Gustav Mahler
Symphonie n° 9 en Ré majeur
1. L’abîme des abîmes
Vie ! Ô amour sans visage ! Toute cette argile
A été remuée, hersée, déchiquetée
Jusqu’aux tissus où la douleur elle-même trouve
un sommeil dans la plaie
Et je ne peux plus, non je ne peux plus, je ne peux plus
(O. V. Milosz)
Après le Chant de la Terre - sa véritable Neuvième symphonie - Mahler enchaîne avec une œuvre purement symphonique qui retrouve apparemment le moule classique avec ses quatre mouvements et sa tonalité de ré majeur. Mais ici les instruments sont devenus des voix humaines et cette œuvre, la dernière achevée, est tout autre et ne commence pas là où le Chant de la Terre se terminait avec cette dissolution panthéiste dans l’éternité toujours recommencée de la nature. La Neuvième a déjà commencé avant même que ses sons nous parviennent et elle nous dévoile Mahler aux rives du silence et parlant à l’oreille de la mort. Cette œuvre, si intime que Mahler ne voulut même pas l’entendre, est la somme d’une vie sans refus de celle-ci. Simplement Mahler assume à ce moment d’être celui qui sera dans la disparition. Aussi il est difficile d’en parler comme d’expliquer pourquoi l’écoute de cette musique, une des plus hautes de la culture européenne, ne peut laisser l’auditeur indemne et sans questionnement sur lui-même.
Parler de la musique n’est souvent que parler autour de la musique en tentant de capter le volatil de l’émotion sonore par des correspondances de mots. Alors lorsqu’on aborde une œuvre aux portes de l’indicible comme la Neuvième symphonie de Gustav Mahler, une humilité profonde s’impose, surtout quand cette musique est portée de plus en soi comme une lumière vitale.
D’ailleurs Mahler lui-même abandonna toute idée de programme ou d’explications pour laisser l’auditeur face à sa propre expérience.
Pourtant à cette musique à la brisure d’une vie, de la fin du jour, il faut bien donner quelques lueurs, quelques pistes.
La citation de Milosz en exergue situe déjà le climat des terres terribles et désolées où Mahler nous entraîne.
On peut certes attendre d’être immergé, emporté par cette musique d’où percent des clameurs de peur, musique en partance vers des départs las, longés de grands miroirs froids, dont le vide est toute la vie, par cette musique remplie par les pas insistants de la mort qui s’approche. A fleur d’émotions personnelles, elle fera son chemin vers l’auditeur, mais « comme tout ange est terrible » quelques précautions d’écoute s’imposent.
Il s’agit avant tout d’une biographie musicale parlant d’un effacement au monde, non sans combats ni amertume glacée, mais avec une résignation finale qui confine à la dissolution d’une existence. Là où Alban Berg voyait surtout un déferlement triomphant de la mort, il faudrait plutôt considérer l’histoire d’une vie dont l’auteur réalise que « l’éternité, est la sœur du silence » et « que le jour pleut sur le vide de tout ».
La musique étonnante de la Neuvième semble d’ailleurs ne pouvoir être perçue que dans le renoncement ou la révolte de la lucidité.
Comme nuages se dissipant sur la mer éternelle, elle est un entrelacs de deuil et d’adieu.
Mahler en 1909 écrit : Je passe par tellement de choses pour le moment que je peux à peine en parler. Comment pourrais-je essayer de donner un sens à une crise aussi terrible.
Cette œuvre, vraiment close à l’automne 1909, survient deux ans après sa démission de son poste de directeur de l’Opéra de Vienne, après près de quatorze ans de vie viennoise menée à son plus haut niveau.
Œuvre d’exil, exil américain à la Philharmonie de New-York, mais surtout d’exil intérieur. Elle n’est pas seulement une célébration désespérée de « l’apocalypse joyeuse » qui guette l’Europe ou un constat sur son existence et sa finalité dernière, elle porte aussi toutes les empreintes des malheurs successifs. Depuis les nombreux deuils autour de son enfance à la disparition à jamais inconsolée de sa fille Maria Anna le douze juillet 1907, cette fille si proche avec laquelle il communiquait dans une langue inventée et connue que d’eux seuls, Mahler a acquis une certaine intimité avec la mort.
Ce dialogue peut encore s’entendre derrière les notes et d’ailleurs le dernier mouvement reprend comme une caresse une citation du quatrième des Kindertotenlieder : le jour est beau sur chaque hauteur. Cette phrase musicale entre résignation, apaisement et rage, Mahler la disloque, la laisse partir en fumée.
Dans une partition surchargée d’indications telles que « Chante, chante mon adieu ma lyre », « en mourant », « comme une procession funèbre », il est difficile d’échapper au sens profond du chant de la vie de Mahler qui donne son moi le plus profond et qui croit toucher à la fin, à sa fin. Et le paradoxe est que ce testament musical est composé de 1908 à 1909 dans le cadre enchanteur de Toblac, dans le Haut-Adige, avec son ruissellement indécent de nature radieuse, par un homme de 49 ans débordant de projets d’avenir mais voulant faire un point définitif sur lui-même et écrivant ainsi l’œuvre la plus déchirante qui soit sur le retrait au monde.
Sans redite, allégé de la peur des hommes, je creuse dans l’air ma tombe et mon retour. (René Char), c’est un peu la démarche sans espoir de Mahler dans cette œuvre, voilà en tout cas une des clefs pour y entrer.
Musique qui consume, musique qui se consume, dernières paroles humaines jetées dans le vaste silence qui se brise, puis se referme. C’est l’attente d’un départ, une disparition en suspens d’où surnage l’essentiel de la vie passée.
Le jour baisse peu à peu dans cette musique et le songe remplace la lumière pâlissante de la vie.
La mort est là, aux aguets, sur ses gardes, et un trop grand frémissement de vie dans la musique la ferait bondir, aussi la Neuvième après ses révoltes, ses cris de rage, se dissout dans le renoncement du silence.
Bien sûr des orages passent brutalement, comme si le poids trop lourd de la vie finissait par faire craquer les os et le fleuve même de la musique, mais après cette rage de l’impossible il y a comme un lâcher-prise vers le néant, vers ce silence où l’être renonce.
Pour prendre congé Mahler se rejoint lui-même, avant qu’il ne fasse définitivement noir. Mahler détruit le temps dans cette musique inouïe, mais il n’attend aucune réponse. Sa conception de l’œuvre symphonique comme d’un roman qui avance le long du chemin de la vie n’est plus totalement appliquée car il procède en effaçant la musique derrière lui pour ne plus laisser ni traces, ni plaies. Et les instruments deviennent parfois des ombres, des ombres sans bornes qui s’étendent au plus profond de nous. Ces grandes méditations avec ses souvenirs d’enfance, de souffrance aussi et avec tous les échos de toute une vie qui passe parfois avec fracas et ironie grotesque, tout cela rend cette œuvre unique dans l’histoire de la musique. Cette lente descente des sentiments vers le néant donne une musique qui réussit à mettre en vibration le silence.
« Si quelqu’un veut apprendre ce que c’est de pleurer, qu’il écoute le premier mouvement de la Neuvième, le grand chant superbe de l’adieu à jamais », écrira un critique. Et Mahler, dans un des très rares commentaires sur son œuvre, écrivait en août 1909 à Bruno Walter : « J’ai été très appliqué et je mets justement la dernière main à une nouvelle symphonie. II y est dit quelque chose que j’avais depuis longtemps sur le bout de la langue ».
Ce qui habitait l’intime de Mahler depuis longtemps était de comprendre le sens de son passage terrestre, le besoin d’épancher son immense tendresse au monde, sa pitié aux humains, son impossible consolation et surtout l’attente de ce tête-à-tête toujours imminent avec la mort.
Cette symphonie, la plus difficile de Mahler mais aussi la plus belle, est le signal de départ dans la nuit. Elle nous parle du déchirement du monde, de l’abandon de cette terre dans un grand sommeil. À la fois véhémente et résignée, elle nous dit simplement notre destinée éphémère et immense à la fois. Ce poids du mortel en nous et la paix des forêts et des douces voix sont ici redonnés même si le chant et le chanteur ont disparu du monde. La symphonie semble arrêtée dans la nuit, au plus obscur, au plus muet du passage vers l’ailleurs.
Elle semble d’une blancheur livide faite avec la patience amoureuse et l’amertume des choses perdues : les temps sont accomplis et la croyance en une harmonie finale bien disparue.
Dans cette symphonie l’amour ne parle plus, il frissonne à la porte. Elle pourrait presque s’appeler « ce que me raconte mon ombre » pour paraphraser les indications de la Troisième symphonie. En effet Mahler semble écouter ce que souffle son ombre aux jours qui s’effeuillent.
Malgré le tragique et le côté poignant de la musique, cette symphonie reste une illumination avec ses déchirures et aucun son ne se fêle, même si la voix du compositeur se brise parfois.
Et le chant funèbre devient une berceuse voilée de l’au-delà. Mahler est déjà dans une autre lumière sans avoir oublié la vieille lumière de sa vie passée.
« Son adieu devient un rite de passage et l’âme encore vibrante, il aborde d’autres rive, laissant derrière lui ce monde «où les jours sont las d’être jours, les soirs vieux d’être soirs ». (Milosz).
Un grand sommeil de noyé semble conclure cette œuvre.
La Neuvième de Mahler est aussi bien la chanson d’un extrême autrefois que la porte ouverte vers la lumière de la mort, mais avec la conviction que ce monde triste et beau laissé derrière soi ressuscitera demain, mais sans nous.
Repères d’écoute pour la Neuvième symphonie
La Neuvième, créée le 26 juillet 1912 à Vienne sous la direction de Bruno Walter aura été la première œuvre de Mahler créée dans cette ville et ce plus d’un an après sa mort. C’est également sa dernière œuvre achevée. Totalement achevée ? Sans doute malgré l’obsession de Mahler de retoucher l’orchestration de ses œuvres après les représentations. Elle semble tellement parfaite, en suspension dans l’éternité que l’on imagine mal la moindre modification.
D’ailleurs Mahler dès 1909 l’avait rangée dans ses tiroirs et s’était lancé dans une œuvre de crise, de cris et de lamentations qui aurait dû être sa Dixième.
Avant tout, il faut insister sur l’extraordinaire modernité de son écriture, et l’étonnant agencement, qui, sous une fausse apparence de classicisme (tonalité de ré majeur, découpe en quatre mouvements) est stupéfiant.
En effet, le premier mouvement Andante Comodo est à lui seul une symphonie entière, comme le sixième Lied Abschied est aussi à lui tout seul le Chant de la Terre.
« Il semble que la Neuvième soit une frontière. Celui qui veut la dépasser doit continuer. Il semble que quelque chose pourrait nous être dit dans la dixième que nous ne devons pas encore savoir, pour lequel nous ne sommes pas encore mûrs. » (Arnold Schoenberg).
La frontière de la Neuvième est celle de l’autre côté du miroir. Là, les mélodies continues se disloquent, les bribes de passé émergent et disparaissent, le matériau musical se fait de plus en plus ténu.
L’air se raréfie et à la fin, toute la structure de la musique s’efface pour ne plus tenir qu’à un souffle : un seul son harmonique.
Mahler fait passer sa conception du monde dans sa musique. La Neuvième est une œuvre en flottaison : des fragments de motifs, comme des algues du passé passent en suspension avec leur personnalité, leur individualité, soudain ils se brisent s’isolant et se délitant d’instrument en instrument (violon, violoncelle, harpe et cor sont sollicités le plus souvent).
Quand la mélodie continue veut s’élever, elle se fait presque tremblante, hésitante, et d’énormes fossés de silence la menacent de dissolution. Cette symphonie de l’abîme et de l’incertitude « cette masse d’aventure humaine aujourd’hui brisée » ne peut ni se ressouder ni se résigner à ce néant qui cerne son créateur.
Comme une lente vague, la symphonie déferle en s’éparpillant en mille parcelles, pour venir mourir au coeur du silence, mais sans que la musique, aussi précaire et ténue soit-elle, ne s’éteigne jamais.
Cette symphonie ne commence pas, elle est déjà en route quand les premières notes sont perceptibles, et elle ne finit pas. Cet accord final en ré bémol majeur qui meurt à nos oreilles, vivra toujours en nous-mêmes.
Rien que pour ces moments terribles et grotesques, on ne saurait adhérer à la pensée lénifiante de Bruno Walter qui faisait de la Neuvième une œuvre de conflit rédempteur, de purification : « un climat de transfiguration est ici créé par la singulière transition qui s’opère, entre la douleur de l’adieu et la vision du rayonnement céleste ».
Non, Mahler n’entrevoit pas une lumière au-delà mais un vide inguérissable, il franchit l’expérience horrible du néant.
Dans cette symphonie aux doigts fragiles, aux clameurs de la mort en marche, aux brèches du rien, Mahler se retire du monde. Il devient étranger à sa vie, mais avec toute l’insondable tristesse de la tendresse des choses abandonnées derrière lui.
Cette œuvre Mahler avouait qu’il ne la connaissait pas tellement il l’avait jetée sur le papier en « écrivant presque aveuglément et à une vitesse folle », et la mise au propre du finale est datée du 1er avril 1910. Il trouvait néanmoins « qu’elle apportait un enrichissement très opportun à sa petite famille » et il l’a rapprochée de façon surprenante de la Quatrième, preuve que tout le poids de l’enfance s’y retrouve aussi, mais sans le bleu des contes de fées.
La Neuvième de Mahler se compose de quatre mouvements, mais ce sont deux mouvements lents qui encadrent deux mouvements rapides qui se suivent.
1- Andante Comodo
2- Im Tempo eines gemächlichen Ländlers Etwas täppisch und sehr derb (Dans le tempo d’un ländler confortable. Un peu lourd et très rude)
3- Rondo-Burleske-Allegro assai-Sehr trotzig (très décidé)
4- Adagio
De plus, il ne semble n’y avoir presque aucune liaison entre les mouvements qui sont autant d’objets épars et dont le premier mouvement est à lui seul une symphonie, avec cette étrange impression d’entendre toute un flot de voix humaines à la place des instruments.
Les mouvements rapides sont porteurs de la dérision du monde et du grotesque de l’éphémère existence humaine. Les mouvements lents, dans leur principe même de discontinuité et d’éclatement du temps, sont déjà tournés vers ailleurs. Aucun ne se complète, aucun ne se répond.
Et pour véritablement trouver un écho sonore au premier mouvement, il faut remonter à l’interlude orchestral du dernier Lied du Chant de la Terre, qui déjà était une procession funèbre de l’attente, des fausses retrouvailles et du départ.
Le dernier mouvement est le seul qui puisse faire penser à un adagio à la Bruckner, mais avec d’autres ailes et une tout autre science et son élévation pathétique se heurte à des trouées de silence vertigineuses, à de très longues tenues de violon qui rendent la musique immobile.
Mahler ne se soucie plus d’unité, il est déjà dans une dispersion et il va vers la désagrégation, l’absence totale de continuité.
Le premier mouvement qui commence par un balancement de harpes et de cors, est déjà depuis longtemps en route mais incertain, indéfini, presque vague, avec ses agrégats de structures parfois sous forme de narration et de récitatif, parfois sous forme de chant continu, mais surtout avec ses grandes plongées dans le chaos et des éléments éclatés par fragments. Les effondrements brusques figent soudainement la musique comme si elle ne pouvait aller plus loin : ce sont « les espaces de la mort ».
Il est hors de la tonalité, utilisant toute la gamme chromatique, non pas pour aller vers une musique nouvelle, mais pour poser tout le drame de cette dualité entre ses poussées de tendresse vers la vie qui fuit, et l’approche, l’irruption même de la mort.
Le second mouvement est lui aussi étonnant avec ses trois strates disparates, l’une avançant n’importe où ricanante, l’autre presque immobile et la dernière énergiquement martelée vers la dérision.
Le troisième mouvement est un ensemble hétérogène de débris du monde aussi bien au niveau du tempo que des thèmes.
Ces deux mouvements utilisent amplement des citations détournées et des « collages », hurlant la misère du monde.
Le quatrième mélange une sorte de choral d’adieu avec peu à peu le relâchement des voix, pour devenir bribes de musique. Pour la première fois dans une œuvre de Mahler, chaque mouvement utilise une tonalité différente et le croisement des voix est incessant.
L’orchestration est très travaillée, sans pittoresque et avec souvent des passages de musique de chambre. Elle joue souvent sur les mélodies de timbres.
L’analyse de ces mouvements sans précédent dans toute l’histoire de la musique est fort complexe, et seul le "climat" des mouvements sera ici évoqué.
Retenons de ce premier mouvement de plus de vingt-cinq minutes, l’indécision de son commencement, alors que Mahler d’habitude vous empoigne. Cette musique, nous l’appréhendons alors qu’elle a déjà commencé il y a bien longtemps dans sa fragilité à vivre, «comme un battement de coeur très lent» qui n’en peut plus et le thème principal n’apparaît que tardivement.
Nostalgie, regret mais aussi ombres inquiétantes, chaos et coup de boutoir de la mort. Hésitations et «catastrophes» sonores font de ce morceau le plus étonnant chez Mahler, où se mêle son essence même : le tendre et le sinistre.
Le deuxième mouvement aurait pu être un scherzo si Mahler n’avait voulu pousser la dérision à l’extrême, en massacrant la forme du Ländler.
Des contrastes brutaux, des morceaux rapportés, font déraper les matériaux utilisés : un ländler modéré, une valse vive, un second Ländler très lent. C’est la fin d’un pays, de l’Europe même, qui se fait jour en déchiquetant ses archétypes. Non, Mahler n’est pas un musicien romantique, et son réalisme est cruel et aveuglant.
Le troisième mouvement, un rondo, est étouffant, corseté dans un contrepoint serré comme une corde de pendu.
Ce mouvement est tout en accélérations et provoque un profond malaise par sa dérision désespérée.
Ainsi virtuosité et désespoir font parfois bon ménage pour donner la musique la plus nihiliste jamais écrite par Mahler.
L’adagio final est un vaste mouvement lent, simple d’apparence pathétique, qui s’éloigne des chemins habituels des plaintes, pour, en multipliant les doutes, les silences brusques, les montées suraiguës des violons, finir par s’auto-dissoudre. « Alors il n’y a plus rien. Plus rien traduit en sons, quelques accords indéfiniment prolongés, un évanouissement progressif de la matière sonore : c’est l’affranchissement de toute la musique de la terre ». (W. Ritter).
La fin n’est plus que « souvenirs désagrégés et adieu hésitant ». Tout est dit.
« La musique devient plus une idée qu’une mélodie ». (Adorno).
Mahler, loin de l’hédonisme de l’époque, en a tiré la conséquence et fait voler en éclats l’idée occidentale d’une unité close sur elle-même. Mahler est à la fois réaliste et métaphysique en s’attaquant à l’impossible. « Il fonde tout passionnément sur l’idée insensée que le miracle est tout de même possible ». (Adorno).
Quelle que soit la littérature autour de cette symphonie, elle reste par l’introduction d’une dislocation, de dissolution, de discontinuité une œuvre monument de son époque.
Et au-delà de ses aspects formels, des trous noirs qui apparaissent dans sa structure, nous y trouvons Mahler avec ses angoisses, ses passions ardentes, ses caricatures et ses visions funèbres, sa violente révolte contre le non-sens du monde, sa compassion infinie vers les êtres et la nature.
À la fois inquiétante avec ses soubresauts et son chaos et hypnotique par son immobilité contemplative, sa douleur cachée, cette Neuvième qui semble avoir surmonté ses drames terrestres, mais ne peut oublier son mal de terre, son mal de vivre, reste comme une référence de la musique de ce siècle. Mahler, chercheur de Dieu mais doutant sans trêve, combattant permanent au nom de « sa pureté surhumaine » chante bien plus que l’adieu ou le deuil.
« Seul celui qui est capable de compassion est vraiment des nôtres ». (Mahler).
Écrite d’un seul trait, mais avec d’innombrables et acharnés travaux d’esquisses, cette œuvre englobe la destinée humaine, avec une terrible ironie, des déflagrations comme des tambours dans la nuit, et une immense pitié pour nous tous, alors qu’il pressent que la vie s’échappe de lui et qu’il édifie un chant de lutte et de révolte, de résignation aussi devant l’impossible. Composée dans la solitude, la pluie accablante, les bruits blessants du dehors, l’éloignement d’Alma, elle ne laisse paraître aucune anecdote personnelle, car elle embrasse toutes nos destinées avec "ses ruines composées".
« En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux approche-toi résolument de la fenêtre et avec émotion certes, mais sans les plaintes et les supplications des lâches, écoute les sons inouïs, les doux instruments de l’étrange cortège ». (Constantin Cavafis).
Cette fenêtre vers ailleurs s’appelle la Neuvième symphonie de Gustav Mahler.
Gil Pressnitzer