Joseph Haydn
Sonates pour piano n° 33 et n° 59
L’idole méconnue
Derrière la souriante image de papa Haydn se cache un tel amoncellement de musique que presque tout le monde y perd pied, votre serviteur le premier.
Tant d’opéras, de messes, d’œuvres étranges pour des instruments encore plus étranges (baryton), des quatuors à foison, des symphonies répandues comme une joyeuse marmaille, et des sonates dont on ignore même exactement la quantité.
Haydn est une fontaine à musique, qui certes épouse son temps, depuis la tenue de laquais jusqu’aux fré-missements d’idées (l’époque du Sturm und Drang) mais qui en fait, jamais ne dévie de sa route, au risque d’une perfection monotone.
Passage obligé de la musique classique, il formalise la forme sonate, il réinvente le quatuor, le grand oratorio mais comme cela en passant, et sans jamais abandonner sa ligne de conduite : la discipline et la rigueur mariées à la joie du divertissement d’écrire.
Haydn avait tout simplement la jouissance de l’écriture musicale, une courbe fluide en lui faisait jouer toutes les mémoires de la musique, comme une eau intarissable. Voyageur des rives de son siècle, il observe les modes, s’y soumet souvent, et continue goguenard à pondre inlassablement des réservoirs de notes.
Bien sûr il a su décrire, puisqu’il fallait, le chaos en musique (début de la Création) mais là où on retrouve sa nature réelle, c’est plutôt dans cette musique claire, sans superflu, qui va de soi plutôt que vers l’autre. Ordre et beauté, logique et concision, sa liberté était dans la discipline, sa volupté dans la lumière de l’ordre.
Les sonates pour clavier sont fondamentales dans la belle forêt des oeuvres de Haydn. Elles s’étalent sur plus de quarante ans de sa vie (sans doute de 1755 à 1795) et leur nombre incertain car Haydn ne les destinaient pas à la publication. Comme des enfants aimés mais devenus encombrants il les a abandonnés dans les méandres de son chemin de créateur. En plus, certaines lui sont peut-être attribuées à tort. Qu’importe, elles sont le miroir le long du chemin d’un compositeur, un journal intime d’un compositeur extrêmement mouvant car se moulant dans toutes les modes du temps, et surtout très attentif, pour ne pas dire prisonnier des goûts de son public. Haydn voulait se faire plaisir, mais il voulait aussi plaire. Des amateurs aux élèves, en passant aux virtuoses, puis au public averti, on trouve de tout dans ses sonates ; depuis les orages préromantiques, jusqu’à cette sérénité enjouée qui fait durablement sa marque.
Pourquoi cette fascination pour une expression qui peut paraître simpliste, trop en prise avec le goût ambiant ? La première réponse sera de l’ordre émotionnel : les sonates de Haydn sont d’un blanc aveuglant par leur volubilité ailée, celles de Mozart certes, recèlent plus de neige cachée, mais elles ne font pas vraiment partie de son moi profond.
La deuxième réponse viendra des grands interprètes et de leur position par rapport à cette musique. Glenn Gould, ainsi que Vladimir Horowitz, auront consacré leur dernier disque publié de leur vivant aux sonates de Haydn.
Gould "qui ne s’occupait que des choses qu’il voulait réellement faire et qui avaient une profonde résonance en lui", ne pouvait aller vers la fin programmée de sa carrière de pianiste de studio que vers une passion. Cette passion sera Haydn. Notons qu’à treize ans, il avait baptisé son poisson rouge Haydn. Gould a voulu enregistrer l’intégrale des sonates de Haydn alors qu’il a allegrement massacré Mozart et Beethoven - "Les sonates de Haydn représentent pour moi un domaine beaucoup plus vaste que celles de Mozart, surtout pour leur contenu musical et expérimental".
On peut rapprocher cette opinion de celle de Christopher Hogwood - "Je préfère de loin Haydn à Mozart. Pourquoi ? Parce que Haydn c’est comme dans les émissions de cuisines à la télé, il montre les ingrédients et cuit sous vos yeux, alors que Mozart fait tout en cachette, et quand il sort de la cuisine, c’est déjà prêt".
Gould qui détestait la période baroque a déclaré également sur Haydn "c’est la seule musique de soir qui m’ait fait asseoir au piano et jouer pour mon plaisir".
Ce qui fascinait Glenn Gould et qui nous étonne aussi, c’est sous le moule d’une forme rigide, la folle inven-tivité, le plaisir glouton des agrégats de notes. Haydn se faisait grande joie en composant ses sonates, une grande partie de cette joie reste posée sur nous comme une lumière immense. Le printemps soulève les dentelles de ses notes et la mélancolie tragique est obligée de s’enfuir dans un terrier pour l’hiver à venir. Cette simplicité, cette sincérité sont une fontaine de jouvence pour les grands pianistes auxquels ces sonates apportent une sorte d’allégresse intérieure.
Sonate en ut mineur n°33
Elle semble avoir été composée aux environs de 1771 et elle détonne au milieu de la production de Haydn. Après la série des dix sonates qui avaient marqué un tournant audacieux par une succession de mouvement alors inédite plaçant mouvement lent en tête, cette sonate surprend totalement ses auditeurs par ces combats préromantiques, et ses ombres à peine masquées. Haydn hésita longtemps avant de la publier, car son public et les critiques furent choqués et déçus.
Cette sonate, une des premières d’une série dédiée aux demoiselles Auerbrugger, semblait à l’époque une oeuvre d’avant-garde, et Haydn n’aimait pas aussi se mettre à nu et surtout risquer de déplaire.
Trois mouvements la composent, pour une durée d’environ 16 minutes.
1- Moderato
2- Andante
3- Allegro
C’est le premier mouvement qui est le plus attachant car les règles baroques, les thèmes élégiatiques sont emportés dans une tourmente préromantique inattendue, alors que toute la première partie était caressante et maternelle, voire consolatrice. Cette anxiété si rare chez Haydn se théâtralise par un véritable petit opéra parfois violent, parfois plaintif.
Le dernier mouvement qui doit dénouer et ramener vers une humeur positive n’est pas lui non plus cette envolée triomphale de l’insouciance, et la réconciliation attendue. Là encore un réel sentiment de malaise semble sous-jacent avec des notes qui enflent comme une colère mal contenue. Ce finale devient une falaise abrupte alors qu’on espérait l’été en pente douce. Même des plaintes affleurent.
En fait, seul l’andante très expressif peut par sa beauté suspendue, être un ilot éphémère de sérénité. Pourtant en prétant l’oreille, même les mélodies les plus belles semblent trembler (notes répétées, syncopes...).
Là aussi, il semble y avoir doute et introspection, avec parfois des fêlures cachées derrière des ornements baroques. Drôle de sonate, très à part dans la production de Haydn, en fait une des rares fenêtres vers l’intime du compositeur qui était la pudeur même, mais qui fut profondément pris dans le Sturm und Drang, le préromantisme allemand.
Haydn face à ses combats intérieurs, voilà tout le prix de cette étonnante sonate.
Sonate n°59 en mi bémol
C’est la grande sonate classique déjà parfaitement polie, un galet d’éternité aux rivages du temps. Admirée de tout temps, elle est l’un des chefs d’oeuvre de son auteur. Equilibre, déroulement serein et puissant, elle explore et fonde toutes les possibilités de la sonate classique, monde dans lequel se fondront Mozart et le jeune Beethoven.
Elle émerge dans sa perfection, et reste entêtée dans notre mémoire surtout par son mouvement le moins inventif, mais qui fredonne sans arrêt en nous.
"Le moineau envolé, il reste son ombre", et obstinement l’ombre des notes vient et revient.
Voici fondé par cette sonate en trois mouvements, le modèle insurpassable de la forme classique. Les trois mouvements sont les suivants :
1- Allegro
2- Adagio e cantabile
3- Finale - Tempo di Minuet
Dix huit minutes de plénitude avec pour pièce essentielle l’allegro très éloigné des formes baroques, et d’une incroyable maîtrise. Les idées jaillissent, mais se succèdent sagement mettant en exergue les qualités fondamentales de Haydn : étonnante richesse et suprenante économie.
Ce mouvement où les deux mains jouent entre elles se déroule comme un fleuve majestueux mais imprévisible, avec des découvertes techniques qui serviront aux autres frères (Mozart, Beethoven). Le mouvement lent, chantant "est chargé de signification, il est assez difficile mais plein de sentiment" comme l’écrit en juin 1790 Haydn à une tendre amie Mme Genzinger.
Mais nulle trace de passion violente, tout au plus une douceur, un certain romantisme intériorisé. - "Même les poissons pleurent des larmes". (proverbe Zen)
Et Haydn ne se livre pas, mais peut se laisser dériver dans des passages qui pourraient préfigurer Schumann et Chopin dans leur beauté fragile et chantante. Episode sentimental ? Plutôt une infinie tendresse plus pour la musique que pour l’amour.
Après cette page au sommet de son art, arrive ce drôle de menuet qui, comme une scie musicale, tourne et tourne comme un manège dans nos têtes. Ce passage éminemment célèbre doit être léger comme des pas d’elfe, d’abord par sa brièveté et aussi par son sourire de songe d’une nuit d’été. Tout est effleurement, pied de nez au temps qui passe. Quoi de plus fort qu’une comptine pour vaincre l’éphémère ?
Gil Pressnitzer