Franz Schubert
Quintette piano et cordes, « La Truite »
La secrète fêlure
On aime certains compositeurs, mais on est attaché à Schubert, musicien à chanter sur l’eau, à écouter yeux fermés, âmes mi-closes.Schubert, sorte de petit frère cadet modeste et tendrement tragique, nous traverse aussi entêtant qu’une odeur de tilleul le soir d’été.Lyrique éperdu, il n’avance pas, il se perd dans les climats incertains où joie et douleur finissent par se fondre au couchant.
Son innocence élémentaire, son besoin vital de se fondre anonymement dans la communion avec les amis, sa nostalgie du bonheur perdu, sa solitude qu’il voudra irrémédiable après 1822, tout cela fera sa musique qui toujours dégage cette « secrète fêlure » dont parle Maria Joao Pires. Viennois centré sur Vienne ou plus exactement sur les cercles viennois d’amis par lesquels il échappe à l’emprise de Vienne la suffocante, Schubert passera presque sans trace, ignoré, replié dans l’intimité potache de l’amitié, fuyant les rues éclairées où passe l’ombre trop forte de Beethoven.
Schubert s’accepte difficilement comme créateur, il renonce vite et multiplie les repentirs et les abandons. Lui qui ruisselle si naturellement de musique - il n’écrit pas, la musique coule de lui souvent - sera l’étranger, le voyageur exilé dans un étrange pays, son pays même -Il aura écrit en passant, sur la vitre des aimées, comme une buée - Quand il fait entrer la nature dans ses notes, ce n’est pas tant celle des grandes errances, des longs voyages que celle des poètes lus si tard la nuit, et celle des faubourgs de Vienne. En fait il marche surtout en lui-même.
Il y a tant de musique qui hiberne avec de la neige qui tombe sur les notes dans les dernières œuvres de sa vie qu’il est rafraîchissant de ne pas oublier le bonheur simple de tant d’autres.
Aussi autant s’arrêter sur une œuvre heureuse composée au coeur d’un été radieux dans la région de Steyr sorte de terre amie et fleurie de huit ravissantes jeunes filles et d’amateurs éclairés tel ce Sylvester Paumgartner, mélomane averti, violoncelliste amateur et instigateur du quintette pour piano, dit La Truite.
L’histoire en est connue mais comme il y a si peu de clairières de bonheur chez notre pauvre Franz Schubert, autant la redire encore.Elle commence par la composition d’un lied la Truite, sur un poème cruel de Goethe. Ce lied qui ne nécessita pas moins de cinq versions est de 1817 et il deviendra vite célèbre dans toute l’Autriche.
Sous son aspect bondissant, il décrit pourtant une ruse mortelle et la truite insouciante y perdra la vie prise au piège de l’homme.Cette leçon ironique des lois naturelles ne pardonne pas aux heureux inconscients.Schubert se comptait-il parmi eux ? Lui que ses amis appelaient « le voyant ».Donc Sylvester Paumgartner obsédé par ce lied, demanda avec insistance à Schubert de l’intégrer dans une œuvre de musique de chambre.
Après les éblouissements de l’été 1819, pour prolonger cette magie comme une photo de vacances, qui ne veut pas jaunir, comme des oiseaux distraits qui oublieront de repartir, Schubert à l’automne 1819 de retour à Vienne écrit en état d’innocence.Ainsi il marie pour la première fois chez lui le piano aux cordes, mais pas à n’importe quelles cordes : violon, alto, violoncelle et contrebasse. L’apparition de la contrebasse permet alors de libérer de son rôle de basse le violoncelle qui peut s’envoler sur les ailes du chant.
Œuvre écrite sous l’aiguillon de la joie, œuvre écrite très rapidement elle coule sereinement, tout simplement heureuse.
Elle comporte cinq mouvements, et se déroule sous le clair soleil de la tonalité de la majeur.Œuvre pour des amis assemblés autour d’un bon pichet, œuvre d’eau claire, œuvre d’une grande blancheur, elle nous parle d’un Schubert au cœur de coquelicot.
Bien vite la vie viendra, comme le pêcheur du lied, troubler l’innocence et Schubert s’avance sans le savoir, à vingt-deux ans, vers des années glacées. Aussi ce quintette, comme une odeur ancienne de vacances, nous éclabousse encore d’une joie d’adolescent.Mais dans ces coulées mélodieuses, il y a de place en place comme un remous violent.
Voici donc Schubert et sa discrète fêlure, même au milieu de « cette musique pour amateurs en vacances »..
Dans cette musique proche des cassations, des divertissements et des sérénades c’est d’abord la mélodie qui déborde, canalisée par le violoncelle maître d’œuvre de l’ouvrage et relancée sans cesse par un piano babillard, mais nullement dominateur. Dans ce ruisseau clair, apparemment lisse, il passera toujours ce côté bonheur des tristes propre à Schubert. Ainsi tout le début ou la grâce n’apparaît qu’allusive et ne se déploie qu’après bien des hésitations. Cinq mouvements donc pour ce quintette :
1- Allegro vivace2 - Andante3 - Scherzo presto et trio4 - Andantino = Thèmes et Variations sur le thème de la Truite5 - Finale - Allegro guisto « à la hongroise ».
Il passe dans toute l’œuvre le climat du lied élargi à la grande forme. Le poids mélodique du violoncelle irriguera toute l’œuvre.Le premier mouvement, est tout entier dans un climat chantant qui se déploie presque lentement comme un fleuve, avec les relances du piano qui sert de rebond perpétuel aux thèmes qui seront surtout approfondis par le violon et le violoncelle.
Le second mouvement bâti sur deux thèmes est sans continuité avec le mouvement précédent, avec aussi l’apparition presque douloureuse du chant de l’alto et du violoncelle. Il est aussi de couleur plus sombre, en attente et tendu, précurseur de l’atmosphère des mouvements lents des trios avec piano. Il représente un nocturne mais la joie simple de jouer ensemble demeure et les climats secrets sont juste énoncés pour ne pas troubler la couleur bucolique qui doit rayonner partout, malgré cette sérénade ambiguë.
Le scherzo est plus traditionnel dans sa vigueur de marche joyeuse, d’optimisme rieur, avec un trio qui joue à un dialogue cordes, piano proche des variations.Ces variations, elles arrivent dans le quatrième mouvement, variations instrumentales sur le lied "die Forelle D.550", mais il ne reste en fait du lied qu’une ritournelle gaie et souriante, fraîche et gaie, et la terreur de la truite est bien évacuée.Les cinq variations sont un plaisir du jeu, une communion entre amis, entre instruments - en fait une rencontre pour musiquer ensemble - et retrouver à la fin le thème initial.
Le finale à la hongroise bat la campagne avec ses élans de malle-poste et ses appels de cor de postillon. Cette bonne humeur viennoise se veut une fête de l’amitié entre instruments. Léger, poétique, avec des sourires furtifs et tristes parfois, couvert de miel mélodique, ce quintette fait mentir pour une fois Schubert qui avait fait pour adage une des phrases du lied du voyageur :« Là où tu n’es pas, là se trouve le bonheur ! ». Schubert est là dans ces vacances entre filles et fleurs, entre amis et amateurs, et le bonheur est là aussi.
Gil Pressnitzer