Ludwig van Beethoven
Symphonie n° 3 en Mi bémol majeur « sinfonia eroica », Op. 55
La naissance d’un souffle nouveau
et une douleur contenue
Cette terrible année 1802 est l’année de crise majeure dans la vie de Beethoven par l’aggravation subite et irrémédiable de sa surdité dont il prend conscience à Heiligenstadt. L’histoire de la symphonie occidentale va tourner autour de cet événement pivot.
1802 c’est l’achèvement de la deuxième symphonie op.36 qui elle, sans porter les stigmates du combat est comme un adieu, presque joyeux, à l’ancien monde et surtout à " papa Haydn.
Déjà, son analyse montre qu’insensiblement Beethoven venait de larguer les amarres de cet univers pré-romantique, où les formes étaient figées dans le moule désespérant de perfection de la forme sonate et du poids de l’ombre de Haydn.
Beethoven ne pouvait plus faire semblant d’approfondir les sillons du présent, même s’il y trouvait un garde-fou à sa douleur. Désormais il le sait, il doit s’avancer seul vers des terres inconnues et s’affranchir de la reconnaissance des autres.
Coupé des autres, seule son oreille interne, ses tumultes propres vont devoir le guider vers ce qu’il croit être son moi profond. Aussi, toujours en 1802, il s’attaque à la Symphonie Héroïque et la symphonie occidentale quitte à jamais la merveilleuse quiétude de Mozart ou de Haydn pour devenir un monde propre où les sentiments, voire les confidences deviennent maîtres.
C’est à la forme de se plier aux cris du coeur, aux instruments à évoluer, à l’orchestration de tout remettre à plat. Cette symphonie est la révolution culturelle de l’Europe.
À partir de la troisième, Beethoven va tracer des chemins ascendants en changeant de fond en comble l’agencement de la symphonie (durée, type d’orchestre, aménagement des mouvements, rôle de premier plan des vents,...).
La symphonie Eroica est le tournant fondamental. Conçue dès 1802, et durant 1803-1804 elle marque une véritable rupture psychologique et chronologique. Elle dure près de cinquante minutes, mais respecte encore vaguement l’ordonnancement en quatre mouvements. L’orchestre s’alourdit par la présence de cors supplémentaires, et donc on assiste à un acte délibéré de quitter tout style classique pour partir vers la quête du monumental.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un chemin rectiligne et la 4ème et la 8ème seront presque un retour en arrière. Le canevas classique semble apparemment respecté mais si on étudie par exemple le mouvement dansant (menuet) il devient tout autre chose, et fait rebondir l’œuvre entière (le scherzo).
À partir des matériaux du passé, il devient totalement ce compositeur unique, nommé Beethoven qui impose sa griffe par exemple par les éléments suivants :
- rôle fondamental des cordes graves (violoncelles et contrebasses)
- rôle très en avant des cuivres et des bois
- fin de la domination hégémonique des violons
- introduction de la pleine dynamique de l’orchestre
- variations rythmiques incessantes
- densité de la matière musicale grâce à une solide structure musicale (contrepoint et polyphonie…)
- utilisation des accords par blocs comme autant de coups secouant l’auditeur
- matière musicale sans cesse brassée, diversifiée.
On pourrait poursuivre toute cette mutation, déjà en germe mais bien cachée à l’intérieur de la Deuxième, mais c’est la Troisième qui a tout simplement changé la symphonie, mode triomphant de la culture occidentale. Mais au-delà de cette musicologie très élémentaire, la véritable révolution est d’ordre psychologique.
Beethoven se sert de l’orchestre pour étreindre la matière et la plier à ces combats intérieurs.
Revenons donc à cette œuvre historique, l’Héroïque. La première dédicace était destinée au "libérateur de l’Europe " à savoir Bonaparte, dont le nom servait de sous-titre à l’œuvre. Ce Bonaparte, son exact contemporain, son seul égal à ses yeux. Mais sous Bonaparte percera Napoléon et à l’édition définitive de 1806, toute trace du "nouveau tyran " aura disparu et l’ouvre sera rebaptisée "Symphonie héroïque composée pour célébrer le souvenir d’un grand homme ", et grâce à cela, Beethoven changera une marche triomphale en une marche funèbre, sorte de " Métamorphoses " pour l’Europe en ruine.
L’œuvre comprend quatre mouvements :
1- Allegro con brio
2- Marcia funèbre (Allegro assai)
3- Scherzo (Allegro vivace)
4- Finale (Allegro molto)
Elle est trop connue pour la détailler, il suffira de relever quelques traits spécifiques :
- introduction par deux accords parfaits martelés par l’orchestre
- climat grave et tendu de bout en bout
- aucune préparation du thème central qui monte presque d’emblée des cordes graves
- utilisation répétée des unissons de l’orchestre qui empiète même sur le second thème chantant
- coda puissante avec retour triomphal des thèmes initiaux.
La marche funèbre, sommet artistique et émotionnel de l’œuvre introduit une tradition magnifiée plus tard par Mahler. Ce mouvement drapé dans sa noire douleur, avance à bras ouverts vers l’ombre, vers le néant qui l’accueille. Tout semble retenir son souffle, avec parfois des sortes d’arrêts sur image de l’orchestre tout entier. Puis se termine par un fondu au noir, et tout s’éteint.
Le scherzo est "étincelles de flamme, de matière sonore nouvelle, palpitante qui fuse, qui se déploie et se redéploie dans le temps par gerbes entières" (Boucourechliev).
De la rivière gelée du mouvement précédent on est passé à une blancheur aveuglante, à un tournoiement inexorable.
Le finale demeure dans le climat haletant de cette œuvre, et l’orchestre se fait impétueux, impérieux, triomphant et martelant des successions d’accord arrachées au futur avec plein de flammes dans le ventre.
Cette symphonie devient tellurique, et en même temps libère l’espace. Beethoven était parti sur les pas de l’héroïsme, il rencontre en fait la lucidité, "cette blessure la plus rapprochée du soleil ". Désormais sa vie sera bruit et orage. L’Héroïque n’est pas la plus belle symphonie de Beethoven - quoique - mais elle ouvre tout l’espace du devenir, l’éternel et le précaire à la fois, un point de non-retour pour la musique.
"Il faut trembler pour grandir ".
Beethoven est désormais grand.
Gil Pressnitzer