre vers ». Donc tendre, c’est dur. Le vrai muscle de l’amour.
« L’amour, c’est pas sorcier »... Le crois-tu vraiment, ou le crois-tu toujours ?
Pour connaître l’âme, il faut être concret. Je crois que la poésie, c’est le comble de l’exactitude, le comble de la vérité. Moi, je m’en suis sorti comme cela. Mais que dire là-dessus ? Il faudrait Lacan... Pour commencer, moi, je ne sais pas ce que c’est que l’amour. Je suis un homme de désir. Pour être un homme d’amour, il faut être saint François d’Assise, c’est-à-dire un fou, car l’amour, effectivement, c’est fou.
Te méfies-tu de Méphisto, comme tu conseillais à Marguerite de le faire ?
Je me suis souvent posé le problème du Mal absolu. Mais plutôt que de réfuter le Diable, ne faudrait-il pas faire un pas vers lui, et lui toucher la main, comme on dit à Toulouse ? C’est l’homme qui EST le Diable. Donc il faut le reconnaître, le recevoir. Il n’y aura pas d’homme possible si on ne reçoit pas le Diable, pour faire un pacte avec lui, pour passer un contrat...
T’accommodes-tu de l’absurdité du Monde ?
Ça m’est absolument impossible ! Ma révolte va jusque-là. Je ne peux pas m’y faire. Je suis anti-absurde, anti-dérision. Camus n’est pas pour moi le modèle de réponse. Que les hommes se déchirent entre eux comme des chiens, c’est normal. Mais que moi, je me déchire comme un chien... C’est mauvais, mauvais...
De quoi as-tu peur ?
Le tribunal de l’homme me fait peur. Je suis un homme qui a peur. J’ai peur.
(Autrement, mars 1991)