Johannes Brahms
Quintette pour clarinette, Op. 115
L’été indien de Brahms
"L’or des jours s’est écoulé
les teintes brunes et bleues du soir
Meurent les flûtes des bergers
les teintes brunes et bleues du soir
L’or du jour s’est écoulé". (Trakl)
Ainsi, Johannes Brahms, l’homme du Nord, s’était retiré et de la musique et de l’amour des humains vers ces années 1890. Arpentant son automne, et ses forêts intérieures, Brahms s’en allait doucement. Il lui semblait avoir assez composé et il s’était retiré dans son automne intérieur.
"J’en ai fait assez ; maintenant, c’est au tour des plus jeunes”. Il s’agissait plutôt de fatigue que d’humilité car Herr Doktor Brahms continuait à régenter toute la vie musicale de Vienne et d’assassiner gaiement ses ennemis, Bruckner et Hugo Wolf
Puis, vint la dernière douceur des choses : à Meiningen des amis revus, et la rencontre avec "une flûte de berger". Richard van Mühlfeld, clarinettiste de l’Orchestre ducal. Comme pour Mozart avec la rencontre avec Anton Stadler, ce fut une révélation pour Brahms, et Brahms aimait Mozart !
D’ailleurs la même douceur voilée et fluide se retrouve dans leurs œuvres pour clarinette. Mais pour Brahms ce sentiment hélas inconnu de Mozart : la sérénité nostalgique et douloureuse au bout du chemin. Il adresse un mouvement de mouchoir blanc au train de la vie qui va passer. ce mouchoir blanc est ce quintette.
Brahms décide alors de rompre son vœu de silence, et après avoir patiemment appris à connaître ce nouvel instrument pour lui, il écrit coup sur coup le Trio Op 114 et ce quintette Opus 115, au cours du printemps et de l’été 1891 à Bad Ischl. Il va les créer intimement le 24 novembre suivant à la cour ducale de Meiningen avec Richard Mühlfeld pour la partie de clarinette, ainsi que Joachim, ami retrouvé après tant de brouilles).
Œuvre d’arrière-saison, d’arrière-vie, ce quintette déploie ses méandres sans pathétique, avec l’infinie tendresse de ceux qui s’en vont, en souriant, par la porte du fond d’une vie remplie de bien d’espérances flétries.
Brahms s’efface et la voix de la clarinette s’enroule mélancoliquement comme une berceuse contemplative, sans la moindre révolte. Œuvre heureuse finalement, ce quintette est le journal intime mais pudique de toutes les feuilles qui savent qu’elles vont tomber bientôt.
Quintette pour clarinette
Quatre mouvements : Allegro, Adagio, Andantino, enfin un Con moto bâti sur une série de variations.
Sa structure est lumineuse, bien qu’elle s’apparente à une forme appelée "Notturno", proche des "hymnes à la nuit" de Novalis.
Elle met très souvent la clarinette en majesté, soit en soliste, soit en dialogue.
Premier mouvement :
Allegro de forme sonate, intense avec des bouffées de thèmes qui reviennent en leitmotiv. L’exposé du thème principal n’émerge que peu à peu entrelacé par les motifs qui semblent venir de très loin. Ce début de mouvement est de l’ordre du magique. La mélancolie est tapie derrière chaque note.
Les timbres de la clarinette sont amoureusement visités. Le balancement de dernières feuilles dans les arbres se fait ici musique. Tout bruisse, le vent fait de la clarinette une harpe éolienne. Les couleurs sombres du violoncelle ramènent à la gravité de l’automne pressentant le gel du temps.
On marche sur de la mousse, tout est moelleux, fluide et tendre. Tout est aussi pudeur, comme pouvait l’être Brahms qui avait appris très tôt à masquer ses sentiments. là il soupire à peine, et la clarinette devient la confidente de ses douleurs contenues. Nous retenons notre souffle devant le souffle voilé qui monte de cette musique.
Deuxième mouvement : Adagio C’est une forme lied ternaire simple, lumineuse presque monothématique, et ou la clarinette s’en va rêvant.
Moment de pure magie, gorgé de tendresse et de souvenance. Brahms se souvient de "la flûte de berger" de Mühlfeld qui lui avait fait monter les larmes aux yeux. Il tisse une douce élégie et les nombreux ornements sont des fleurs séchées posées au coin des forêts de la mémoire.
La clarinette parle le plus souvent seule de ce paradis perdu au milieu des brassées des souvenirs, des cheminées qui flambent encore malgré l’hiver de la mort qui se profile.
Troisième mouvement : Andantino Forme curieuse courte et presque fantastique avec les frémissements et les incertitudes de la clarinette frottée aux cordes. L’écho des rapsodies, de la Mer du Nord, montre le bout de l’enfance. On retrouve les rives de la mer du Nord. Tout glisse, tout est fluide. Le climat des pièces pour piano, comme les Intermezzi passent comme ombres errantes et furtives. Scherzo ? Presto ?
Peu importe les esprits des forêts traversent ce morceau.
Finale : Con Moto. Brahms, grand maître des variations, termine ici son œuvre par un thème et cinq variations, suivi d’une coda.
Mais cette structure virtuose, pesée, n’entrave en rien les élans de la clarinette, et aussi du violoncelle. La clarinette joue souvent à l’unisson des autres cordes, ou bien en filigrane par le contrepoint. Des syncopes et des élans de la clarinette suggèrent encore la palpitation de la vie qui ne se rend pas. Des douces étreintes entre les instruments s’opèrent. De variation en variation on revient au thème initial et Brahms semble nous dire " Je vous dis adieu mais je ne m’en vais pas".
Plaintes à peine murmurée, parfois aussi le cœur se soulève et cogne dans les pizzicati les cordes et la clarinette a des chants d’alouette éperdue, mais
tout se résout sur une brève cadence de clarinette solo.
Brahms aimait les forêts, elles lui ont bien rendu. Son œuvre entre chien et loup qu’est ce quintette est un tendre adieu. Par une musique aussi insaisissable que la brume, par cette brassée de feuilles, Brahms tendrement sourit et offre la mousse de sa musique en superposition à la mousse des arbres.
"Mais moi je me tourne vers la Nuit sacrée, l’ineffable, la mystérieuse Nuit. Là-bas gît le monde, au creux d’un profond sépulcre enseveli – vide et solitaire est sa place. Aux cordes du cœur bruit la profonde mélancolie. Que je tombe en gouttes de rosée, que je m’unisse à la cendre ! Lointains du souvenir, vœux de la jeunesse, rêves de l’enfance, de toute une longue vie l’inutile espérance et les brèves joies se lèvent dans leurs vêtements gris, pareils à la brume du soir quand le soleil s’est couché".
Novalis Hymne 1
Gil Pressnitzer