Gustav Mahler
Symphonie n° 8
L’apothéose et l’abîme
Cette symphonie est un don à la nation. Toutes mes symphonies précédentes n’étaient que des préludes à celle-ci : mes autres œuvres sont tragiques et subjectives. Celle-ci est une immense dispensatrice de joie.
(Gustav Mahler)
La Huitième ou l’achèvement de l’humanisme européen
« Essayez d’imaginer l’univers tout entier commençant à tonner et à résonner ».
Mahler aura connu son heure de gloire avec sa Huitième symphonie, qui sera à sa première audition un événement européen, donc mondial à cette époque. Triomphe enfin du compositeur si contesté, du chef d’orchestre admiré, de l’humaniste toujours en quête de vérités transcendantes.
Ce moment charnière dans l’histoire de l’Europe sera vécu par toute l’intelligence européenne comme le triomphe des idées, celles de la célébration de l’amour et de l’élévation spirituelle. Tous les intellectuels avaient tenu à être présent. L’Europe semblait avoir une réalité de pensée commune et une fraternité chaleureuse. On était heureux et admiratif. L’Europe avait son œuvre emblématique, son hommage. Mais en musique cela s’appelle aussi un « tombeau ».
Il me semble qu’au travers de cette ode à la joie de l’amour, c’est le tombeau d’une certaine Europe qui est devant nous.
Ainsi l’abîme était pourtant déjà tapi dans l’ombre et ricanante.
Fin d’un monde et de l’illusion du triomphe de l’amour universel. Cette belle utopie avait été portée à son incandescence par Goethe, qui avait réinvesti aussi le mythe de Faust et de l’éternel féminin.
Ceci avait fini par devenir une sorte de patrimoine commun à L’Europe, et faisait une homogénéité de transcendance. On croyait alors que ceci serait un barrage inébranlable contre toutes les barbaries à venir.
La Huitième de Mahler est la plus belle exaltation de cette croyance humaniste. Bâtie autour du texte le plus important de Goethe, le final de son Faust, elle veut avoir une portée cosmique et marquer une sorte de triomphe de l’humanité contre le mal et l’obscurantisme. Elle reprend cette quête d’éternité et d’élévation contenue dans le texte. mais le temps se venge toujours de l’éternité.
Et l’abîme est déjà bien ouvert aux cours même de l’événement et de Mahler lui-même.
Présent dans l’histoire de Mahler qui n’a plus que huit mois à vivre après cette apothéose. Certes cette œuvre a été conçue dans la joie et dans la fièvre en 1906 alors qu‘aucun nuage noir n’était encore trop présent Mais mon d’un an plus tard, il va être abattu par des épreuves terribles : la mort en 1907 de sa fille tant aimée, la découverte de sa maladie cardiaque incurable, la haine antisémite qui le chasse e son poste de directeur de l’Opéra de Vienne, l’exil aux États-Unis, et la trahison de sa femme Alma. Cela, il le porte sur lui en dirigeant cette partition qui semble un reflet ricanant du bonheur enfui.
"Cet homme mourra bientôt. Regardez ces yeux ! Ce n’est pas le regard d’un triomphateur qui marche vers de nouvelles victoires. C’est celui d’un homme qui sent déjà le poids de la mort sur son épaule." dira un jeune critique.
L’abîme est inscrit encore au-delà de lui.
Présent dans l’histoire qui commence déjà à préparer ses tombes. Présent dans la destinée de l’Europe qui sera mise en terre par la plus horrible des guerres, celle de 1914-1918, donc à peine huit ans après ce concert. Ceux qui étaient présents à la tribune seront bientôt des adversaires, et dans les tranchées se videront les élans d’amour dans la boue et la mort. C’est la fin de la culture européenne, la guerre horrible de 14-18 se profile et va jeter les uns contre les autres les personnalités présentes.
Mahler, visionnaire crucifié, devait le pressentir. Derrière cette gloire, la peur du néant, du rien.
Cela, il le porte dans sa chair en levant la baguette pour faire retentir la plus utopique de ses symphonies, le plus bel hommage à l’amour et à l’humanité. Il n’en dit rien, et laisse organiser son « sacre », peu de personnes verront sur son visage déjà l’ombre portée de la mort qui surviendra le
18 mai 1911.
Quand il va lever sa baguette, cela sera la dernière fois que Mahler va diriger sur ses terres, sa dernière apparition en public en Europe, hormis le train de l’agonie qui le ramener à Vienne quelque temps plus tard. Pour l’instant va se lever la plus grande ouvre chorale de macler qui renoue les fils avec le final de la symphonie dite « Résurrection ».
Le jour de gloire et la dernière apparition de Mahler
La création munichoise de la Huitième Symphonie sera donc l’un des plus grands triomphes de l’histoire de la musique. Elle n’a d’équivalent que nos messes profanes d’aujourd’hui pour les stars éphémères de musique avariée.
En voici le récit :
« 19 heures 30, Munich, le 12 septembre 1910. Tout en verre et en acier, l’immense et nouvelle salle de concert de l’Exposition Internationale est déjà pleine à craquer. Trois mille quatre cents auditeurs y sont entassés devant huit cent cinquante choristes habillés de noir et de blanc (cinq cents adultes et trois cent cinquante enfants) qui ont pris place sur l’immense estrade aménagée pour l’occasion, serrés autour de l’orchestre, l’un des plus vastes jamais réunis depuis la création du célèbre Requiem de Berlioz, en l’occurrence cent quarante-six musiciens, auxquels s’ajoutent les huit solistes vocaux, plus huit trompettes et trois trombones à l’autre bout de la salle.
C’est la première impatiemment attendue de la Huitième Symphonie de Mahler. Dans la salle on reconnaît un grand nombre de visages célèbres. Outre la famille régnante de Bavière au grand complet, il y a aussi quelques princes de l’art contemporain, les compositeurs Richard Strauss, Max Reger, Camille Saint-Saens, Alfredo Casella, les écrivains Gerhard Hauptmann, Stefan Zweig, Emil Ludwig, Hermann Bahr et Arthur Schnitzler, Thomas Mann, les chefs d’orchestre Bruno Walter, Oskar Fried et Franz Schalk, le metteur en scène le plus illustre du moment Max Reinhardt,... Tous les musiciens feuillettent déjà fiévreusement leurs partitions tandis que les autres ne sont là que pour assouvir leur curiosité. À huit heures moins le quart, très précises, Mahler entre en scène, mince et pâle. Toute l’assistance se leva dès que Mahler prit sa place sur le podium en traversant rapidement la foule d’interprètes ; et le profond silence qui suivit fut le plus impressionnant des hommages pouvant être rendus à un artiste Mahler ne répond pas aux applaudissements qui l’accueillent. Il ne s’incline même pas. Pendant deux secondes, on voit la lumière se réfléchir en éclairs dans ses lunettes et on croit entrevoir au vol une tête de mathématicien religieux. Les lumières de la salle baissent aussitôt. Alors les chœurs et l’orchestre resplendissent dans la pleine lumière des projecteurs."
Ainsi est relatée la première exécution de cette"Messe" solennelle du temps présent qu’est pour lui la Huitième Symphonie.
Un autre ajoute :
« Ce jour-là, Mahler qui venait tout juste d’atteindre cinquante ans et dont la carrière entière n’avait été qu’une suite presque ininterrompue d’échecs retentissants, fut littéralement sidéré de voir la salle entière hurler, trépigner et applaudir avec transport dans un délire collectif de quelque vingt minutes. Les enfants du chœur, en particulier, à qui il n’avait cessé de prodiguer conseils et attentions pendant les répétitions, n’en finissaient plus d’applaudir, ni d’agiter leur mouchoir ou leur partition. Pour lui, ils représentaient cet avenir qu’il sentait bien lui échapper. À la fin du deuxième concert, lorsqu’ils se précipitèrent tous ensemble à l’avant de la galerie qui leur était réservée pour lui donner des fleurs et lui serrer la main, lorsqu’ils hurlèrent à tue-tête : "Vive Mahler ! Notre Mahler !", lorsque le compositeur eût reçu d’eux la seule couronne de lauriers, il ne put retenir ses larmes".
Il va donc livrer au public ceci : "l’œuvre la plus importante que j’aie jamais composée", une œuvre "dont le contenu et la forme sont si nouveaux que j’ai de la peine même à en parler", une œuvre où l’on entend "non pas des voix humaines, mais les chants des planètes et des soleils qui tournent dans l’espace", une symphonie "dispensatrice de joie", les œuvres "tragiques et subjectives" qu’il a écrites auparavant ne lui semblent que simples "préludes".
La genèse de la composition
Le 18 août 1906, il annonce à son ami Willem Mengelberg l’achèvement de sa symphonie en termes résolument enthousiastes :
« Ici je nage dans les notes ! Je viens d’achever ma Huitième. C’est la plus grand-chose que j’aie faite jusqu’à présent. Et si unique sur le plan de la forme et du contenu qu’il est impossible d’écrire à son sujet. Imaginez tout l’univers qui se met à sonner et à résonner. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des soleils en révolution. »
II était parti en 1906 passer ses vacances d’été habituelles à Maiernigg, "fermement résolu à paresser et à rassembler mes forces pendant ce séjour.
Au seuil de mon atelier, le Spiritus creator me saisit, me secoua et me poussa pendant les huit semaines qui suivirent, jusqu’à ce que j’aie achevé ma plus grande œuvre".
L’élan et l’impétuosité irrésistibles de ce premier accès de créativité furent confirmés plus tard par Alma, lorsqu’elle écrivit, à propos des événements de cet été-là:
"Après notre arrivée à Maiernigg, il y eut les quinze jours habituels où, comme presque chaque année, le hantait le spectre de l’inspiration en déroute. Puis, un matin, alors qu’il franchissait le seuil de son studio dans les bois, cela lui vint Veni creator spiritus. Il composa et rédigea l’ensemble du chœur d’ouverture sur ces paroles à moitié oubliées. Mais les notes et les mots ne voulaient pas concorder ; la musique l’avait emporté sur le texte. Surexcité, il envoya une dépêche à Vienne et se fit télégraphier la totalité de l’ancien hymne latin. Le texte au complet se mariait exactement avec la musique. Il avait composé, de manière intuitive, la musique pour toutes les strophes."
Il n’avait pas la préméditation de composer encore et encore, mais l’esprit saint de la création l’a emporté là où il ne pensait pas aller. Ce « miracle » lui fera croire qu’il a composé son chef-d’œuvre. Profondément en lui s’agitaient encore ses recherches religieuses, son appel vers la fin des choses et leur compréhension. Son mysticisme latent s’est enflammé d’un seul coup, et à trouver dans la musique son exutoire, son apaisement.
Son inspiration est foudroyante et « d’un coup, l’ensemble se trouve devant moi : pas seulement le premier thème, mais tout le premier mouvement ». Il demande une traduction à son ami Fritz Lôhr, concluant sa lettre par ces mots : « S’il-te-plait, à expédier immédiatement par lettre exprès ! Faute de quoi, elle arrivera trop tard. J’en ai besoin comme créateur et comme créature ! ».
Pour répondre à cet hymne de Pentecôte du début du Moyen Âge, attribué à l’archevêque de Mayence, il n’aurait « rien pu trouver de plus beau » que la dernière scène du Faust II de Goethe, la scène dite des anachorètes. Car : « L’essentiel est, en l’occurrence l’idée de Goethe, selon laquelle tout amour est une procréation, tout amour est création ; qu’il y a justement une procréation physique et spirituelle, laquelle n’est autre que l’épanchement de cet éros ». »
Ainsi parti de la lecture peu consciente « d’un vieux bouquin d’église », Mahler en fait libère sa soif de revenir à la voix, et surtout à la transcendance et de chanter à pleine voix l’ivresse extatique de l’amour créateur de toutes choses.
La finalité cosmique de la Huitième
« Tout ce qui est transitoire
n’est que parabole
l’imparfait trouve ici son plein accomplissement
Ici ce qui ne pouvait être écrit devient réalité
L’Éternel Féminin
nous entraîne vers le haut »
Ces mots de Goethe, à la fin de la symphonie, donnent le sens profond de cette œuvre.
Mahler s’est beaucoup expliqué sur le sens de cette œuvre que dans son exaltation, il considérait comme l’aboutissement parfait de son œuvre ; Si cela est contestable au niveau musical, il est indéniable que sur le plan philosophique elle est un aboutissement.
Mahler aura toujours été un chercheur non seulement de Dieu mais surtout des vérités profondes de l’univers. Il faut prendre cette musique comme un conte philosophique dont voici quelques clefs dont la principale est la célébration de l’amour.
Il s’agit de la face claire de Mahler, la moins connue, la moins aimée.
Aussi laissons la parole à Mahler pour donner quelques lueurs sur cette symphonie qui peut sembler boursouflée et trop lourde de sentiments.
Voici ce que voulait dire Mahler :
«..Dans les dialogues de Socrate, Platon exprime sa propre philosophie, qui diffère de l’acception habituelle de 1’ "amour platonique", mais qui, telle quelle, a influencé la pensée durant des siècles, jusqu’à nos jours. Dans son essence, l’amour platonique rejoint l’idée de Goethe selon laquelle tout amour est générateur, créateur, et qu’il existe une "création physique et spirituelle" qui est une véritable émanation de cet "Éros". Vous l’avez dans la dernière scène de Faust, présenté symboliquement. [...] La comparaison entre Socrate et le Christ s’impose et s’est faite spontanément à toutes les époques : dans les deux cas. Éros est créateur du monde… »
« Ce qui exerce sur nous cette force d’attraction mystique, ce que chaque créature, peut-être même les pierres, ressent avec certitude comme le cœur de son être, ce que Goethe appelle ici [...] I’ "Éternel féminin", c’est en fait le repos, le but, par opposition aux aspirations, aux quêtes, aux efforts incessants vers ce but, c’est-à-dire par opposition à l’Éternel masculin. Tu as bien raison de définir cela comme la force de l’Amour. [...] Goethe l’exprime, avec une intensité et une clarté croissantes, par une série de symboles culminant avec la Mater gloriosa, personnification de l’Éternel féminin !. »
Tout ceci est fort discutable philosophiquement mais dit bien ce que voulait Mahler.
La Huitième, c’est donc surtout un prodigieux acte de foi non pas tant dans le divin mais dans l’amour. Éros est plus fondateur que Dieu dans ce dessein. Cette symphonie, il voulait en faire une réponse à toutes les questions, à toutes les incertitudes de l’humaine condition. Par un immense récit philosophique, il dresse en fait sa passion selon Mahler. Son credo illuminé face au non-sens du monde. Il peut célébrer l’amour surhumain.
Mahler disait n’être qu’un "instrument dont joue l’univers".
Mahler avait une forte inclination vers le mysticisme, et il croyait « aux forces de l’esprit ». Le « miracle » de l’illumination du texte du Veni Creator, la "joie extatique" qui a été la sienne devant le "mystère" qui a permis que "les paroles du texte correspondent exactement aux mesures déjà achevées, à l’esprit et au contenu de la composition." vont le conforter dans sa mission : sauver par sa musique toute l’humanité.
Cette œuvre est un retour au passé après les avancées des trois dernières symphonies. Il y célèbre Bach qu’il venait d’approfondir, et aussi les musiciens de la Renaissance. C’est aussi un hommage à son poète préféré Goethe.
Il y célèbre aussi ce qu’il aime le plus u monde, la voix :
« Dans ma symphonie, la voix humaine est après tout le porteur de toute l’idée poétique. »
Cette symphonie est un élan, un volume sonore épique, qui peut rappeler les oratorios de Mendelssohn, mais son ampleur est vertigineuse, digne des plus belles cathédrales.
Pour lui ce n’était surtout pas un hymne religieux, mais « une invocation au génie universel de l’homme ». Il veut surtout glorifier l’activité humaine, sa gloire, ses misères et son sens. La rédemption finale de Faust démontre la vérité de l’inquiétude humaine puisque, au terme de la quête qui l’a menée si loin de l’ascèse avec son pacte avec le Diable, il va au paradis, accueilli par la Mater Gloriosa elle-même. L’éternel féminin incarné et non une madone.
Il avait donc raison de chercher par tous les moyens.
Les textes retenus par Mahler, sont de portée mystique et philosophique, ce seront ses supports vers l’extase musicale. Ce sont le Veni Creator, hymne de la Pentecôte, en latin, et la scène finale du Faust, de Goethe, en allemand.
Mais la Huitième est surtout universelle et panthéiste et le don de Mahler créateur à l’humanité. Un autre compositeur, Richard Strauss par exemple, en aurait fait un monument impérialiste du pangermanisme. Mahler en fait un acte communautaire, un lien entre les hommes.
Telle qu’elle est elle demeure un témoignage fascinant sur son époque, ses utopies, son humanisme. À la fois un bilan de son siècle, mais aussi l’introduction de nouveaux territoires, de nouvelles idées marquées par la psychologie. Ainsi le concept de la sexualité comme source de toute création, la création travers Éros. qui est la clef philosophique dette symphonie, véritable manifeste d’amour. On peut noter que cette symphonie est dédiée à Alma Mahler, improbable incarnation de l’amour fidèle et dévorant.
Structures de la Huitième
La symphonie se divise en deux grandes parties :
1- Hymnus : Veni, Creator Spiritus, Allegro Impetuoso
2- Schluss Szene aus "Faust" (Scène Finale de "Faust") Poco Adagio, etwas bewegter
Le premier projet de symphonie comportait quatre mouvements :
Hymne : Veni Creator
Scherzo ((Jeux de Noël avec l’Enfant).
Adagio (Caritas, Charité.)
Hymne : Die geburt des Éros (Naissance de l’Éros)
Sans doute le même jour, il esquisse encore, sur trois portées, le thème de la "Naissance de l’Éros", devenue maintenant "Création par l’Éros".
Les trois derniers mouvements furent remplacés en cours de composition par un morceau unique sur la scène finale du second Faust de Goethe, que Mahler avait dévoré dans sa jeunesse. Goethe lui-même avait d’ailleurs rapproché les deux textes dans une lettre de 1821 au compositeur Zelter, publiée dans l’édition que possédait Mahler.
L’ensemble est donc composé de deux moitiés aussi opposées que possible, comme les textes eux-mêmes, qui appartiennent à deux langues, à deux cultures, et à deux époques très éloignées.
Mais Mahler veut ce contraste. Il en joue en faisant du Veni Creator un hymne latin, rigoureusement contrapuntique, dans un style presque « ecclésiastique », mais détourné dans le moule de la forme sonate traditionnelle, et avec une deuxième partie conçue comme un pur oratorio mystique.
Hymnus : Veni, Creator Spiritus,
« Viens esprit créateur, visite les pensées des tiens », clame le texte.
Ce chœur initial par sa force, son onde sonore, n’a d‘équivalent que le chœur d’entrée de la Passion selon Saint-Matthieu de Bach.
Il s’agit de frapper un grand coup à l’oreille du monde, aussi Mahler débute par un Allegro Impetuoso à soulever les montagnes des incrédules en l’amour et en l’esprit qui dévaste tout. Ce chant de gloire rejoint le chant de résurrection de la Deuxième. Il est basé sur un vieux chant de la liturgie catholique.
L’hymne Veni, Creator Spiritus, est un arrangement d’un hymne latin médiéval de Hrabanus Maurus. Il en a composé la musique sans avoir le texte qui s’adaptera miraculeusement, syllabe après syllabe ! Ces "paroles à moitié oubliées" dont parlera Alma Mahler pourraient tout simplement provenir de la traduction que Goethe avait lui-même fait de cet hymne en avril 1820.
Ce mouvement qui emporte l’auditeur et un hommage fervent à Bach, celui des motets et des passions. On cite le motet de Bach « Singet dem Hern em neues Lied » comme point de départ de ce déferlement de ce flot de textures polyphoniques et de formes contrapuntiques les plus complexes. Les formes anciennes sont ici portées à l’incandescence. Dans ce premier mouvement, presque exclusivement vocal à part un interlude orchestra, l’hymne est chanté principalement par les chœurs. Il est scandé en latin.
Des doubles fugues proclament une sorte de croyance du charbonnier avec des mots simples « une invocation au génie universel de ce monde".
Cette célébration furieuse, impétueuse de la recherche ardente de l’idéal n’est pas totalement dans le texte qui est simplement une aspiration vers la lumière.
Mais Mahler veut tellement croire à cette quête qu’il s’enivre de ce désir vers l’accomplissement total et le texte devient prétexte.
Scène finale: Schluss Szene aus "Faust" (Scène Finale de "Faust")
Ce mouvement est basé sur un texte extrait de la scène finale du Faust de Goethe. Mais Mahler a beaucoup coupé et réarrangé l’œuvre de Goethe, pour n’en conserver que la montée vers le pouvoir de l’amour.
Il commence par une extraordinaire introduction orchestrale qui pose le décor. Celui de nulle part avec des anges voletants autour.
« Gorges montagneuses, forêt, rochers, désert. Des saints anachorètes répartis en amant, sont installés entre les crevasses » dit la partition.
On est hors du mode, en apesanteur, et cette musique demeure une des plus belles de Mahler. Il s’agit d’un adagio « parfois agité ».
Elle utilise des effets étonnants jusqu’à l’entrée du chœur.
Ce chœur dit « La forêt se balance vers nous, les rochers s’appuient sur elle,.. » et la musique se balance de manière extatique jusqu’à l’entrée des pères : Pater Ecstaticus « qui monte et descend en flottant », Pater Profondus, « dans les profondeurs ». Et la musique tente, et réussit, la description de ce monde qui flotte hors de nos misères humaines.
Les anges tournoient ; les chœurs d’enfants bienheureux s’élèvent en chantant « Unissez vos mains dans la joie… ». Les enfants ont toujours représenté pour Mahler, l’avenir et innocence du monde, « le vaisseau cosmique de l’amour ».
L’âme de Faust progresse dans les sphères célestes de plus en plus hautes, la musique aussi. Et la vision de la Reine du Ciel apparaît.
La suite devient non pas un hymne à la vierge Marie comme pourrait le faire croire les paroles, mais à l’Éternel Féminin.
La femme et non la sainte, l’amour et non la foi.
La symphonie s’achève de manière inoubliable par le Chorus mysticus de Goethe, dont les célèbres dernières paroles, "Das Ewig-Weibliche/Zieht uns hinan" (l’éternel féminin/nous entraîne vers le ciel) est la signification profonde de cette musique. Cette musique cherche le salut par l’amour. Trompettes et trombone se lancent dans des hauteurs célestes, toute la symphonie bascule vers le haut, l’aigu.
Une immense péroraison nous soulève. Le ciel est là.
L’univers commence à retentir et résonne
Goethe a dit l’architecture est une musique pétrifiée, cette symphonie architecturale est une musique en fusion.
La Huitième demeure un étrange monument dressé à l’orée du siècle dernier, qui proclame haut et fort à sa manière déclamatoire qu’Éros est bien, suivant Mahler, le "Créateur du Monde".
Elle peut sembler verbeuse, disparate, mais elle est un élan mystique sincère qui reste une offrande à l’humanité. Elle continue à être un message vibrant d’amour universel. Mahler l’a considérée comme son œuvre majeure. L’histoire ne l’a pas suivi, mais à chaque événement planétaire, l’on joue cette symphonie « des Mille » en grande pompe.
Curieusement cette symphonie est en retrait par rapport aux avancées harmoniques et tonales des symphonies précédentes. Cela est voulu, car Mahler avait besoin de socles plus fermes pour élever son chant.
La Huitième de Mahler embrasse par son ampleur tout l’univers, et embrase l’auditeur qui face à cette Messe pour le temps présent « voit « les planètes et les soleils tourner ». Son emphase est en fait l’équivalent sonore voulu pour décrire de façon allusive et sonnante, l’explosion cosmique de la fusion de l’amour terrestre et spirituel.
On a pu dire qu’au travers de cette musique « l’ineffable se réalise par le son ».
Gil Pressnitzer