Igor Stravinsky
Le Rossignol, conte lyrique en trois tableaux
La mort consolée
Les oiseaux libres ne souffrent pas qu’on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d’eux.
(René Char)
En 1907 à St Petersbourg, Kitège et le Coq d’or de Rimski-Korsakov viennent d’être révélés avec toute la féerie sonore enclose en eux. Stravinsky et son ami Stephan Mitousov préparent le livret d’un opéra, ou plutôt d’un conte lyrique à partir du conte L e Rossignol et l’Empereur de Chine de Hans Christian Andersen. Loin donc du terreau des légendes païennes ou sacrées de la vieille Russie, mais en fait pas si éloignées des contes de sa gouvernante allemande. Car la thématique douce-amère du Danois touche notre jeune homme de vingt-six ans: il s’agit du pouvoir de la musique pour triompher de la mort, et au-delà de cet avatar du mythe d’Orphée, des thèmes annexes comme la confrontation du vrai et du faux avec le personnage du rossignol mécanique, celle de la solitude et de la peur de la mort, celle surtout de la liberté refusant les cages dorées de la gloire et de la fortune. Notons que ce conte, destiné parait-il aux enfants mais plutôt aux adultes, a été inspiré à Andersen par sa passion pour une cantatrice Jerry Lind : cantatrice à la voix aiguë surnommée : « Le Rossignol du Nord » qui refusa aussi bien la cage du Roi du Danemark que celle de l’amour d’Andersen. Et le besoin éperdu de liberté du rossignol, comme le jugement des hommes préférant les fausses valeurs du rossignol mécanique, montre des blessures à la fois chez Andersen et chez Stravinsky, non refermées pendant longtemps.
Avant la mort de Rimski, le 08 juin 1908, Stravinsky a le temps de recueillir ses précieux encouragements pour le premier acte, en fait pleinement orchestré à la fin de l’été 1909.
Et puis la cage dorée des Ballets russes va se refermer sur lui pendant près de 4 ans. Mais ce furent les travaux forcés suivants : L’Oiseau de Feu, Petrouchka et le Sacre, démontrant ainsi que l’art vit bien plus de contraintes que de libertés
En 1913, après un ressourcement dans la maison ancestrale d’Oustiloug et dans tout le reflux des parfums de l’enfance, il est prêt à replonger dans l’univers d’Andersen. Une proposition du nouveau théâtre libre de Moscou, assorti de ce qui a toujours été un argument essentiel pour le « Prince Igor », l’argent, remet le projet en actualité. Mais Stravinsky hésite énormément car son langage musical a totalement changé depuis 1908, et le « Sacre » est derrière lui.
Il tente, à son habitude de biaiser, et propose de faire accepter l’acte I seul comme une œuvre complète, mais le théâtre refuse.
Comme d’habitude, il faudra peu de temps à Stravinsky pour s’auto-justifier avec cet étonnant sens du pragmatisme qui le caractérise. « J’hésitais beaucoup à le faire… Mon langage musical s’était considérablement modifié depuis - je redoutais que la musique des tableaux suivants, par son esprit, tranchât trop avec celle du prologue. Comme il n’y a pas d’action avant le deuxième acte, je me suis dit que cela ne serait pas insensé si la musique du prologue (l’acte I) était de nature quelque peu différente du reste ». C’est le moins que l’on puisse dire ! Et Stravinsky écrit la partition de l’acte II à Clarens et de l’acte III durant l’automne et l’hiver 1913, et jusqu’au début 1914.
Depuis le théâtre libre de Moscou avait fait faillite, mais déjà le grand agitateur musical Diaghilev propose dans la foulée de produire le Rossignol pour la saison suivante des Ballets Russes à Paris et à Londres. Et le 26 Mai 1914 à Paris sous la direction de Pierre Montreux eut lieu la création, le 18 juin ce fut Londres Ce fut un bel échec. Ainsi s’est fait l’envol à travers le monde de cette œuvre, un peu monstrueuse car totalement hybride au niveau musical et au niveau du genre musical. Ni ballet véritable, ni opéra car les chanteurs sont au milieu de l’orchestre, ce conte musical en trois tableaux, plutôt en trois actes comme le dit Stravinsky, est un drôle d’objet hétéroclite, merveilleusement bâtard et délicieux à entendre. Et comme le dit Stravinsky encore : « En effet la forêt avec son rossignol, l’âme candide d’un enfant qui s’éprend de son chant, toute cette douce poésie d’Andersen ne pouvait être rendue de la même façon que la somptuosité baroque de cette cour chinoise avec son étiquette bizarre, avec cette fête du palais, ces milliers de clochettes et de lanternes, ce monstre bourdonnant de rossignol japonais, bref toute cette fantaisie exotique qui, naturellement, exigeait un autre discours musical ».
Ce qui fut fait mais avec des éléments récurrents qui viennent comme des rappels : le chant du rossignol, le chant du pêcheur d’ailleurs très proche de l’usage des chants de l’Innocent dans Boris Godounov de Moussorgski. Cette œuvre existe donc, elle est brève : moins de cinquante minutes mais elle fait son poids de magie. De cette œuvre Stravinsky tira un poème symphonique en 1917 reprenant essentiellement les deux derniers tableaux, et surtout le jeu du Rossignol mécanique.
Points de repères
Ce conte se déroule en trois actes avec les personnages suivants :
- Le Rossignol : soprano plutôt colorature
- La Cuisinière : soprano
- Le pêcheur : ténor
- L’Empereur de Chine : baryton
- Le Chambellan : basse
- Le Bonze : basse
- La Mort : alto
- Envoyés japonais : ténors, basses
- Courtisans
Le livret élaboré à partir du conte d’Andersen, est rédigé par Stravinsky et Stéphan Mitousov en russe. D’ailleurs le titre russe original est : SOLOVEY.
ACTE 1: Acte de la quête du chant magique
Il était une fois dans une Chine plus qu’imaginaire...
«Au bord de la mer, paysage nocturne à la lisière de la forêt. Au fond de la scène le pêcheur dans sa barque ». Le rideau se lève sur le chant du pêcheur saluant l’aurore et célébrant le chant du rossignol, qui cette nuit n’a pas chanté. Et voici le chant du rossignol comme une rosée qui s’élève. Entrent le chambellan, le Bonze et les courtisans guidés par la cuisinière et qui ont pour mission, sous peine de sanction sévère, de ramener le rossignol à la cour pour le plaisir de l’Empereur. Après quelques méprises avec une génisse et des grenouilles enfin ils entendent le rossignol et le persuadent de les suivre à la cour. Le pêcheur conclut ce prologue : « Larmes, coulez, larmes étoiles des cieux », comment ne pas penser à l’Innocent, personnage mythique russe.
ACTE 2 : Acte des courants d’air et des fausses valeurs
Après l’interlude « des courants d’air » où tout le monde s’agite pour préparer la présentation du rossignol à l’Empereur de Chine, et une « marche chinoise » pour planter le décor, on découvre le palais de porcelaine et l’Empereur. Le chant du rossignol émeut jusqu’aux larmes l’Empereur qui veut le garder.
Alors arrivent les envoyés japonais et le rossignol mécanique, cadeau de l’Empereur du Japon. L’Empereur fasciné, ne sachant distinguer le vrai du faux, exige une confrontation avec le véritable rossignol. Mais celui-ci s’est déjà envolé depuis longtemps. L’Empereur se console très vite en bannissant l’insolent et en installant dans sa chambre à coucher le rossignol mécanique. Tous ressortent, et le pêcheur chante l’approche de la mort qui a vaincu le printemps grâce au chant mécanique.
ACTE 3 : Acte de la peur et de la mort
La mort, avec les attributs du pouvoir (glaive et couronne), est au chevet de l’Empereur, abandonné de tous, et qui agonise sur son immense lit de parade. Les spectres s’agitent autour de lui.
Épouvanté par sa mort proche (notons un climat proche du « Le Roi se meurt d’Ionesco) il demande de la musique afin de couvrir toutes les voix, toutes ses voix intérieures. Mais le rossignol mécanique, brisé, n’arrive presque plus à chanter. Le vrai rossignol revient alors, réconforte l’Empereur et envoûte la Mort qui renonce à sa proie si le rossignol veut bien encore chanter une fois. Le rossignol chante les tombeaux dans l’ombre, les blancs flambeaux du ciel et la Mort disparaît quand il évoque la lune triste qui éclaire les tombes oubliées.
L’Empereur, sauvé, supplie le rossignol de rester auprès de lui mais celui-ci refuse, en s’engageant à revenir chaque nuit, dans l’ombre, chanter jusqu’à l’aurore. Les courtisans viennent dans un cortège solennel constater la mort de l’Empereur qui les accueille en grande tenue par un « Bonjour à tous ». La voix du pêcheur donne la morale du conte :« Écoutez bien la voix de l’oiseau, et dans sa voix reconnaissez la voix du ciel ».
Ainsi seulement dans la liberté et la confiance peut s’élever le chant consolateur, contre les monstres mécaniques qui imitant la vie font venir la mort.
Cette histoire dont on a vu les liens psychologiques avec Andersen, et qui pour Stravinsky ne pouvait pas ne pas suggérer la pesanteur des liens de dépendance, d’abord avec ses parents si distants, avec son maître exigeant Rimski, et avec son mécène envahissant Diaghilev, est bien une sorte de manifeste : Laissez-moi chanter librement haut et fort, et je reviendrai chaque matin… aux ballets russes !
De plus, sa tentation de reconnaissance sociale (la cour de l’Empereur) son aversion pour ce monde qui préfère les fausses valeurs (les autres musiciens) rejoignent aussi des traits communs avec Andersen : une enfance à recréer pour oublier cette période de solitude, l’amour du monde animal, la conscience aiguë de sa propre valeur.
Musicalement le rossignol est bien constitué de deux blocs indépendants, l’Acte 1 faisant office de Prologue et l’Acte 2 et 3 déployant toutes les conquêtes musicales de Stravinsky et anticipant sur les complexités métriques des Noces, entièrement habitées par le rythme éclaté, qui viendront juste après.
Des éléments stables, sortes de personnages récurrents font la transition entre les deux univers du rossignol : le pêcheur sorte de commentateur sage et contemplateur, à qui reviennent des airs sur des textes simples et élégiaques, et le rossignol lui-même avec ses morceaux de bravoure, proche des airs de colorature et qui par ses arabesques, ses sauts d’octave, ses mélismes, mélange les attraits d’un orient scintillant et des grands airs des divas occidentales.
Le prologue combine les sortilèges de Debussy, de Moussorgsky et bien sûr de Rimski-Korsakov.
L’introduction nocturne pourrait être un « Nocturnes » de Debussy mais dès l’entrée du pêcheur avec sa fraîcheur populaire, sa poésie transparente, c’est la Russie qui revient, celle de « Boris » et des « Enfantines ». Le Rossignol est le chant idéal plus fabriqué par la culture occidentale que par l’imitation de la nature.
Les courtisans sont stéréotypés avec des gammes pentatoniques d’une Chine de pacotille, autant d’automates en musique.
Le bloc des actes 2 et 3 change la pâte sonore, l’orchestre d’après le Sacre étale toute sa profusion sonore, des sonorités inouïes, un climat étonnant, des paysages sonores nouveaux colorent ces tableaux.
Le Rossignol devient alors la suite éclatante à la fois du Sacre et de Petrouchka, et culmine au sommet musical de l’œuvre, le chant du vrai rossignol et ensuite celui de l’ersatz, du rossignol mécanique : opposition entre un air « merveilleux » et virtuose et le jeu de boîte à musique du rossignol japonais.
Les courants d’air avec les courses folles, les morceaux musicaux avec la marche chinoise étincelante, tout cela fait appel à des structures très complexes, des utilisations des vents par exemple étonnantes (utilisation en effet de masse donnant plus l’impression de bruits que de musique).
L’intervention des envoyés japonais est « terrible » dit Stravinsky, et cette féroce caricature trouve des équivalents brusques dans la musique.
Le troisième acte plonge dans les sonorités noires des cuivres et de l’alto et la présence de la Mort appelle les couleurs dramatiques de l’orchestre, avec les soubresauts mécaniques du rossignol japonais.
Au-delà de cette lourde charge de plomb, pleine des menaces du Sacre, apparaîtra la simplicité lumineuse du chant du Rossignol et ce duo l’opposant à la Mort, entre les basses et les graves de l’orchestre tirant vers le néant, et l’aigu serein, l’appel du silence du Rossignol.
Pour montrer que la Mort se rend au chant du Rossignol, Stravinsky allège peu à peu les couleurs noires, et l’air du Rossignol devient une contemplation.
Quand la vie refait irruption avec son tumulte, il faut encore noter l’adieu, ou plutôt l’au revoir du Rossignol à l’Empereur : « Crois-moi je reviendrai » qui s’opère sur les notes les plus aiguës de toute sa tessiture.
Bien sûr il y a un fossé de styles entre la quasi-naïveté du prologue et le raffinement extrême, riche en alliages incroyables d’instruments, mais avec la foi du simple Pêcheur qui conclut l’œuvre on peut croire à une histoire continue.
Jamais en fait Stravinsky n’aima son œuvre :
«Je trouve maintenant que le premier acte, en dépit de son debussysme évident et de ses vocalises à la Lakmé de Delibes et de mélodies à la Tchaïkovski trop suaves et trop gentilles même pour l’époque, est au moins de l’opéra. Alors que les suivants sont une sorte de ballet à grand spectacle je ne puis attribuer de style musical à ceux-ci avec leurs trucs orchestraux, les airs pentatoniques, les intervalles parallèles, qu’à la grande difficulté que j’éprouvais à retourner à l’opéra après cinq années et surtout après le Sacre du Printemps ».
Et bien Stravinsky est trop injuste, et dans cette œuvre rare, préfigurant un autre miracle musical L’enfant et les Sortilèges de Ravel (1925), de grandes joies attendent ceux qui savent écouter le chant du Rossignol.