Ludwig van Beethoven
Concerto pour piano et orchestre n° 2 en Si bémol majeur, Op. 19
La force de paraître
Vienne vers 1800, n’était pas encore ce lieu étrange et paradoxal, mélange de nostalgie irrémédiable et d’âge d’or insouciant, qu’elle sera un siècle plus tard.
Mais la religion du paraître et le culte de l’éphémère étaient déjà présents.
Pour tout musicien de l’Europe de ce temps, il n’y avait de reconnaissance universelle que dans la reconnaissance de la capitale européenne.
Ainsi la société viennoise, nobles et bourgeois parvenus, faisait et défaisait déjà le goût de l’univers musical européen en entier, et malheur au provincial qui ne faisait point allégeance, et ne faisait pas de Vienne le pôle magnétique de sa composition.
Aussi même les œuvres composées loin de Vienne étaient déjà composées pour Vienne, et inéluctablement les créateurs, mêmes les plus farouchement solitaires, étaient aimantés vers Vienne, tel Brahms, tel Beethoven.
Le Siècle des lumières avait fait son chemin, même dans ce bastion du conservatisme, et le culte des formes néoclassiques s’inscrivait dans la perception d’une conception de l’histoire de l’Art.
La musique, comme d’autres arts, avait désormais un sens et une trajectoire.
Il fallait donc paraître pour exister, et exister c’était jouer à Vienne.
La singularité de Beethoven fut de faire du besoin de paraître, la force de paraître.
L’image de Beethoven qui nous reste est celle décrite par Baudelaire : "Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme".
Elle deviendra juste, mais à cet instant cela n’a pas de sens. L’image de Beethoven - comme enfant chéri des lumières et mage de la volonté - est encore à venir. Il n’y a à ce moment qu’un jeune loup de vingt ans qui veut mordre la gloire.
Le provincialisme de Bonn l’étouffe, il veut briller, briller à tout prix.
Pour cela le piano, dont il est virtuose, sera le fer de lance et, très longtemps, Beethoven ne sera admiré que pour sa prouesse de pianiste et nullement pour ses dons de compositeur.
Sans véritable bagage artistique, sans œuvre forte, hormis ses concertos de piano dont on reparlera, Beethoven quitte Bonn, sa ville natale, à l’automne 1792 pour aller étudier à Vienne et se placer sous la tutelle protectrice de Joseph Haydn. Vienne, ville d’étude et de gloire, il l’avait déjà approchée lors de son voyage en 1787, où il découvre les concertos pour piano de Mozart et l’œuvre symphonique de Haydn.
Et là commence l’aride enseignement du contrepoint mais aussi le tissage des réseaux nécessaire à Vienne et la chasse aux mécènes. Grâce au "pilotage" de Haydn, Beethoven sait qu’il peut désormais réussir à Vienne, et quand Haydn s’en va en janvier 1794 se laisser célébrer à Londres, il décide, lui, de rester à Vienne. Sûr d’être au moins fêté comme virtuose, il peut apparaître enfin dans un de ces concerts privés et si prisés, organisés par l’un de ses protecteurs - et qui longtemps le restera - le Prince Lobkowitz. Ce concert eut lieu le 2 mars 1795, et à peine quelques semaines plus tard, le 29 mars 1795, Beethoven a droit à se produire dans un lieu mythique, le Tonkunster Societät au Burgtheater.
En "vedette américaine" pour meubler l’entracte, Beethoven donne un concerto pour piano, celui qui nous occupe, et il obtient un beau succès.
Ce concerto est le deuxième concerto opus 19 pour piano et orchestre, qui avait été sans doute composé vers 1790, et il constitue sa première œuvre symphonique. À vingt ans, Beethoven a pour modèle Haydn et Mozart, mais aussi Clémenti.
1790, c’est l’année du Te Deum de Gossec, de Cosi van Tutte à Vienne, du 26e concerto "du Couronnement" par un Mozart encore vivant.
Cette œuvre de l’époque de Bonn devait représenter à ses yeux le meilleur de lui-même, et sa carte de visite pour conquérir Vienne.
Polie avec un soin particulier, après le premier essai d’œuvres comme les Rondos pour piano et orchestre, elle connut deux finales très différents.
D’abord le rondo WOo 6 constituera ce final et il sera ensuite rejeté pour le final actuel. Beethoven révisa de fond en comble son œuvre en 1793 en lui apportant les nouvelles connaissances acquises à Vienne, essayant d’innombrables cadences lors des concerts nombreux où cette œuvre fut son cheval de bataille.
Satisfait, quoi qu’il en ait dit, du résultat final il consentit à le publier à Vienne en 1801, soit onze ans après sa composition !
"Ce concerto pour le piano forte que je ne donne pas pour un de mes meilleurs, mais nullement déshonorant toutefois", ce concerto opus 19 est donc la première oeuvre d’importance du jeune lion, très imprégné des concertos pour piano de Mozart (le 15e et le 18e particulièrement, suivant les musicologues), et qui ambitionne d’en prendre le relais en injectant sa force plus violente au sein du miracle d’équilibre mozartien.
L’orchestration reste proche du modèle, mais la grande avancée est d’ordre sonore et d’ordre de la liberté.
D’ordre sonore d’abord, car déjà Beethoven se bat avec les limites physiques de l’instrument de l’époque. Les pianos allemands, les Stein pour le jeune Beethoven, avaient leurs limites génétiques, dans le son et dans leur étendue - cinq octaves -.
Et ce concerto lutte pour élargir l’horizon sonore, se cognant aux frontières du matériel sonore.
C’est dans ce refus des contraintes physiques de l’instrument que déjà perce le côté prométhéen du jeune homme que l’on entend se battre comme hannetons de mai se cognant aux lampes de la nuit.
Ensuite Beethoven utilise à fond l’art de l’improvisation qui faisait l’originalité du compositeur plus que toute la partie écrite de l’œuvre. Ces cadences, survenant à la fin de chaque morceau, sont sa marque d’échappée dans le rêve et le tumulte, et aussi sa signature du niveau de virtuosité atteint.
Cette improvisation courante à l’époque, Beethoven donc magnifiée dans ces cadences. Las pour ce concerto il n’y a aucune trace, Beethoven ne transcrivant les errements de "la folle du logis" que bien des années plus tard.
Ce monde sonore disparu devait être certainement très révélateur du Beethoven partant, fleur au fusil, à l’assaut de Vienne.
Ce "deuxième" concerto est en trois mouvements :
- Allegro con brio
- Adagio
- Rondo, allegro motto.
Il est destiné à un petit orchestre, sans clarinette ni trompette, pas de timbale non plus, et il dure environ 28 minutes. Œuvre encore balbutiante, ce concerto est attachant comme étant la première tentative réussie de vouloir rejoindre les sommets mozartiens, et aussi de vouloir les dépasser par cette énergie pure déjà présente chez Beethoven.
Le thème appuyé du premier mouvement fait apparaître ces personnages rythmiques qui charpenteront son œuvre future. Ici, ils se mêlent encore aux vapeurs mélodiques d’une musique à la Watteau.
Le second mouvement se veut lyrique, mais plutôt décoratif que côtoyant les abîmes d’émotion.
Le finale doit emporter l’adhésion par sa vivacité, sa virtuosité et sa gaieté sans ombre.
Les "nouveaux chemins" ne sont pas encore dessinés et Beethoven n’a pas encore de compte à rendre à l’histoire et au destin.
Il fait l’école buissonnière, il musarde, il s’ébroue comme un poulain, sans que l’image des drames pointe le nez. Il faudra attendre sept ans encore pour cela, c’est-à-dire la Sonate pathétique opus 13.
Mais cela est une autre histoire, celle du démiurge, restons pour l’instant dans l’enfance d’une œuvre, sans ligne d’horizon à vaincre, sans lignes de force à forger et assembler.
Tout simplement dans le bonheur d’une insouciance, dans le plaisir de paraître, dans la joie et la force de paraître voici fraîche comme un miroir, la musique "d’avant la faute" de Beethoven en 1790.
Le monde n’avait pas encore songé à vieillir, Beethoven non plus.
Gil Pressnitzer