Jeanne Lee
Une grande dame est passée
« Another man is gone » comme dit la chanson, mais cette fois-ci c’est la fière, l’immense Jeanne Lee qui est partie, âme devant, le 24 octobre 2000 à Tijuana, à même pas 61 ans.
A Tijuana, dans ce Mexique d’exil, où vont mourir tant d’éléphants rebelles et toutes les baleines des nuits noires. « Tijuana Moods » chantait Mingus qui s’est éteint tout près, encore remué de rage.
Rattrapée par ce crabe fou pris avec dédain, cette grande dame au-dedans des tumultes, aura basculé au plus près des sonnets sombres de Shakespeare (Et ton sang réchauffé quand déjà il se glace !), qu’elle osait chanter en scène, comme cela entre deux vertiges de jazz.
Un de ses tout derniers concerts fut à la Salle Nougaro avec le doux Alain-Jean Marie.
Elle en était fort contente et voulut garder l’enregistrement fait ce soir-là.
Sa fille Naima l’aura hélas égaré, et les traces se seront dissipées, comme sa voix autour de nous, mais pas en nous.
Jeanne Lee aura été l’amie des artistes, toujours aux aguets de la vie qui bouge, de la vie vécue. Jeanne a souvent écrit sa propre musique, ses paroles, ses poèmes. Parfois elle laissait un peu la plume à Shakespeare, Lao-Tseu, pour qu’ils puissent aussi se faire un peu connaître. Libre toujours libre, elle n’aura pas semé ses trois enfants dans la marjolaine mais les aura élevés comme sa vie, avec ferveur et indépendance.
Sa voix d’alto, naturellement poignante et renversante, elle aurait pu en faire un gisement à sentiments, un tapis noir pour les standards du jazz.
Non, elle fut corps et biens vouée au free-jazz dès le début des années 1960.
Cette coulée de velours sonore se faisait parfois cris, parfois caresses. Voix de méandres mais qui sait toujours la mer où se jeter.
Prêtresse d’un inouï sonore enfoui dans tous les échos de l’absence, elle témoignait d’autres galaxies. Le son à l’état pur nous faisait croire que les étoiles nous regardaient aussi. De son sombre registre, de sa voix grave, elle nous disait que "le monde est grave, donc à gravir" (Reverdy).
Elle pétrifiait le temps dans les eaux moires de sa voix noire, plus noire que toutes les nuits que nous aurons jamais. Elle était d’une autre étoile.
"Lady Dusk" disait Alain Gerber.
Le jazz tissé, paraît-il, de la corde des pendus « de Strange fruit », l’est aussi des marques indélébiles de cet album 1961, The Newest Sound Around, réalisé avec le pianiste Ran Blake compagnon de vertige.
Poésie, théâtre, « workshops » innombrables, ses danses de fée, elle sera passée comme muse et pythie, se posant parfois sur des musiciens comme Carla Bley, Chick Corea, Cecil Taylor ; Sheila Jordan and Bobby McFerrin, Archie Shepp, Marion Brown, Anthony Braxton.
La grande, la belle, l’intimidante Jeanne Lee aura été toutes les voix, celle du vent nouveau, celle des dernières frontières de la voix humaine. Derrière elle un désert s’ouvre.
Qui reprendra ce courage de sorcière, de sourcière, de celles qui font naître de fontaines de chairs ?
Surprenante, au beau milieu d’une rivière dolente de standards, sinueuse et douce, elle ose rire en nous des musiques violentes et torturées, mais aussi belles.
Proche des visions de danses africaines parfois, et tout à coup élan mystique presque opératique elle était Jeanne Lee, elle était cette voix si travaillée, elle était l’inspiration et l’intelligence.
Jeanne Lee ciselait les mots, ondulant entre les notes, dansant au milieu des loups du jazz et leur réapprenant la lune.
"Le miracle est que cela est sans doute le chemin vers notre amour, notre connaissance, et nos vies, nous gardant toujours renouvelés »
Ce poème de Jeanne Lee explique le miracle qu’elle fut elle-même.
Elle reste eau claire, sereine. Ses enregistrements restent méditation. Elle est la secrète voix enclose au fond de la chair du jazz. Elle se lève sous nos paupières pour dire à voix basse : "Je suis une légende".
Elle était seulement notre rêve éveillé. Jeanne Lee ne chantait d’ailleurs pas, elle rêvait, et elle nous prenait la main pour nous perdre entre silence et mémoire. Elle était un doux funambule des notes bleues, un souffle unique, l’hôtesse des palais des songes et des abîmes.
" Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves
Car seules les traces vont rêver “ disait René Char.
Jeanne Lee laisse les mystères de ses traces, ses pas s’éloignent en musique, les preuves des autres s’estompent, nous rêvons.
Voilà elle s’avance à nouveau au bord de la scène, un coup d’œil complice avec ses musiciens, et sa voix de soie noire s’élève.
Elle est et nous passons.
Gil Pressnitzer