Leonard Bernstein
Le magnifique, le « wunderkind » ( ’enfant de tous les prodiges)
La musique est le langage le plus profond de l’homme.
Comme issu d’un roman d’Albert Cohen on pourrait dire de Leonard Bernstein qu’il est un des magnifiques. Génial chef d’orchestre, pédagogue extraordinaire car il avait une passion pour l’éducation, compositeur émouvant il représente l’apothéose du judaïsme new-yorkais avec Woody Allen.
Son œuvre fait le pont entre la synagogue et Broadway !
Il s’est toujours pris pour Mahler. Comme lui chef d’orchestre pour gagner sa vie, comme lui juif exilé au milieu des nations, comme lui compositeur d’été. Il aura consacré une grande partie de sa vie à faire découvrir Mahler aux Américains et au monde. À peine joué à son époque, 1960, si ce n’est par Bruno Walter, c’est Lenny qui a entrepris la première intégrale au disque de l’œuvre entière.
Il en fera même une deuxième plus récente dans les années 1980. À qui veut entrer de plain-pied dans l’univers complexe de Mahler Bernstein reste la meilleure approche. Excessif, survolté, romantique débordant et ardent il se rapproche de son maître. C’est par lui que j’ai découvert bien des symphonies. Il excellait aussi dans Sibélius, Chostakovitch et Haydn, Charles Ives et surtout son idole et sa passion Copland. Il nous reste des centaines de disques de ses enregistrements.
Qui l’a vu diriger, danseur sur son estrade, Peter Pan de la musique, ne l’oubliera jamais. Tant était grande son extase, son exubérance folle, qu’il exultait sur scène. Plus de 500 CD, des DVD à foison, des films, gardent intacte sa fougue et sa mémoire. Bien avant tout le monde il avait compris le poids de la télévision et savait l’utiliser. Fulgurant il aura marqué son siècle, dont il comprenait les contradictions, les portant en lui.
Qui était Bernstein ?
Bernstein est traditionnellement divisé en deux : le chef d’orchestre et le compositeur. Sa vie rend perplexe plus d’un biographe. Quand en 1937, il est admis à Harvard, il néglige ses études pour se consacrer à des nuits folles. Il met à profit son physique avantageux auprès des partenaires des deux sexes. Sa rencontre avec Aaron Copland déclenche une fougue que signalent des lettres passionnées. Finalement il épouse Felicia, avec laquelle il a trois enfants. La mort prématurée de sa femme le bouleverse, persuadé qu’il est d’en être responsable par ses frasques et ses liaisons extraconjugales; et pour le dixième anniversaire de la mort de Felicia, il a gravé un enregistrement extraordinaire du Requiem de Mozart.
En ce qui concerne le chef d’orchestre, il fait partie des exaltés démonstratifs, des médiatiques, des survoltés. Il se sert de l’estrade et de l’outil de la musique pour communiquer directement avec le compositeur, saisi comme un cantor ou un jazzman de transes et de ferveur spirituelle. Il ne veut aucun intermédiaire entre lui et le créateur !
Compositeur, chef d’orchestre, pianiste, conteur, pédagogue, humaniste, penseur, écrivain, il était tout cela. Il avait retenu de Mahler la haine des conventions et ne vivait que pour mettre la musique au centre de la vie des gens. Il était partagé entre son respect des traditions et sa modernité, son attachement à sa famille et sa bisexualité lui qui désirait l’émotion des femmes et la sexualité des hommes. Il était déchiré entre son métier glorieux et sa volonté de compositeur qui n’avait jamais de temps libre. Rayonnant, énergique, et pourtant profondément angoissé, il était double. Politiquement très engagé à gauche, il était en quête surtout de paix. Il passera ses dernières années dans de fortes dépressions.
Une jeunesse difficile et pauvre
Issu d’une famille pauvre de juifs russes immigrés, Bernstein, pianiste de talent, chef d’orchestre fougueux, compositeur populaire, va être, jusqu’à sa mort, l’un des personnages les plus en vue de la musique américaine.
Il était né à Lawrence, Massachusetts le 25 août 1918. Son père Sam était un modeste tailleur de cette petite ville sur la côte Est. Il venait de Rovno en Russie.
À huit ans il étonne son entourage en interprétant les mélodies traditionnelles de shtetls russes et polonais. Son père ne veut pas qu’il fasse une carrière musicale, mais les dons géniaux de Lenny étaient trop évidents pour ne pas céder.
Il apprend le piano au conservatoire de sa ville et poursuit des études brillantes (the Garrison and Boston Latin Schools.).
Diplômé d’Harvard en 1939, (c’est sans doute le compositeur contemporain le plus titré de sa génération), il étudie le piano et la direction d’orchestre (avec Fritz Reiner et Walter Piston) et l’orchestration à Philadelphie.
Pour payer ses études, il fait des arrangements musicaux sous le pseudonyme de Lenny Amber.
Quelques repères de chronologie
pour suivre son chemin glorieux
1940: études à Tanglewood université d‘été du Boston Philharmonique et qui vient d’être créé. Il étudie auprès de Serge Koussevitzky dont il devient l’assistant. Il lui succédera comme animateur de ce lieu en 1951
1943: Chef assistant d’Arthur Rodzinski à l’Orchestre Philharmonique de New-York, il remplace au pied levé Bruno Walter le 13 novembre 1944. Ce concert diffusé par la radio le rend célèbre du jour au lendemain. Il a 25 ans et devient une star américaine.
Il devient chef invité de l’orchestre. C’est le début d’une magnifique carrière de chef d’orchestre. De 1945 à 1948 Bernstein dirige le New York City Center Orchestra. Il excelle dans des œuvres de Mahler, Stravinsky et Gershwin.
En 1948 il dirige la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler lors des cérémonies de création de l’État d’Israël.
1951: mariage avec la pianiste et artiste chilienne Felicia Montealegre.
En 1953: il est le premier chef américain invité à l’Orchestre Symphonique de la Scala de Milan. (avec Maria Callas dans un opéra qu’il adorait « Médéa » de Cherubini).
Puis encore le premier Américain à être nommé directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de New-York (1958). Il en fit l’orchestre digne de ses précédents chefs (Mahler, Walter, Toscanini…).
1958: Parallèlement il crée ses émissions de télévisions et ses séries « Young People’s Concerts series ». Il aura montré la voie à Jean-François Zygel.
L’orchestre lui donnera, à son départ, le titre honorifique de « chef lauréat » jamais décerné auparavant.
Il commence une histoire d‘amour avec Israël dès 1947 à Tel-Aviv à peine sortie des sables. Il restera fidèle à l’orchestre philharmonique d’Israël toute sa vie et deviendra le chef lauréat de l’orchestre (chef à vie) en 1988. En 1957: il donne le concert d’inauguration de l’auditorium Mann à Tel-Aviv.
1969: Bernstein mène une carrière de chef invité dans le monde entier (Orchestre Philharmonique de Vienne, la Philharmonie d’Israël, l’Orchestre Symphonique de Londres et l’Orchestre National de France...) et il consacre davantage de temps à la composition.
1970: il se sépare de sa femme
1989-1990: A l’âge de 70 ans il est atteint par une forte dépression car 70 ans est dans la tradition biblique la limite de la vie d’un homme « tout le reste est un emprunt à l’éternel… »
Après un ultime concert à Tanglewood le 11 octobre 1990 où il dirige la Septième symphonie de Beethoven, il annonce qu’il se retire. Il meurt 3 jours plus tard des suites d’une congestion cérébrale. Il était le père de trois enfants - Jamie, Alexander et Nina – et grand-père de deux enfants Francisca et Evan.
Il est enterré à Greenwood Cemetery, Brooklyn, New York. A ses funérailles des travailleurs ôtèrent leurs chapeaux en criant « Adieu Lenny ».
Le chef d’orchestre et le compositeur
Comme chef d’orchestre Bernstein a fait connaître la musique contemporaine en créant des œuvres de Charles Ives, Poulenc, Messiaen, Copland, Henze, Barber… Il sera le créateur de la Turangalila Symphonie de Messiaen en 1953.
Il interprète aussi en soliste des concertos de Mozart, Ravel et Gershwin. Bernstein, pianiste de talent, chef d’orchestre fougueux, compositeur populaire, il va être, jusqu’à sa mort, l’un des personnages les plus en vue de la musique américaine. Son répertoire était immense et il était inégalable surtout dans Haydn, Mahler, Sibélius, Chostakovitch, Copland, Stravinsky.
En plus de la composition, les activités de Bernstein ont toujours été multiples : concerts, enseignement, conférences, il joue également en soliste des concertos de Mozart, Ravel et Gershwin, et publie aussi quelques poèmes torturés.
La gloire est venue en 1957 lorsque Leonard Bernstein a composé la comédie musicale West Side Story pour Broadway, dont il a été tiré un film.
Le style de Bernstein mêle le jazz, la musique populaire, le choral religieux, les songs, l’opéra italien, la pop music... On retrouve dans ses œuvres les influences de Stravinsky, Aaron Copland surtout, Mahler évidemment et Hindemith.
Dans un langage universel et accessible, il parvient à traiter certains grands thèmes, celui de la condition humaine, celui de la foi perdue et reconquise.
Ses œuvres principales sont :
On the Town (Musical), 1944
Trouble in Tahiti (opera in one act), 1952
On the Waterfront (film score), 1954
Candide (operetta), 1956
West Side Story (musical), 1957
Mass (théâtre pièce for singers, players and dancers), 1971
Dybbuk (ballet), 1974
A Quiet Place (opéra en deux actes), 1983
Symphony No. 1, Jeremiah, 1944
Symphony No. 2, The Age of Anxiety, (d’après W. H. Auden) pour Piano and Orchestre, 1949
Symphony No. 3, Kaddish, pour Orchestre, Chœur mixte, Chœur d’enfants, Narrateur et Soprano Solo, 1963
Dybbuk, Suites No. 1 et 2 for Orchestra, concert premières 1975
Halil, nocturne pour Solo Flûte, Piccolo, Alto Flûte, Percussion, Harp and Strings, 1981
Hashkiveinu pour Solo Tenor, Mixed Chorus and Organ, 1945
Chichester Psalms pour Contreténor, Choeur mixte, Organ, Harpe et Percussion, 1965
Il s’est énormément investi dans la pédagogie de la musique avec des émissions télévisées qui ont fait le tour du monde. Son « maître » spirituel étant Gustav Mahler et il a sans doute espéré devenir le deuxième Mahler. Ce ne sera pas le cas.
Bernstein et le judaïsme
« Quelles sont les racines juives profondes vers lesquelles je tends intensément ?
Nostalgie de la jeunesse ? Culpabilité envers mon père ? Première culture connue ? Premières musiques entendues à la synagogue par des hazans ? Recherche de mon identité de toute force au sein de la foi de ma race ? une force surnaturelle ? Trop de réponses en fait pour la recherche d’une identité quelconque. Sans doute tant de racines communes avec cette fratrie. Et j’introduis ainsi un récitant en anglais et des chanteurs ou des chœurs en hébreu ou yiddish pour montrer ma double culture juive et américaine. »
Si son père avait la culture d’un juif émigré russe, et si Lenny dans sa jeunesse a fréquenté la synagogue (le temple comme on dit dans le judaïsme libéral américain) c’est la musique des offices qui l’a imprégné fortement avec les chants liturgiques associés. Bernstein n’aura jamais été pratiquant religieux, mais il était totalement juif dans toute sa vie. « Je suis une écaille tombée du vieux Tanakh ! » Tout jeune, il fut tenté de devenir rabbin. Il fréquenta assidûment le collège hébraïque, mais il était comme il le dit « Un juif socioculturel, un géo-juif ».
Donc un juif de la Diaspora, et se voulant universel. Plus que juif des prières, il était le juif de la Tzadaka, de l’offrande et du don. Il aura passé sa vie à aider les autres. Il aura été un défenseur fougueux de l’État d’Israël et de la culture juive. Il était le musicien-soldat du judaïsme.
On dit que ses cours de composition ressemblaient à des cours talmudiques.
Il est souvent inspiré par la Bible, car imprégné de l’héritage de la musique juive et surtout des psaumes attribués au roi Salomon. Ses sources sont aussi la Haggadah, le Cantique des Cantiques, Judith,…
Ses plus belles compositions dédiées au judaïsme sont :
*Première symphonie Jérémie (1943) dédiée à la Shoah
*Troisième symphonie Kaddish (1963), révisée en 1977, et dédiée à la mémoire de John Kennedy est créée par le philharmonique d’Israël, son orchestre de cœur
* Chichester Psalms pour chorus, boy soprano and orchestra (1965)
*"Halil," pour solo flute and small orchestra (1981);
*le ballet de Jérôme Robbins Dybbuk (1975)
Il s’agit d’une musique ample et recourant à son langage de compositeur proche de Stravinsky et de Mahler et qui célèbre à la fois le rite mais aussi la grandeur biblique. Il ne fait pas de l’archaïsme comme Bloch ou Milhaud. Il tente d’instiller de la modernité dans les traditions, il ne sépare pas les genres. D’ailleurs contrairement à Bloch ou Milhaud il ne veut pas mettre le service sacré en musique. Seul le speaker, l’orateur sert la sanctification. Il en fait des symphonies, accordant les artifices du drame à cette musique. Et derrière cette forme qu’il voulait donner dans les salles de concert et non pas dans un lieu sacré, il voulait s’adresser à tous. Aussi son langage se veut souvent tonal, simple et direct.
L’œuvre sacrée de Bernstein est en fait la confluence entre son identité américaine et sa recherche d’identité juive. Dans ses œuvres, il s’affirmait fièrement et musicalement comme Juif et Américain. Il célébrait aussi bien la statue de la liberté que la grandeur de Dieu. D’ailleurs il écrit aussi des messes.
Il est marqué par les événements du monde. Sa symphonie Jérémie est l’écho de la révélation de l’holocauste dès 1943 et Hallil est un hommage aux enfants d’Israël morts pendant la guerre du Yom Kippour en 1973. Il est hanté par le mystère de la création. Des élans messianiques traversent son œuvre.
Il dira « Je veux dire le kaddish, mon propre Kaddish. »
Sa dernière œuvre inachevée et trouvée dans ses papiers est : Vayomer Elohim. La vie venant du néant le hante.
Ses sources sont les bruits du monde, la Bible, la Haggadah, les psaumes, le cantique des cantiques, le monde yiddish qu’il n’aura pas le temps d’exploiter.
Ce qui est plus surprenant est l’introduction d’hébraïsmes dans sa musique profane ou non juive (Sa messe ne parle que du monde juif !)
Son œuvre Chichester Psalms est devenu un classique du répertoire et ainsi beaucoup d’auditeurs n’auront entendu la langue hébraïque que par cette œuvre.
Sa grande œuvre, une immense cantate, sorte de legs juif, qu’il avait tant imaginée, ne sera hélas jamais écrite.
L’approche par Bernstein était à la fois celle d’un juif libéral américain et celle d’un hassidique démontrant la gloire de Dieu par le chant et la danse. Il préférait les prières collectives aux prières individuelles, l’universalisme au communautaire. Il allait vers l’extase et vers l’idéal de la fusion spirituelle avec l’esprit divin et cosmique. « J’entends parfois les anges chanter » disait-il.
Un grand humaniste
Il est de bon ton de mépriser Lenny en France, compositeur de variétés, chef hystérique. Qu’importe Lenny était simplement génial, merveilleux pianiste, charismatique chef d’orchestre, compositeur puissant.
Humaniste viscéralement attaché à la recherche de la paix dans le monde, généreux et combatif il faisait de ses apparitions des actes de foi et de prêche pour l’harmonie universelle. Il a lutté contre la discrimination des noirs, contre l’antisémitisme, contre la guerre du Vietnam. Il aura été mis sur des listes noires et interdit. Carrément de gauche il était autant citoyen que musicien, bien plus que le confus Barenboim. Du haut des synagogues et des églises, il prêchait pour le désarmement nucléaire.
Il a lancé des Journées pour la Paix à Athènes, à Hiroshima en 1985 pour lutter contre les bombardements nucléaires de 1945, et de ceux encore à venir. Le jour de Noël de décembre 1989 c’est lui qui a conduit le concert historique de la chute du mur de Berlin, et ce des deux côtés du mur. Ce concert sera entendu par plus de cent millions d’auditeurs ! Il avait osé remplacer dans l’ode à la joie de la 9e de Beethoven le terme « joie » par le terme « liberté ».
Lui le plus beethovénien de tous avait mille fois raison.
Tous ces gestes étaient des gestes de fraternité et de générosité.
Il a soutenu dès l’origine Amnesty International, et si ses prises de positions pour les Blacks Panthers, ou les Palestiniens furent naïves, elles étaient pour la paix. Il fit don de ses cachets pour la lutte contre le Sida.
La fondation édifiée en 1987 en l’honneur de sa femme Felicia Montealegre aura aidé bien des gens. Couvert de prix et de lauriers il ne pensait pas du tout à sa gloire propre, avec son humour ravageur, il se dévouait pour les autres, musiciens ou gens dans le besoin.
Certes, il y a de la naïveté et de la grandiloquence, mais quelle générosité, quel enthousiasme dans ce bonhomme !
Il est le Peter Pan de la musique, infatigable et sur tous les fronts, passant du léger au grave, de Broadway à la Synagogue.
Il ne nous reste plus que des disques, des DVD extraordinaires (Mahler surtout) avec des répétitions et des moments de communion spirituelle avec la musique.
Chef d’orchestre transcendant, pianiste merveilleux (Mozart, Ravel, Gershwin), compositeur à la fois populaire et profond, pédagogue de génie, c’est un des grands bienfaiteurs de la musique.
Il était à la fois le feu et Prométhée. Il était créateur de ses œuvres et recréateur de celles des autres, avec la même flamme, la même foi. Énergie et amour étaient ses forces vives.
« Mon contact avec la musique est une étreinte totale ! »
GIl Pressnitzer