Igor Stravinsky
Pulcinella
La musique des masques
Pulcinella fut une découverte du passé, l’épiphanie grâce à laquelle l’ensemble de mon œuvre à venir devint possible. C’était un regard en arrière, certes, la première histoire d’amour dans cette direction-là mais ce fut aussi un regard dans le miroir.
Ajoutons à cette déclaration de Stravinsky que le dernier concert public, le 17 Mai 1967, que le maître dirigea d’ailleurs assis, fut cette œuvre. Serait-elle autre chose que cette pochade de retour au néoclassique tant décriée par les puristes ?
Il se pourrait que ce défi lancé par Diaghilev, place de la Concorde un jour de printemps, est changé l’histoire de la musique. Stravinsky avait certes quelque tendresse pour le XVIIIe siècle mais ni son amour, ni sa connaissance précaire de l’œuvre de Pergolèse ne l’aurait entraîné dans ce virage musical si, au fond de lui, il n’y avait à ce moment un profond désir de rupture.
Rupture avec la Russie, rupture avec la Suisse de L’histoire du Soldat, rupture avec son statut de sauvage de la musique : le besoin de s’ancrer dans l’Occident et son passé, devenait vital pour cet homme qui avait un sens de la survie fort développé. Fini le temps du Sacre et de Petrouchka, de Renard ou du Rossignol, le grand détournement des valeurs sûres de la musique occidentale commençait. Aussi, peu importe le prétexte de manuscrits soi-disant retrouvés de Pergolèse et l’irruption de la Comedia dell’ Arte au sein des ballets russes, Stravinsky voulait franchir le pas : il était prêt pour appareiller vers ces rivages. Une longue époque de métamorphoses du matériau du passé s’annonce, et puis il y eut la révélation de Webern, mais cela est une autre histoire.
L’argument de Pulcinella repose sur vingt fragments de Pergolèse, plus ou moins authentiques, et sur un manuscrit napolitain de 1700 : Pulcinella, un grand balourd d’ivrogne, déchaîne les passions et les autres mâles veulent sa mort. Après des déguisements, des fausses mises à mort, des dédoublements, des résurrections, tout le monde s’épouse et s’embrasse.
Bien sûr la musique ne suit en rien cet argument, mais Stravinsky et son complice Pablo Picasso qui fit les décors, ont dû s’amuser à attraper le "désir par la queue". Pulcinella est donc un ballet en un acte pour orchestre et trois voix solistes:ténor, soprano, basse dans l’ordre d’apparition des 18 morceaux comprenant 21 mouvements de la partition. Le titre complet est Pulcinella, ballet avec chant en un acte d’après Giambattista Pergolesi. Mais il a pris son miel aussi bien chez d’autres musiciens, Domenico Gallo, Carlo Ignazio Monza, Wilheilm van Wassenaer et même un recueil d’airs antiques anonymes édités en 1885. Certes son piratage cannibale principal demeure la musique de Pergolèse.
Seuls les 10e et 17e morceaux réunissent les trois voix. Ces trois voix sont intégrées à l’orchestre qui joue à effectif restreint (pas de clarinettes, pas de percussion, cordes comme dans un concerto grosso...) ; le tout est merveilleusement raffiné et ironique avec des trouvailles stravinskiennes et donc diaboliques sous l’apparente motorique néoclassique.
La perversité orchestrale de Stravinsky s’amuse bien dans cette pantalonnade. Mais ce sont surtout des plaisanteries intimes pour initiés ; l’aspect extérieur de l’œuvre reste imperturbablement respectueux des thèmes pergolésiens mais avec des colorations de timbres inouïes et une rythmique rageuse.
Pulcinella est donc une œuvre importante non pour sa beauté intrinsèque, il en est tant de supérieures chez Stravinsky, mais pour cette mécanique précieuse de la dissimulation qui deviendra une deuxième nature chez l’élève de Rimski-Korsakov. La première eut lieu avec succès au mois de mai 1920, dans des décors de Picasso, ou plutôt un seul décor, une mer de Naples au clair de lune, et une chorégraphie de Massine ; Ernest Ansermet dirigeait. Tout le monde crût à une simple orchestration, voire à un collage des manuscrits de Pergolèse ; Diaghilev le premier. C’était pourtant du pur Stravinsky qui une fois de plus avait violé l’histoire et qui lui fit cet enfant.
« Pergolèse ? Pulcinella est la seule œuvre de lui que j’aime » ainsi parlait Stravinsky.
Pour écouter Pulcinella point besoin de connaître Pergolèse, pas plus que de suivre l’action, ni de comprendre les paroles chantées, il suffit de céder aux malicieux artifices du sorcier Stravinsky.
Les mouvements du ballet complet sont :
Ouverture: Allegro moderato
Serenata: Larghetto, Mentre l’erbetta (tenor)
Scherzino: Allegro
Allegro
Andantino
Allegro
Ancora poco meno: Contento forse vivere (soprano)
Allegro assai
Allegro- alla breve: Con queste paroline (basse)
Andante: Sento dire no’ncè pace (soprano, tenor et basse)
Allegro: Ncè sta quaccuna po (soprano et tenor)
Presto: Una falan zemprece (tenor)
Allegro: - Alla breve
Tarantella
andantino: se tu m’ami (soprano)
Allegro
Gavotta con due variazioni
Vivo
Tempo di minuetto: Pupillette, fiammette d’amore (soprano, tenor et basse)
Finale: Allegro assai
Gil Pressnitzer