Jan Garbarek
L’elfe voyageur
Poursuivant sa quête du monde visible et invisible, des rencontres avec les musiques des peuples du monde, Jan Garbarek à la sonorité aérienne si particulière au sax, est l’elfe voyageur de retour parmi nous. toujours en quête du sens de la musique sera là pour une cérémonie musicale que certains appellent Jazz, et qui est plénitude.
Sa musique continue à chercher les racines profondes de la terre, aussi bien chez les indiens Chiricahua, que chez les Inuits. Sa musique en état d’apesanteur, se veut à l’écoute des légendes, et du matin du monde. Pour un soir, un elfe se laisse voir dans tous ses sortilèges habituellement cachés aux humains.
Le feu sous la glace se tapi sous la corne d e brume de son saxophone pour une musique des lointains, une musique des émotions cristallines, mais structurée par la magie englobant du jazz.
Toutes ces notes roulent comme des bulles de savon, se répondent, s’observent, se déchirent et finissent par s’emboîter dans l’aurore boréale du blues blanc des neiges éternelles.
Il est des jazz des villes, voici du jazz des champs de glace.
Non pas jazz de chambre intelligent et froid, mais musique qui garde un doigt sur la bouche tant elle est prête à éclater de vertiges rythmiques et harmoniques. Si on prête bien l’oreille, la glace commence à craquer clans ces ciselures, mais la débâcle reste intériorisée et se transforme en pouvoir d’incantation. Musique qui s’étire, tourne sur elle-même avec des thèmes très simples, répétitifs, immémoriaux. Le poids clos espaces est là, le temps s’est caché dans la beauté du son.
Garbarek, c’est un son clair de sax soprano ou ténor, c’est selon, c’est surtout une transparence de l’air, de grands espaces, et un lyrisme comme un torrent de là-bas.
Garbarek est du Nord, mais il sait sourira musiques d’ailleurs. Il les accueille tendu vers le son suprême, lisse et désincarné. Il y a la prière au bout de son saxo, de la transe immobile dans sa musique.
Garbarek ne joue pas une musique molle et droite, il y a du feu sous sa glace, une tension poétique constante.
Il a su apporter quelques arpents de neige clans nos têtes enfumées.
Parfois les sons de son saxophone sont cris de mouettes posées sur des grèves de pays qui n’existent pas. Mais toujours une lumière intemporelle, claire de toute la neige qu’elle contient, porte sa musique comme un souffle. En cercles ésotériques Jan Garbarek, qu’il s’approche du sacré ou du silence, des montagnes désolées ou du monde visible, demeure un passeur entre les êtres, entre les cultures. De plus en plus rare en concert, il apporte un soin infini à ses disques qui tracent un chemin de nuit au coeur pâle dans les chemins plus noirs de l’univers du jazz.
Depuis l’introuvable "Esoteric Circle", à l’épopée ECM, d’abord avec les diverses rencontres que notre saxophoniste norvégien provoqua, il y a bien des nuits blanches du nord, bien des disques qui tournent encore, aurores boréales de la mémoire. Après la révélation brûlante de John Coltrane, des espaces infinis de la musique extra-occidentale entrouverts, Jan Garbarek a poursuivi une quête obstinée qui l’a emmené vers de nombreux rivages : de la musique free aux racines mêmes de son folklore norvégien dressé devant lui comme une interminable ligne de rivage, derrière l’écume de la mer éternellement mouvante. Le côté hallucinatoire de son compatriote Edward Munch n’a pas été suffisamment mis en avant pour comprendre sa musique, qui n’est pas beauté glacée des sons, mais monde mouvant où "l’intérieur des êtres se télescope avec la nature extérieure".
Comprendre Garbarek c’est bien sûr connaître ses nombreuses collaborations avec Keith Jarrett, se passer les paysages hallucinés de "Twelve Moons", de "Ragas and Sagas", de "Madar", de "I took up the runes", d"Officium". C’est aussi se souvenir du titre d’un de ses disques "All those born with wings". Comme un de ces anges déchus des "Ailes du désir", Jan Garbarek se souvient et parle pour ceux qui naquirent avec des ailes, ceux qui "passèrent dans cette vie comme un vol de sarcelles", et jamais ne virent le soleil. La musique de Jan Garbarek est un paysage, ses phrases apparaissent alors comme quelques cris d’oiseaux pour chasser le vide du ciel, pour parler à l’autre, à l’ami qu’il soit Tunisien (Anouar Brahem), femme (Marie Boine), ou d’ailleurs.
Avec ses complices de tant de pays en ruines d’argent, en lunes de rosée, il suit une route, une quête entre montagnes désolées : couchant brûlant d’illusion, souffle retenu. Enfin tout ce que nous croyons être notre monde visible. Pour rendre visible l’invisible il varie les formules passant avec récemment l’introduction discrète de sons électroniques dans « Praise of dreams ». Il dédie sa musique en hommage aux rêves. Sans certitude, flottant au-dessus de désirs enfouis en nous et miraculeusement exaucés, la musique de Jan Garbarek trace les halos, les contours de ce pays qui n’est pas, qui pourtant existera le temps d’un souffle, au hasard des étoiles rencontrées par notre elfe voyageur. Entre silence et éternité, entre brumes et comptines égrenées, c’est une suite de paysages qui se dessinent et s’évanouissent.
Si vous abandonnez, comme à l’entrée des premiers flocons, vos références, vos critères catégoriels, peut-être que le cercle magique des sons, des volutes de Garbarek agira. À une musique qui ne touche pas terre, il ne faut pas demander son nom, le vent de la raison l’emmènerait vers les cimetières des théâtres morts. Jan Garbarek vous apparaîtra soit insupportable par une recherche d’un mysticisme déplacé, soit comme pour tant d’autres, comme une coulée de pureté, comme des vagues sur un rivage, sur un visage.
"Loin du bonheur, je dors sur une île en pleine mer" (Edith Sohergrand) ainsi montent comme brume, comme sonnailles en plein-vent, toutes les hirondelles libérées par sa musique.
Gil Pressnitzer