La forme sonate
Le mystère sous la quiétude
Alfred Brendel a toujours joué Haydn et Mozart même pendant ces longues immersions dans les eaux tumultueuses parfois violentes, parfois consolantes, de Beethoven ou Schubert. Cette admirable fidélité à des sonates de la période classique doit être cherchée bien au-delà de la complicité avec une certaine culture viennoise. Elle touche de près l’essence même de l’écriture de la sonate où certains peuvent n’y voir que quiétude, là où partout se loge le mystère.
Se mesurer aux sonates de Haydn, c’est en fait un nouveau tête à tête avec une liberté d’espace existante mais contenue, un frémissement vers un inconnu, et surtout un retour vers les bases de la sensibilité en musique.
Après les débordements sensuels et émotifs de la période baroque, la musique suit l’évolution de la pensée du siècle, et vers 1750 ce n’est pas tant les conflits intérieurs et les larmes suspendues qui s’imposent en Europe, mais une recherche de la réconciliation des sens et des conflits.
Pour cela doit émerger une forme structurée et bien différenciée entre ses composantes pour asseoir une domination des pulsions, une maîtrise sur le flux musical.
C’est la recherche de la "résolution " qui doit permettre de faire passer à l’auditeur le calme et la sérénité des forces antagonistes réconciliées, de retrouver une organisation musicale jouant sur la psycho-acoustique, car faisant appel au plaisir de la reconnaissance, envers le son musical mais aussi avec soi-même.
Nous sommes, après un parcours dialectique, ramenés vers notre lieu intime et familier et après la tension d’un voyage, on retrouve l’âtre des assurances.
La forme sonate permet de refermer les plaies intérieures de l’excentricité. Exposition, développement, réexposition, coda, pour faire revenir tous les oiseaux éparpillés au creux de son oreille, cette manière de composer a semblé si proche des "lois naturelles" de l’acoustique qu’elle est devenue, même encore aujourd’hui, l’archétype de la musique classique.
L’apogée de son règne se situe entre 1750 - 1830 en fait elle se retrouve bien plus tard (la 6ème de Mahler est une apothéose de la forme sonate !).
Pourquoi cette cristallisation à un instant de l’histoire d’une forme sonate qui forge en fait une nouvelle sensibilité musicale ?
D’abord au bord de la divagation musicale, un besoin de bien-être d’un au-delà de la beauté vers le sublime se faisait ressentir (lassitude des guerres et des passions par trop violentes). Bien d’autres facteurs induisent cette forme à la fois libératrice de pulsions contraires, et rédemptrice par sa réconciliation finale.
Citons pêle-mêle l’évolution des techniques d’écriture due au long cheminement dans l’harmonie tonale, l’évolution de la société et surtout du public qui rejetait les drames et les tragédies portés par la musique haendelienne ou italienne, la montée dans ce siècle de lumière d’un face à face avec la musique sans machinerie, ni afféterie, démarche précursive de la marche vers la liberté individuelle. D’autres facturs comptent aussi comme le rejet du carton pâte et des conventions, la découverte du monde qui n’est plus désespérément plat et égocentrique mais ouvre le champ aux rêves fous de la science en plein essor; et surtout la naissance d’un nouveau public et surtout la vampirisation de la vie musicale par Vienne des différents cours de l’Europe (Mannheim perd tout influence par exemple).
Mais cette création n’a pas été réalisée d’un seul coup de baguette magique, et il faudra plus d’un siècle pour asseoir la nouvelle hégémonie de la forme sonate de plus en plus adaptée à la montée d’une nouvelle bourgeoisie, et d’un nouvel ordre du monde.
La tragédie se repliait dans son péplum et la musique prenait le pas sur l’action dramatique, car elle devenait capable de créer elle-même l’émotion musicale, et d’être sa propre dramatisation.
Née à la charnière de la crise préromantique (époque "Sturm und Drang" mais aussi période galante contemporaine) la forme sonate a eu l’immense mérite de rassembler la vaisselle éparse et brisée de l’imagination sonore pour la refondre en sécurité sonore et "amour réalisé du désir demeuré désir".
Haydn et Mozart surent être ces alchimistes, mais leurs formules n’étaient point magiques, mais mariage au sommet entre rigueur et liberté, harmonie, mélodie et rythme, clairière clairement balisée dans les buissons musicaux par une succession attendue, espérée, d’évènements bien cadrés et en étroits rapports entre eux, et surtout délivrance par cette fameuse résolution qui ouvrait un ciel simple, ouvert et tant espéré par l’oreille comme un effet de "teasing" dans la publicité. Fondement de l’art bourgeois, la sonate était attente, délivrance et surtout parcours haute-ment balisés, permettant à la fois consolation et compréhension.
Ce style classique avec ses lois internes et sévères (au niveau des accords, de l’harmonie tonale...) pèsera longtemps, même encore maintenant, sur notre écoute de la musique créant ce fossé béant avec la musique d’aujourd’hui. Le meilleur véhicule de la forme sonate sera la sonate pour piano que l’on pourrait jouer chez soi et pour soi.
Ainsi Haydn aura écrit soixante seize sonates pour piano et Mozart dix neuf.
Les trente deux sonates pour piano de Beethoven touchent déjà à d’autres rivages, et violent bien des lois, car entre le papillonnement des notes et la fièvres intérieure musicale il aura fallu toute une épaisse forêt de douleurs enfin assumées et proclamées.
Gil Pressnitzer