Gustav Mahler
Lieder eines fahrenden Gesellen (1884)
Les chants d’un compagnon errant
Les yeux bleus de la bien aimée, les aubes impossibles et la nuit sans dimension.
Les chants d’un compositeur errant
En 1970, Pierre Boulez nous révélait l’importance du jeune Mahler dans son œuvre de 20 ans (Le Chant Plaintif) et il déclarait : "La forme musicale chez Mahler, dès ses débuts, tient de l’épopée et du roman. Il nous "raconte en musique"A Mahler cherche à retrouver, par l’ingénuité, les sources mêmes du romantisme allemand : il a recours au conte et à la légende populaire. Ce recours à l’origine implique la nostalgie d’un paradis perdu, en même temps qu’une naïveté calculée à vouloir en retrouver le chemin."
À ces remarques éclairantes, il faut ajouter qu’il nous est aussi donné à entendre une lourde charge d’autobiographie, les dessous d’une vie, et la douleur de l’impossible, et tout cela donne les "Chants d’un compagnon errant", premier cycle de lieder d’un jeune homme de 24 ans, premier cycle de lieder avec orchestre dans l’histoire de la musique.
Le 1er janvier 1885 Mahler se livre dans une lettre "J’ai écrit un cycle de lieder, six pour le moment, qui lui sont tous dédiés. Elle ne les connaît pas. Que peuvent-ils d’ailleurs lui dire d’autre que ce qu’elle ne sait déjà ?".
De ces six lieder ébauchés de 1883 à 1885 pour Johanna Ritcher il ne mettra finalement que quatre textes en musique.
Engagé dans ce long périple initiatique, qui de ville d’eau en capitale culturelle, fera de Mahler le plus grand chef d’orchestre de son temps, il est pour le moment fixé à Kassel. Le premier lied sera issu du recueil du Knaben Wunderhom d’Arnim et Brentano, qu’il ne connaît alors que par bribes, les autres sont de sa propre composition. Ceci montre à quel point Mahler était mimétiquement imprégné de cet univers populaire fait de douleurs, d’ironie, de voyages sans but, et de forêts germaniques. Plus que l’influence du "Voyage d’hiver" de Schubert, malgré la présence consolante du tilleul, et l’impératif exil au-delà des lumières de l’amour partagé et du voyage vers la nuit, Mahler, d’instinct, se fond dans le puits germanique de l’errance et du non-partage.
Pourtant à la différence de Schubert, qui ne voit d’autre issue que la mort, Mahler pose déjà le début et la fin de son œuvre : cette quête d’une sorte de sérénité et d’apaisement, par dissolution dans la nature, et apprivoisement du néant. Déjà le Chant de la Terre perce dans ces chants d’amour déçu. Bien sûr le thème central du romantisme allemand depuis Novalis est bien présent : la quête de l’inaccessible fleur bleue, et le mythe du "Wanderer", de l’errant qui doit au-delà des aubes impossibles, des lumières des villages entrevus, poursuivre sa route sans espoir.
Et le cycle de lieder s’organise expressivement dans ces différents stades psychologiques qui conduiront à la nature consolatrice et aussi mère enveloppante. Et cette neige de feuilles de tilleul tombant sur l’errant est déjà une consolation de l’au-delà.
Commencé dans la douleur de la trahison, avec cette hallucination du bleu, car bleue sera la couleur du désamour avec la présence obsédante des yeux bleus de l’autre, le cycle se poursuit avec l’illusion d’un possible oubli dans la communion avec la nature, puis viendra l’immense montée de douleur avec l’obsédante crucifixion du visage de l’Aimée : l’éclat des yeux bleus impossible à oublier que l’on veut fuir dans le noir de la mort. Le cycle se termine, comme dans les Kindertotenlieder, et dans ce chef-d’œuvre à venir "Ich bin der Welt abhangen gekommen" (Je me suis détaché du monde), par ce principe totalement mahlérien, et totalement romantique aussi, que le désespoir de vivre ne peut se fondre que dans une union panthéiste avec la terre. Ici le tilleul sert d’intercesseur, plus tard cela sera "cette terre bien aimée qui refleurit au printemps éternellement, et l’horizon sera bleu". (Chant de la Terre).
Des yeux bleus de l’être aimé aux frontières bleues du néant de cette terre-refuge, tout Mahler aura ainsi cheminé.
Ce cycle est né d’un amour passionnel :
"Hier soir, j’étais seul avec elle, nous attendions tous deux l’arrivée du nouvel an, presque en silence. Elle ne songeait guère au présent et, lorsque les cloches se sont mises à sonner et que les larmes jaillirent de ses yeux, j’ai été bouleversé. […] Ah, cher Fritz - c’était comme si le grand régisseur de l’univers avait voulu le mettre en scène de façon parfaite. J’ai pleuré toute la nuit dans mes rêves. […] J’ai écrit un cycle de chants, six jusqu’à maintenant, qui lui sont tous dédiés. Elle n’en sait rien encore. »
Elle, c’était l’actrice Johanna Richter, pour laquelle Mahler, à l’âge de 23 ans, avait donc écrit les Chants d’un compagnon errant. Ces Chants de passion et de douleur feront passer douloureusement Mahler dans l’âge adulte.
Et les Chants d’un compagnon errant, ainsi que le Chant Plaintif sont bien, comme l’avait pressenti Pierre Boulez, les germes constitutifs de toute la trajectoire de Mahler, jus qu’aux portes de l’indicible en musique, sa Neuvième.
Le cycle du Compagnon errant a d’abord été composé pour voix et piano. Malgré ses amours innombrables pour les cantatrices, quand Mahler pense voix, il pense surtout voix d’homme, et cette fausse tradition qu’a imposée Bruno Walter de faire souvent chanter des voix de femme dans les cycles fondamentaux, touche au non-sens complet si on se réfère au texte chanté et à l’équilibre voix-musique. Le chanteur est obligatoirement chez Mahler le narrateur de sa propre histoire et non pas le témoin d’une passion. Avant ce cycle, Mahler avait déjà composé plus d’une dizaine de lieder. Mais on peut constater que Mahler sait maîtriser très tôt l’art de l’orchestration, il n’écrivit d’ailleurs plus jamais pour piano, mais conçut sa musique d’accompagnement directement pour orchestre. Luciano Berio a d’ailleurs orchestré 11 lieder de jeunesse en essayant de retrouver l’esprit du jeune Mahler.
Donc si la voix humaine est bien au coeur de sa composition, il pense avec des intentions orchestrales, la version voix piano servant de premier jet comme l’atteste Le Chant de La Terre, les Kindertotenlieder. Dès la conception même les timbres de l’orchestre devaient êtres présents dans son geste créateur. Cette orchestration sera assez tardive, entre 1891 et 1895, soit après la Première Symphonie (première version) et contemporaine de la Seconde. D’ailleurs les imbrications profondes entre le second et le quatrième lied et le premier et le troisième mouvement de la symphonie sont la nature même de l’art de Mahler "Lieb und Lied, und Welt und Traum" (Amour et peine, monde et rêve) et de ce mot lied découle bien sûr, non pas par simple jeu de mots et allitérations, mais par pulsion profonde le lien absolu entre chant et douleur. Aussi, même sans les paroles, la musique porte trace des émotions dites et imprimées en creux dans la symphonie. Les versions piano-voix, et orchestre-voix présentent des différences notables.
C’est le moment de parler de l’orchestration d’Arnold Schoenberg, non pas son élève, mais son ami, autre buisson ardent de la musique. Afin de pouvoir faire entendre leurs œuvres, tout en s’appuyant sur des valeurs sûres (Debussy, Mahler) Schoenberg créa le 23 novembre 1918 "La Société des Concerts privés". Le manque de moyens, mais aussi la volonté de démontrer leur capacité d’orchestrateurs conduiront rapidement Schoenberg, Berg et Webern à recourir à des arrangements s’appuyant sur un noyau standard (piano, harmonium, quatuor à cordes, flûte, clarinette). Cette volonté d’ascèse sonore devait permettre un nouveau regard sur l’œuvre ainsi traitée, débarrassée des effets sonores, la nature profonde et moderne de l’œuvre devait apparaître au grand jour. De 1918 à 1921, cinquante, oui cinquante, arrangements virent ainsi le jour, et la plupart pour échapper à "l’influence corruptrice du public", se donnèrent en cercle strictement privé. Fidélité aux compositeurs et sens des proportions étaient les règles à respecter.
Schoenberg réalisa deux arrangements sur les œuvres de Mahler : le Chant de la Terre, et le présent cycle. Si l’arrangement du Chant de la Terre semble ternir l’œuvre, celui du cycle du Compagnon errant est passionnant par ses trouvailles orchestrales, touchant parfois à la récréation.
Schoenberg a voulu la distribution orchestrale suivante :
- flûte, clarinette, piano, harmonium, triangle, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse.
Il a, à son habitude, méticuleusement noté les instruments avec les portées correspondantes et leur emplacement dans l’espace. Cette transcription fut donnée le 6 février 1920 à Vienne. Elle est parfois retouchée, mais l’original est de plus en plus donné. Bien sûr elle ne peut faire oublier l’original, mais elle met merveilleusement en avant, la voix du soliste, un baryton comme Mahler le décrivait.
Grâce à Schoenberg une nouvelle intelligibilité de la musique de Mahler peut alors apparaître. Dans cette subtilité des nuances, des combinaisons instrumentales Mahler n’est pas trahi, loin de là. Et puis cet acte filial de Schoenberg vis-à-vis de Mahler est en lui-même signifiant et émouvant, quand on connaît la vénération de l’un, et l’affection de l’autre.
Cycle du Compagnon errant, notes d’écoute
Ce cycle a été composé très vite, quelques jours à peine, autour de janvier 1885, et par son mélange de pureté, de sincérité, d’auto dérision parfois, il atteint directement au chef-d’œuvre. Mahler ne le remaniera quasiment pas.
Et c’est bien cette adéquation entre ce jeune fou d’absolu de 24 ans, et ce compagnon jeté au travers des routes du monde froid, vers une recherche de l’apaisement face à l’insoutenable, qui dégage cette lumière et monte si haut pour une œuvre de jeunesse.
Cette confession d’un enfant de la fin du siècle, lui-même, voyageur déraciné, cherchant ces horizons bleus au-delà de la douleur, rejoint le miracle schubertien, avec en plus les qualités de voyant propre à Mahler.
1 - Wenn mein Schatz Hochzeit macht (Quand ma bien aimée se marie)
"Lent et triste jusqu’à la fin" indique Mahler qui reprend un texte de Wunderhorn auquel il ajoute ses vers.
Sur un thème éternel, presque proche de Heine aussi, ce lied avec ses alternances de mouvements rapides, et de ralentissement quand la voix raconte, décrit la fuite devant la trahison de l’autre. Les passages où la nature s’invite sont marqués par une musique d’oiseaux (trilles). Le lied est traité de façon strophique, mais dans la dernière strophe tout mouvement rapide de la vie a disparu pour laisser place à une désolation tracée au désert de l’amour.
Des inflexions populaires (moraves ?) montre l’extraordinaire habileté de Mahler à se bâtir un nouveau langage à partir de matériaux épars et composites. Son extraordinaire science de l’orchestre fait sourdre l’émotion de mille trouvailles orchestrales.
2- Ging’ heut’ morgens über Feld (ce matin j’ai traversé la prairie)
Ce lied aérien, de plus en plus lent, introduit des effets de timbres qui le mettent en état d’apesanteur (flûte, glockenspiel, harpe...) et la réduction de Schoenberg, merveilleusement habile, ne peut toutefois rendre pleinement ce moment.
Les quatre strophes se traversent "comme des gouttes de rosée", et la musique qui invoque pinson et muguet, se veut consolation de la nature. Mais fleurs et oiseaux ne pourront rien devant la fin du lied : le bonheur est enfui, et la musique plonge vers le vide et le doute. L’orchestre transparent devient lentement lourd des doutes à porter et se pare du voile de la nostalgie.
3 - Ich hab’ ein glühend Messer (J’ai une lame brûlante dans ma poitrine)
Tempétueux et sauvage, puis retenu, à nouveau rapide et furieux, lent et déclamation finale : telles sont les indications de Mahler.
C’est le plus dramatique du cycle, le plus éloigné de la nature, et même des formes populaires. Son caractère désespéré se traduit par des phrases véhémentes et brèves aussi bien à la voix qu’à l’orchestre.
L’aspect de hantise de ce lied, avec ces yeux bleus qui partout le regardent, est traduit par un ralentissement étonnant de l’orchestre avec des interludes orchestraux, des sauts dans le grave, et un grand usage du chromatisme. Ce lied, proche de Schumann, mais bien plus complexe se termine par cette descente au tombeau, dans le grave pour échapper à ces maudits yeux bleus.
Le retour incessant, mélodique et verbal, du mot douleur (Weh !) vient se briser à la fin extraordinaire du lied, qui touche à la nudité du désespoir, la musique fait un véritable saut dans le vide.
Dans ce lied, il neige des larmes glacées, et l’extraordinaire jeu de timbres mis en place par Mahler, les rend palpables.
Ce lied est un des grands lieder hallucinatoires de la musique.
4 - Die zwei blauen Augen (les yeux bleus de ma bien aimée)
"Dans un mystérieux sentiment de deuil - En évitant la sentimentalité."
Cette indication de Mahler, qui ne voulait aucun ralentissement dans cette sorte de marche funèbre, est essentielle. C’est la première fois qu’un élément fondamental de la poétique de Mahler apparaît : cette longue marche venant des origines du monde et qui sera encore celle qui précipitera sur les routes de l’angoisse tant de populations, tant d’individus brisés.
Mais cette marche, certes issue de la désolation militaire, ne doit être en rien écrasante ou triomphale, elle va vers une résignation sans illusion où rêve et monde se mélangent.
Les strophes sont traitées différemment. Après le départ du lieu chaud des humains, arrive l’épisode consolateur de la bénédiction des feuilles du tilleul, arbre-clé de la tradition germanique, et le lied ensuite s’efface de façon presque lumineuse. Il devient étrangement prémonitoire de l"ewig" (éternellement) terminal du Chant de la Terre.
Mahler nous a raconté en musique, une histoire, son histoire en utilisant pour la première fois des sortilèges orchestraux, des techniques nouvelles (progressions tonales, rôle narratif de la voix et même de certains instruments précis). Mahler vient de s’éloigner d’un amour anéanti, Mahler vient aussi de s’éloigner de tout un monde tonal et romantique également anéanti. Les pays qu’il cherche peuvent s’ouvrir, ce cycle est à la fois adieu au lied romantique et ouverture vers le nouveau siècle.
Gil Pressnitzer
Chant d’un compagnon errant, textes
1. Quand ma bien-aimée se marie, se marie gaiement, le jour est sombre pour moi. Je vais dans ma chambrette, obscure chambrette, et pleure, et pleure ma bien-aimée, ma douce bien-aimée. Fleur jolie ne te fane pas ! Oiselet gentil tu chantes sur la verte bruyère : Ah que le monde est beau ! Tsicutt, tsicutt ! Ne chante pas, ne fleurie pas ! Le printemps est passé, il n’est plus temps de chanter ! Le soir quand je vais dormir, je pense à ma peine, à ma peine !
2. Ce matin j’ai traversé la prairie, des gouttes de rosée perlaient encore sur l’herbe. Me dit le gai pinson : "Dis donc, un beau matin n’est-ce pas, n’est-ce pas, toi qui vas là-bas ? Le monde ne s’annonce-t-il pas beau aujourd’hui ? belle journée, tsink, tsink, belle et joyeuse, Ah que le monde me plaît !" Et le muguet dans l’herbe aussi de ses joyeuses clochettes, ding, ding, ding, ding, ding, a fait retentir son salut matinal : "Le monde ne s’annonce-t-il pas beau aujourd’hui ? belle journée, ding, ding, Ah que le monde me plaît !" Eh ho ! et voilà que sous le soleil le monde resplendit et tout devient sons et couleurs, sous le soleil, les fleurs et les oiseaux, petits et grands. "Bonjour, bonjour ! le monde n’est-il pas beau, eh toi qui vas là-bas, n’est-ce pas une belle journée !" Et mon bonheur à moi reviendra-t-il aussi ? Non, non, celui auquel je pense ne pourra jamais, jamais refleurir !
3. J’ai une lame brûlante, une lame dans mon sein, las, las ! qui taille si profondément dans chaque joie, dans chaque plaisir, si profondément ! Ah ! que voilà un hôte cruel ! Jamais ne se repose, jamais ne se tait, ni le jour, ni la nuit quand je sommeille, las, las ! Lorsque je regarde le ciel, j’y vois deux yeux bleus, las, las ! Lorsque je vais dans le champ doré, j’y vois de loin des cheveux blonds voler dans le vent, las, las ! et lorsque je m’éveille soudain de mon rêve, et entends résonner son rire argenté, las, las ! je voudrais être étendu déjà dans le noir tombeau, je voudrais ne plus jamais, jamais rouvrir les yeux !
4. Les yeux bleus de ma bien-aimée m’ont envoyé courir le monde, et j’ai dû quitter ce lieu tant aimé. Yeux bleus, ah pourquoi m’avez-vous regardé ? Je n’aurai désormais que peines et chagrins. Je suis sorti dans la nuit tranquille, dans la nuit tranquille j’ai traversé la lande endormie. Personne ne m’a dit adieu, adieu ! Mes compagnons étaient l’amour et la peine. Au bord du chemin il y avait un tilleul, c’est là que j’ai pu dormir enfin, sous le tilleul. Il a répandu en neige ses fleurs sur moi, j’ai oublié alors ce qu’est le tourment de vivre. Tout était clair à nouveau, oui, tout était clair, tout, l’amour et la peine, le monde et le rêve.
(traduction personnelle)