Gustav Mahler

Symphonie n° 7 en cinq mouvements (1905)
« Le chant de la nuit »

Les clapotis de la nuit, et le mascaret du monde

Présentation

Qu’écrire après le point final tragique de la Sixième ? Une œuvre venue d’ailleurs, d’une autre planète. Cela sera donc la symphonie de l’ambiguïté. La plus mal aimée aussi, de loin la moins jouée en concert. Elle est pourtant l’antidote de la Sixième. La nature revient, mais étrange murmurante et avec ses masques parfois inquiétants. Une profonde pulsion l’emporte et son final qui désoriente par sa gaieté voulue, mais laborieuse, n’a jamais trouvé grâce auprès des amoureux de Mahler. La notion de kermesse, de carnaval, de solitude au milieu de la foule aussi fait tout à coup son entrée dans l’univers de Mahler et déroute. Et nulle explication du compositeur ne nous guide dans ce monde secret.

Si la tragique et sublime Sixième est dure comme la pierre, la septième elle est tout autre, elle est une longue étoffe noire qui s’enroule autour de la nuit et autour de nous.

La septième de Mahler est la plus étrange et la plus énigmatique de ses symphonies. C’est la plus complexe au niveau des timbres et de l’orchestration. Nulle tonalité ne peut lui être attribuée franchement, sans doute mi mineur. Elle ouvre donc la voie à la modernité plus que les autres œuvres de Mahler, et elle servira de bréviaire à la Nouvelle École de Vienne.
Mahler anticipe dans cette musique de nuit le style symphonique de chambre établi par Arnold Schönberg en 1906 - grand admirateur de Mahler - avec sa symphonie de chambre pour quinze instruments, la symphonie des quartes (symphonie de chambre), qui lui doit tout.
Chant de la nuit ? D’abord le titre n’est pas de Mahler, mais il n’est pas si inadéquat que cela. Car la nuit gronde, grimace, marche dans des chaussées de notes secrètes, dans les ruelles de l’harmonie, au son de marches angoissantes et angoissées.
Et la nuit fait bien des rondes dans cette symphonie surtout avec les trois mouvements centraux qui sont un ballet des ombres. Les rondes de la nuit se déroulent en clair-obscur, inquiétantes et grotesques à la fois.

De la Septième Symphonie de Mahler, Bruno Walter avait écrit : «... le troisième mouvement du milieu est peut-être le morceau de musique le plus beau que Mahler n’ait jamais écrit : là-dedans vit un érotisme doux et tendre qui est le seul son érotique qui tant que je sache se trouve dans l’œuvre de Mahler. » Il ajoute tout en se sentant totalement incapable de parler de cette musique qu’il refusa toujours de diriger :
"Notons dans les trois mouvements centraux de la Septième la réapparition significative du romantisme qui semblait mort et enterré depuis longtemps. Ces trois mouvements nocturnes, baignant dans les émotions du passé, révèlent que le maître du superbe premier mouvement et du brillant Rondo final est à nouveau en proie au besoin de plénitude qu’il est toujours en quête de réponses aux interrogations sur l’existence qui le hantent depuis toujours."

Cette analyse du grand ami de Mahler n’explique pas grand-chose, car la "trilogie de la nuit", les trois mouvements centraux, ne sont pas un refuge dans le passé, mais une aventure dans le clair-obscur, avec ses mystères et ses angoisses, ses sérénades amoureuses aussi. Et puis, les ombres et brouillards de Mahler passent dans cette musique. Son inconscient s’entrouvre, mais il n’en dit rien, à nous de suivre ces rondes de fantômes.

Contrairement aux précédentes symphonies, nous ne disposons que de très peu d’explications de Mahler, qui ne s’est étendu que sur les difficultés de sa genèse.
Mahler n’a laissé quasiment aucun commentaire sur son œuvre-ci. Aucun programme intérieur de la Septième ne nous est donné, seuls quelques rares indices laissent quelques lueurs pour éclairer ce morceau de basalte noir qu’est cette symphonie que Mahler aura voulu garder secrète.
Le titre de "Nachtmusik", musique de nuit, Mahler l’a choisi et placé en tête des deuxième et quatrième morceaux.
"Musiques nocturnes" du temps des sérénades en plein air ? Ce mélange d’atmosphères proches de l’Europe du Nord (la Hollande ?) avec ses masques, ses terreurs qui passent, ses bouffées de joie populaire, ses fantômes qui se glissent dans les rues mouillées, ses patrouilles que l’on croise, des brouillards qui tombent, jamais avant ni après Mahler ne les évoquera comme ici. C’est la symphonie à clefs, de paysages secrets et bien gardés et sans doute proche de la "Nuit du chasseur" quand Mahler se souvenait de sa triste enfance à Iglau entre misère, mort proche et casernes militaires tout à côté.

Tout est disparate comme la vie dans cette symphonie. Elle est zébrée de dissonances cruelles, de modulations incessantes et surprenantes, d’enchaînements d’accords appartenant à des tonalités étrangères, d’harmonie étranges, d’instruments inusuels. Même Mahler renonce a lui attribuer une tonalité prépondérante.

Tout est ici comme dans des dessins de Goya plus que de Rembrandt, quand le sommeil de la raison engendre des monstres musicaux. Mais n’ayez crainte ces monstres viennent vous manger dans la main, vous rappelant simplement l’immense mystère de la nuit, sa profondeur sans fin et sans fond.

Symphonie des minuits du monde, la septième symphonie de Mahler nous entraîne très loin, et en fait aussi à l’intérieur de nous-mêmes. Chaos apparent, tissu hétérogène, elle est en fait très structurée, mais nous n’avons pas les plans de l’architecte, qui les a cachés entre les notes, sous le plancher des sentiments. L’édifice paraît instable, les tonalités ne répondent à aucune règle connue, les instruments exotiques se mettent au premier plan (Mandoline, guitare…).
Ainsi les malgré le même titre, les deux "Nachtmusiken" de la Septième ne sont en rien jumeaux et s’opposent totalement. Le premier est dans un climat de tragique militaire propre à l’univers de Mahler, son lied Revelge est contemporain. La référence à la Ronde de Nuit de Rembrandt passe en pénombre.
Le second est une sérénade amoureuse avec mandoline !

Tout semble épars, mais tout est amalgamé, assemblé de façon exigeante, patiemment écrite, reprise, polie et repolie pour donner ce curieux objet : une symphonie comme hymne à la nuit.
Et pourtant nullement en désordre, cette symphonie est la plus symétrique de toutes celles de Mahler ! Car Mahler a voulu ici faire grand cas de la notion de symétrie.
Deux mouvements extrêmes, très développés encadrent deux sérénades (Nachtmusiken) elles-mêmes séparées par un scherzo « fantomatique » (Schattenhaft).
On peut aussi le lire en partant du noyau central du scherzo :
Le scherzo central, mouvement hanté par des êtres fantasmatiques, est donc encadré de deux nocturnes, l’un proche d’une sérénade et l’autre d’un caractère plus obscur. Deux mouvements contrastés et imposants précèdent et suivent ces trois pièces centrales, l’un représentant la lumière, l’autre, les ténèbres.

La Septième est une symphonie de la construction par sa rigueur architecturale, mais aussi une symphonie de la déconstruction où tout n’est plus qu’apparence et faux-semblant.
À la fin du final triomphant et goguenard que reste-t-il encore vraiment debout ?

Genèse de l’œuvre

Cette œuvre est sans doute la plus expérimentale de Mahler, Après le cycle des trois symphonies hors du paysage des chants du Knabenwunderhorn, donc du garde-fou de la légende et de l’enfance, du fil rouge de la voix, une sorte d’impasse est là. Mahler clôture ainsi " sa systématisation de l’expérience symphonique". Les chemins futurs seront très différents.

Notons qu’en même temps pendant l’été 1904 Mahler mène, et c’est la première et dernière fois, de front le gigantesque finale de la sixième et le début de la septième.
Comme pour se délivrer de cette mise au tombeau de son héros, lui-même, il s’évade dans l’onirisme. Ce sont les deux premiers Nachtstücke. La Septième est aussi un exorcisme au tragique du monde, à la mort inéluctable. Pour la comprendre, il faut se souvenir des deux symphonies qui la précèdent. Elle les prolonge et s’en délivre.
Elle se veut un retour à la vie après le pessimisme noir de la Sixième.
Cette vie conçue comme série de drames et de souffrances, mais qui s’élève en une acceptation joyeuse et triomphante de la vie.

Quant au moment où la Septième sera créée, en septembre 1908, Mahler aura déjà vécu son année de catastrophe, 1907, celle où est morte sa fille adorée Anna Maria et où il a pris connaissance de sa maladie cardiaque avancée.

Cette Septième est l’enfant un peu dérangeant de Mahler, que nous chérissons sans doute le plus en secret. Car on y trouve magnifié le maître du sarcasme mais aussi celui de la tendresse rêveuse et ici comme pour la fin de la cinquième une déchirante aspiration à la naïve gaieté. Pourtant comment ne pas y déceler encore et toujours "cette puissance tragique et élémentaire qui est celle de la mort".

Étrange accouchement aussi de cette symphonie travaillée en parallèle avec la Sixième, nulle autre composition ne lui ayant coûté autant de doutes et de plages d’aridité.
Compositeur d’été, "Ferienkomponist" disait-il, par dérision terme que l’on pourrait traduire par compositeur du dimanche en français. Submergé par ses tâches de chef d’orchestre et de troupe d’opéra il ne pouvait créer que pendant ses vacances. Pour cela, lui l’amoureux des lacs et des montagnes, il s’était fait construire à Maiernigg près du Wörthersee en Carinthie, "une cabane à composer", un chalet de bois au coeur des prés et des oiseaux.

Dès son arrivée mi-juillet, seul, car Alma est en villégiature pour se reposer de la naissance de sa seconde fille Anna, il pense se lancer dans la composition des tumultes sonores qu’il entend en lui. Et d’abord ce finale tragique de la Sixième qui lui faisait tant peur, car au milieu du bonheur il lui semblait creuser sa tombe. Cette "noix dure à casser" lui résiste, et il sombre dans le désespoir car il ne peut pas mettre une note devant l’autre. Il entre dans une profonde période de doutes sur ses capacités de créateur. Il cherche le réconfort dans la nature et s’en va dans la montagne.
Cette excursion dans le Tyrol du sud autrichien à Toblach, au Lac de Misurina, est son antidote à l’angoisse de la conception. Les deux mouvements de Nachtmusik ont donc été écrits avant tous les autres.
Ces morceaux semblent avoir été les " idées parasites" que Mahler notait dans un autre carnet que celui de l’œuvre en cours. À cet été 1904 sans autre commentaire, la Sixième est terminée et les deux mouvements de Nachtmusik aussi sans que la Septième n’ait plus été ébauchée que cela.

L’année suivante, en 1905, Mahler est de retour à Maiernigg après une rude saison à Vienne. Il retrouve sa chère cabane à composer mais rien ne vient. Il essaie à nouveau l’antidote des courses en montagne dans le Tyrol, mais entre ses migraines atroces, dont il est coutumier, et le bruit ambiant il reste sans voix et sans idées. Survient alors l’épisode du "clapotis des rames".

« Comme tu dois t’en souvenir, l’été précédent, j’avais l’intention de terminer la VIIe, dont les deux andantes étaient déjà prêtes. Je me suis torturé pendant deux semaines, à en devenir fou, écrira-t-il à Alma quelques années plus tard,... jusqu’à mon excursion dans les Dolomites ! Mêmes tortures là-bas et la danse a recommencé. Si bien que je me suis décidé à tout abandonner et à repartir, convaincu que tout l’été était perdu. À Krumpendorf, où tu ne m’attendais pas, car je ne t’avais pas prévenue de mon arrivée, je suis monté en bateau pour traverser le lac. Dès le premier coup de rame, l’idée m’est venue du thème (ou plutôt du rythme, de l’atmosphère) de l’introduction du premier mouvement. En quatre semaines, les premier, troisième et cinquième mouvement étaient entièrement terminés. »
La fièvre créatrice est à nouveau là et jamais Mahler ne composa aussi vite. Triomphalement il en informa Richard Strauss et Guido Adler le 18 août 1905. Et il peut annoncer le 15 août 1905 :
« Ma Septième est finie. Je crois que cette œuvre est née sous de bons auspices et qu’elle est accomplie ».

Le clapotis des rames avait dénoué les blocages, les digues étaient rompues. La symphonie des contradictions était venue au monde ! Il révisa la symphonie complète en 1905-1906, puis le 19 septembre 1908 lors de sa création à Prague après 24 répétitions !

La composition fut singulière, le résultat final paradoxal en donnant naissance à une œuvre qui laisse encore perplexe par sa difficulté d’exécution, sa dimension importante, et l’obscurité de sa signification.
« Dans la trilogie constituée par les trois symphonies instrumentales, la Septième constitue un cas particulier, un cas extrême, le point le plus avancé du modernisme de Mahler. Au premier abord, on a peine à y déceler la moindre ligne conductrice, la moindre unité d’intention qui puisse entièrement justifier la réunion de cinq morceaux aussi disparates. Ce compositeur qui jamais ne recula devant l’excès, atteint ici l’extrême pointe de son évolution, avec un premier mouvement qui est le plus moderne de toute son œuvre ; avec ensuite un morceau qui mêle toutes les réminiscences et tous les symboles dans son évocation d’un passé romantique (première Nachtmusik) ; avec le plus démoniaque et le plus terrifiant de tous ses Scherzos ; et avec la plus faussement innocente de ses idylles symphoniques (seconde Nachtmusik) ; et enfin avec le plus dément, le plus "dévié", le plus "fêlé", le plus provocant de tous ses Finales. » dira un commentateur éclairé.

Elle est fondamentale dans l’histoire de la musique car ensuite tout va pouvoir changer. Polyrythmie, polyinstrumentalité, foisonnement des formes et des genres, flot musical inouï, cette œuvre est un tournant. Schönberg lucide y aura vu "l’effondrement du romantisme", "qui emporte avec lui la forme symphonique traditionnelle".

Mahler décrira sa symphonie comme" une œuvre pleine de joie, pleine d’humour et dont le final est une enthousiasmante affirmation de la vie"!
Ce n’est pas cela que nous ressentons vraiment à son écoute. Mahler s’est délecté à l’écrire. Il a cru la faire baigner dans la gaieté franche et sans ombre. Son subconscient fait d’ombres, a nimbé de grotesque, de fantomatique, sa joie. D’espérance et de dérision. Chostakovitch est tout entier en gestation dans cette œuvre.

Analyse

Mahler ne laisse comme indications que cela : "Trois morceaux nocturnes ; le grand jour au Finale ; comme base de l’ensemble, le premier mouvement. Et pas de programme, un état d’âme."

La Septième Symphonie de Gustav Mahler comporte cinq mouvements :

1- Adagio : Langsam. Allegro risoluto, ma non troppo.
2- Nachtmusik : Allegro moderato. Molto moderato.
3- Scherzo. Schattenhaft. Fliessend aber nicht schnell. (Fantomatique. Fluide, mais pas rapide)
4- Nachtmusik: andante amoroso. Mit Aufschwung. (Avec élan).
5- Rondo Finale. Allegro ordinario

Il s’agit en fait presque de deux symphonies en une seule. Les trois mouvements centraux sont une entité propre, et les deux mouvements extrêmes sont d’ailleurs, extérieurs. L’un dans le glissement des ombres, l’autre dans sa fausse allégresse.

1 - Adagio : Langsam. Allegro risoluto, ma non troppo

Au sujet du premier mouvement, Willem Mengelberg affirme avoir entendu parler Mahler, pendant les répétitions d’Amsterdam, de « force violente, opiniâtre, brutale et tyrannique », de « nuit tragique », « sans étoile ni clair de lune », régie par « la puissance des ténèbres ». Selon lui, la voix de tenorhorn de l’Introduction clame : « Ici, c’est moi le maître ! J’imposerai mes volontés ! ».
Nous retrouvons la vision de Mahler de la musique comme un bruit de nature. Pour Mahler le coeur de sa symphonie repose dans ce mouvement, marche militaire entre chien et loup, rythmée par le battement cardiaque de l’eau.

Surgie donc du mouvement des rames et des vagues ce mouvement est l’une des plus belles musiques écrites par Mahler, une des plus mystérieuses. Émergeant peu à peu de l’obscurité, du magma des sons, la musique se met lentement en marche. D’après Mengelberg, cette introduction dépeint la nuit, les forces de l’ombre, contre lesquelles va lutter l’ardeur conquérante du premier thème. Comme Mahler s’est beaucoup confié au chef hollandais, il faut considérer ses dires.
A cette fascinante introduction du bord des abîmes va succéder une autre marche plus allante et plus aérienne qui jouera un rôle essentiel dans l’Allegro. Puis une reprise totalement métamorphosée du début, clôt ce moment parmi les plus étranges de la musique occidentale. Un grand solo instrumental confié à un instrument rare, le tenorhorn (en français, cor baryton en si bémol), ajoute à l’étrangeté et plonge aux cœurs des forêts froides.
Ce grand mouvement lent, avec ses quelques accélérations, son lyrisme qui affleure comme l’eau primale qui a bercé ce mouvement, devient transcendance. Parfois extatique, souvent en apesanteur, toujours rêveur, parfois cauchemar, il donne le vertige.

2 - Nachtmusik : Allegro moderato. Molto moderato (Andante)

Le caractère militaire y est étouffant et la célèbre Ronde de Nuit de Rembrandt, que Mahler avait admirée au Rijkmuseum, lui aurait inspiré ce morceau nocturne d’après Mengelberg. Mais Mahler a plus tard précisé avoir seulement entrevu une "patrouille" évoluant dans un "clair-obscur fantastique". Les références à l’univers militaire de l’enfance de Mahler et au Knaben Wunderhorn sont ici bien criantes.
Le Moyen Âge germanique, les forêts profondes, la détresse humaine, tout est là. Un rythme constant, presque une marche scande une sorte de défilés. Non pas les squelettes du lied "Revelge" contemporain, car le tragique n’est pas ici prépondérant, mais une fuite des sons. Le cor solo dresse la beauté immuable du monde, ce monde qui semble s’éloigner et nous ignorer :" La nuit descend, tout à fait à nous indifférente" disait Hölderlin.
Des épisodes immobiles, avec des fanfares et des chants d’oiseaux auxquels se mêlent ici et là les cloches de vaches engendrent des paysages éloignés, de l’autre côté du miroir. Vivons-nous en demi-teintes ?

3 - Scherzo. Schattenhaft (Fantomatique). Fliessend aber nicht schnell (Fluide, mais pas rapide)

L’atmosphère de danse fantomatique (schattenhaft) est prégnante avec ses décalages, ses tourbillons de rythmes, ses incertitudes. Une drôle de danse semble se dérouler. Henry-Louis de la Grange y voit une transposition d’une danse macabre médiévale comme celle du pont de Lucerne où la mort mène la danse avec son violon.
Tout semble fuir, être insaisissable dans ce mouvement en nappes de brume. Il est "le coeur ténébreux de la symphonie" (Paul-Gilbert Langevin). Hymne aux ombres, aux ombres errantes, aux ombres glissantes. Aussi la musique glisse, suggère, coule. Il s’agit ici d’une apothéose de la furtivité en musique. D’un cauchemar entrevu, d’une vision qui ne s’estompe pas trop vite pour bien nous marquer. On a pu la rapprocher de la Valse de Ravel et de ses déchirures de terreur.

4 - Nachtmusik : andante amoroso. Mit Aufschwung (Avec élan)

Dans cette seconde musique de nuit, Alma Mahler révèle que Mahler a été hanté en composant par les "sources murmurantes" des poèmes d’Eichendorff et par son "romantisme allemand".
On dirait un tendre concerto pour les voix emmêlées de la harpe, de la guitare et aussi de la mandoline. Mais un concerto ironique et énigmatique. Cette sérénade "amoroso" est plus que bizarre avec ses cordes pincées, son rythme obstiné. Les sonorités grêles des instruments mis en évidence ajoutent au décalage. La sérénade Op. 24 de 1923 de Schönberg vient de là.
Mahler a inventé la musique de chambre pour grand orchestre.
Il s’agit du véritable mouvement lent de la symphonie. Une halte au soleil de l’Italie, auxquels aspirent tant les compositeurs germaniques, là où poussent les citrons et les orangers. Cette évocation tendre est impalpable, discrète comme un souvenir d’ailes de papillons. Chut, un bruit de trop et tout s’écroulerait.
Cette halte ultime avant la grande kermesse du finale est tissée d’ambiguïté, de second degré. Hommage aux formes anciennes, humour fantasque qui se laisse attendrir par la simplicité apparente de la musique, ce passage de la symphonie laisse perplexe. "Sérénade d’un amoureux sous la fenêtre de sa belle" ? La belle aurait de quoi être inquiète de cette sérénade nocturne qui chante plus les mystères de la nuit, que sa beauté. L’orchestration de Mahler est un mélange de transparence et de proliférations de variations incessantes. Le visage se perd dans la nuit, la musique l’aura égaré volontairement. Qui est qui ?

5 - Rondo Finale. Allegro ordinario

Mahler prend de grandes libertés avec la tonalité et multiplie les contrastes, se permettant même de livrer un finale débordant de joie simple et exubérante et il nous livre une sorte de machine hybride, se voulant joyeuse et débridée. Multipliant les citations en premier lieu les « Meistersinger » (Maîtres-Chanteurs de Nuremberg) de Wagner, mais aussi la « Veuve Joyeuse » de Franz Lehar et même l’« Enlèvement au Sérail », il dresse un collage diabolique.
Ce rondo final qui vient refermer a symphonie est tonitruant, envahissant, presque populiste. "Regardez donc comme je suis joyeux et comme j’ai vaincu toutes les forces de la nuit, toutes les forces du mal !" semble dire Mahler. Ce final se veut la revanche de celui de la Sixième qui met à bas le héros. Portique de gloire, qui s’ébroue dans toutes les tonalités, tous les effets orchestraux, il est trop bruyant pour être vrai.
Mahler est sincère comme toujours. Mais les fêlures seront toujours là. Mahler affirme avoir voulu dépeindre "la pleine lumière du jour et le soleil éclatant de midi", les nuages sont aussi présents. Ce vacarme se doit d’étouffer les voix grinçantes qui pourraient monter des bouches de la nuit. Les rengaines et les clins d’œil masquent autre chose. La prémonition de la vacuité de la vie viennoise, dansant sur un volcan ?
Les cuivres s’époumonent, les fanfares beuglent, les foules défilent. Ce finale est une cohorte réaliste et pleine de bruit. Cela se veut une peinture d’une joie vulgaire et bonne enfant, d’une liesse débridée et sans retenue. Mais un jour on tirera sur cette foule en flonflons.

Au plus fort de ce Carnaval, ce n’est pas le roi carnaval que l’on brûle, mais la peur que tout soit faux. "Tout s’achète dans ce monde" a écrit Mahler en parlant de ce rondo. Aussi les valeurs s’inversent et ricanent, on passe du rire débridé aux grimaces atroces, de l’affirmation véhémente de la joie élémentaire, à une terreur sous-jacente. Ce rondo est une comédie des apparences. Il déborde de partout, la musique est jetée dans la rue, et pourquoi alors un tel malaise nous saisit-il en l’écoutant ? On ne sait plus si on doit écouter au premier degré ou chercher tous les autres degrés en détectant toutes les illusions, les dérisions.
On dirait parfois du Charles Ives ! Mais Mahler n’est ni naïf, ni innocent. Il y a d’autres portes cachées dans ce fleuve tonitruant. Mahler ne pouvait pas faire de la faible musique. Alors quoi ? Une déstructuration de la joie ? Une tentative sincère de faire la fête ?
Au malaise du monde qu’il pressent, Mahler donne en reflet le malaise de sa musique.

Cette musique merveilleusement mise en place, pour décrire le chaos des exubérances, puissante et conquérante, veut dire bien des choses. Mais Quoi ?
Dans ce charivari apparent, réside en fait un art souverain du contrepoint, un ordre caché, une autre perception du temps musical.

La prophétie déchirante de ce final ne nous est pas encore décryptée. La prophétie de cette symphonie est encore à comprendre un jour.

En cela elle reste la plus moderne des œuvres de Gustav Mahler.

Gil Pressnitzer