Helen Merrill
Chanter entre l’écorce et la chair
Helen Merrill, c’est un filet de voix, mais un filet qui ramène au jour les plus beaux poissons de la nuit.
Et sa voix de brume monte comme une fumée vers nous.
Un souffle à peine murmuré, enrichi au contact de bien fabuleux partenaires : Clifford Brown, Miles Davis, Stan Getz, Quincy Jones, Ron Carter, Wayne Shorter, Gil Evans, Bud Powell, et surtout son âme-sœur : Gordon Beck. Gordon Beck, pianiste exceptionnel et compositeur de talent dans la lumière portée de Bill Evans, a su former un couple musical avec Helen depuis 1983. Double troublant: la voix et le piano s’entremêlent dans une ligne brisée de mélancolie, faite d’inventions, de tendresse pudique qui tourne les talons à l’orée des larmes.
Helen et George, gémeaux en douces plaintes, nous réapprennent la beauté des méandres de la voix. Helen Merrill chante en nous, pour nous, depuis 1953. Dès 1954, elle a fondé l’histoire du jazz avec Clifford Brown, Oscar Pettiford, puis Gil Evans en 1956. Depuis ses cheminements, ses fidélités, ses silences, l’ont conduit à cette femme à la voix de soie noire qui lentement fait irruption du bout du micro, au plus profond de nous.
Helen, raffinée, lyrique, nous ramène dans l’univers de suggestions de magie de Bill Evans, mais avec toutes ses douleurs, ses sourires embués, et cette lumière féminine qui, revenue de tout, croit en tout encore.
Un souffle, donc et surtout une prodigieuse technique. Helen maîtrise l’art de l’insinuation sonore. Et un feu palpite doucement au creux de vos oreilles. Des fantômes de chansons nous entourent. Jelena Ana Milcetic, la jeune fille d’immigrés croates, est devenue Helen Merrill à force d’exil et de fidélité. La blonde avec une voix dans le brouillard est devenue la voix des nuages.
La "Sophisticated Lady" sait comme personne suggérer la solitude et l’espoir, la tendre nuit et le jour blême. En sourdine, goutte-à-goutte, sa voix est un châle bleu ciel posé sur les épaules du jazz. Nous frissonnons encore mais n’avons plus froid.
Les vents ont souvent été contraires pour la belle Helen, plutôt Helen destroy, avec ses traversées du désert, la chape de l’oubli, l’exil au Japon et quelques enfers artificiels.
Helen revient de tous ces voyages au bout de ses nuits avec une sereine émotion, une mémoire de l’amour. On a parlé de "jeux de nuages" pour sa voix, faite de suggestions, de draperies dans le grave, d’hésitations, d’annulations du son par l’évaporation de la voix.
Rarement le jazz aura fait entendre une telle tendresse, irisée des blessures de la vie. L’innocence retrouvée grâce à une voix somnambule entre éveil et rêves. Helen, la douce Helen, est une "music maker" avec une conscience aiguë du tragique. Elle a pu enfin renouer avec son enfance croate et reprendre son véritable nom.
Helen a chanté des chefs-d’œuvre du jazz : "Music Makers", "Juste Friends" "Duets" "No tears, no goodbyes".
Tout près du silence, voici Helen. « No tears, no goodbyes », pas de larmes et pas d’adieu, mais la joie douce de fermer les yeux, et d’ouvrir l’âme.
Voici Helen qui avance dans une musique aux yeux mi-clos.
La lumière se tamise, le jazz est une douce rivière aux reflets argentés. Voilà, nous rêvons.
Gil Pressnitzer