Giovanni Mirabassi
Un vol d’oiseau sur le miroir liquide du piano
ou le jazz cantabile
Son toucher est le vol d’un oiseau sur la surface de l’eau, sur le miroir liquide du piano.
Son attitude au piano est aussi celle d’une corneille aux aguets, d’un héron en quête, d’un oiseau penché sur le courant qui passe entre les touches pour en saisir la proie qui se glisse entre l’ébène et les marteaux.
Ondoiement, gouttes de rosée passantes, il semble le dernier des romantiques, souvent en redingote pour tenue de scène comme pour une cérémonie désuète où va se dérouler le bal lointain des timbres oubliés.
Il joue un jazz cantabile, tout chant dehors, moderato cantabile bien sûr, mais aussi presto quand les rides du vent viennent troubler le miroir de l’onde et qu’il faut bien suivre les nuages qui s’en vont courir si haut.
Parfois la main droite va folâtrer seule sur le clavier, lovée dans la mélodie qui se déroule en guirlandes. Car guirlandes il y a. Et puis la main gauche se pose comme oiseau migrateur. Là est la bonne halte, le bon pays où demeurer un instant. Les tournoiements mélodiques peuvent commencer.
Musique aux reflets délicats, plutôt éclairés par un soleil voilé, ou une lune effrontée. Mirabassi est le pianiste du toucher, de l’effleurement, de l’affleurement, du suggéré.
Vous croyez assister à un concert de jazz, mais c’est un vol d’étranges oiseaux des îles au ras des flots d’eaux miroitantes que vous épiez en partage.
Qu’il aille tourner en cercles autour du chant de partisans ou de celui des feuilles mortes qui ne sont plus à la pelle, mais déjà tournoyantes dans l’air, ce n’est pas le thème qui résonne mais c’est le chant qui s’envole autour de morceaux de cieux reconnus, de parcelles de mémoire partagées.
Entre Chopin et Debussy, entre les autres pianistes impressionnistes du jazz, ses frères en harmonie Bill Evans ou Brad Mehldau et surtout Pieranunzi, il décrit des orbes, des frôlements.
Tout en écoute en trio, replié sur lui-même en solo, il ignore le côté percussif du piano pour en célébrer le velours et les résonances. Et cette douce mélopée parfois mélancolique peut aussi se transformer en hommage révolutionnaire Avanti et Rouge, mais ce n’est point pour dresser des barricades, mais pour dire la douceur et la douleur de vivre. Car la musique de Giovanni Mirabassi est émotion.
Il y a de la magie dans l’air, un chant d’oiseau. Quelque part son « âme italienne « le pousse au sommet du chant. Sensible, il affleure le jazz plus qu’il ne le joue.
En plus de dix ans de carrière il a su canaliser ses rêves, propulser ses suspensions.
Son album « Out of Tracks » fige un instant de ses envols, et de ses regards en arrière. Son précédent disque "Terra Furiosa" (sortie février 2008), avec, Gianluca Renzi - à la contrebasse, et Léon Parker – à la batterie est l’image des concerts où se forgent une nouvelle liberté. Ce trio entendu récemment est carrefour de spontanéité, de clins d’œil et de malice poétique.
Le concert où il se donne généreusement par de longs rappels, est le lieu de l’alchimie.
Exilé volontaire de son pays, il voit dans les reflets de Paris toute l’Italie. Cet éloignement semble nécessaire pour faire monter encore plus haut la sève du lyrisme et de la nostalgie.
« Canto piano » dit un titre d’un album de 2006. C’est bien le piano qui chante, oiseau prophète, oiseau des murmures.
D’où vient donc Mirabassi ?
Il est né à Pérugia (Pérouse en Italie en 1970) aux couleurs particulières de la Toscane. Il n’a pas suivi de cursus musical élaboré, il a appris par lui-même, puis un peu, très peu avec un professeur de piano. Suffisamment pour avoir le droit d’accompagner Chet Baker ou Steve Grossman à 18 ans.
Mais il sait que seul l’exil l’accomplira et il s’établit à Paris en 1992. Après des années de vaches maigres, où il fait bien des métiers précaires, de musiques éphémères, il finit par émerger à force de hanter sans cesse les clubs parisiens, et jouer avec des pointures comme Michel Portal, Stefano di Battista, Flavio Boltro, Louis Moutin, Léon Parker…
Son style très particulier finit par se faire entendre. Ce tendre ruisselet n’est plus couvert par les grosses caisses de la mode.
Il est le limon des eaux claires sourdant de la musique d’Enrico Pieranunzi, et aussi d’Aldo Ciccolini à peine entrevu pendant quelque cours. De ces deux-là il a su retrouver le secret du chant, de la spontanéité, du fleuve qui se déroule sereinement, sans affolement, sûr de la beauté de sa ligne et des poissons d’or qu’il charrie.
Sa musique est aussi la convergence de ses passions pour la lecture, la cuisine le surf sur internet, les films de cinéma dont certainement il fera un jour la musique.
Il n’invente pas une nouvelle musique.
Il fait résonner les respirations classiques. Toucher exceptionnel faisant penser à Arturo Benedetti-Michelangeli, on rêve de le voir interpréter les Préludes de Debussy.
Hors d’âge, car on ne cherche plus à retrouver cette noblesse absolue de la caresse des touches actuellement, suranné sans doute, émouvant profondément, Mirabassi est l’éloge de la délicatesse, du miroitement.
Si l’homme est parfois abrupt, le pianiste est tout miel. Et les titres de ses compositions sont souvent de tendres dédicaces secrètes à ceux qui sauront les reconnaître.
Sa musique à l’évidence des choses claires, et de méandres en méandres mélodiques.
Musique d’ailes de papillon, fragile sans doute, mais quand elle est adossée à la batterie de Léon Parker elle devient liane souple et résistante, imprévisible et paysagiste de lointains délicats. Léon Parker, panthère imprévisible l’oblige à la vivacité, à la réponse imprévue.
Encore jeune, il saura connaître un jour plus d’abîmes. Pour le moment ce camaïeu de couleurs et de sentiments est une forme de bonheur.
Que ce soit en solo, en duos de deux pianos, en trio sa formation favorite, ou en quartet il apporte sa palette raffinée et ses nuanciers.
Il aime passionnément la chanson, celle de Léo Ferré que lui a confié le fils Matthieu avec quelques inédits et surtout la voix de Nicolas Reggiani. La chanson affleure de toute évidence dans son jeu. Mais il y va en toute liberté. Il aime composer des chansons.
Ce pont entre le jazz et la mélodie est sa marque personnelle.
Classique, romantique, frémissant, Giovanni Mirabassi est avec ses mains d’oiseau sur le clavier un enchanteur.
Il est la mélodie même, elle coule de source en lui. Il cherche des accords, des passages secrets. Il cueille les mélodies comme un jardinier les fleurs et il n’en fait pas bouquet rangé, mais exhalaison.
Il le met dans l’alambic de son piano et la dernière goutte suave, l’ultime suc en ressort. Derrière l’apparente simplicité de la fleur-mélodie, il y avait donc tout ce parfum.
Maître parfumeur, Giovanni Mirabassi fait de l’eau-de-vie avec les fourneaux de l’improvisation, les feux doux des harmonies.
Plouf une petite fleur de champs trottant dans les rues de la mémoire se trouve devenir princesse. Des souillons de ses robes tant usées et frottées dans nos salles de bains ou ailleurs, il en ressort des habits de noblesse.
Mirabassi cueille tendrement des choses simples et il en fait des êtres pas plus compliqués mais vêtus de lumière.
Mirabassi ne joue pas du piano, il joue avec le piano, comme un enfant qui s’émerveille d’un nouveau jouet. Il voulait être le piano, non pas le dompter, mais être à l’intérieur pour vibrer avec lui.
Alors il sait en faire chanter les fantômes qui dormaient en lui. Sans les brusquer, avec tendresse et retenue, parfois en courant après toutes les petites souris grises des notes.
Tout est « soleils mouillés, de ces ciels brouillés » de cet ailleurs là où exactement tout nous ressemble.
Des mélodies polies par les ans, luisent et décorent nos oreilles, et les notes de Mirabassi sont comme de rares fleurs aux mille odeurs. Les miroirs profonds des mélodies parlent « à l’âme en secret sa douce langue natale ».
Pour le moment tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté.
Les tempêtes sauront bien venir un jour réveiller ce monde de chaude lumière et passer la faux de la douleur dans tous ses prés rutilants où même l’herbe folle se pare de rosée.
Gil Pressnitzer