Michel Petrucciani

Plus petit que le piano, plus grand que la musique

Mon premier souvenir de Michel Petrucciani fut cette arrivée à La Halle Aux Grains sur l’épaule d’Aldo Romano. Et Michel, ce merveilleux oiseau des îles ainsi déposé parmi nous, immédiatement commença à chanter. Oiseau mortel de nos âmes, il répandait le bonheur en musique, immense tout à coup. Plus tard à la Salle Nougaro j’ai entendu ses rires et ses joies d’enfant quand justement son fils en coulisses gazouillait, et quand il le montra sur scène comme le plus beau fruit de sa musique, lui dont la survie permanente était un miracle, brandissait son espérance contre la mort, un étendard contre le néant.

Volubile comme tout bon enfant d’Orange, méridional jusqu’à l’excès, doté d’une énergie volée au soleil des jours et du midi dans une recherche éperdue du bonheur, il aura joué à cache-cache entre la douleur et comptant au pied de l’arbre des touches du piano. Aimant la fête il prenait la vie de vitesse. Pianiste célèbre, plus que Martial Solal hélas, il aura seulement passé 36 ans à ne plus grandir que dans nos mémoires. Vif comme un écureuil, généreux au-delà des normes humaines, porté par son amour à pleines dents pour la vie, il aura été contesté par les puristes et adoré par le grand public. Il voulait être compris et surtout donner du bonheur à ceux qui l’écoutaient. Fier d’avoir un public de concert classique lors de Piano aux Jacobins, il en faisait des tonnes, pour dire « c’est moi ». Partage plus qu’égoïsme : « Il est capital pour moi de donner, passer cette générosité qui est indispensable dans l’art, la musique et la vie ». En solo, il se laissait emporter, il se faisait débordement par toutes ses écoutilles.Avec ses os en cristal, il taillait des bouteilles à la mer, souvent brusquement grave, immédiatement après loufoque et grossier et toujours la larme si près de l’œil.

Lui parler était fort simple, à condition absolue de ne jamais s’apitoyer sur lui et sur le monde, et de louer virilement la beauté des femmes et du vin. Pudeur de l’impudeur, il balayait avec ses immenses pognes les miettes de la douleur, et caressait jusqu’aux spasmes les touches du piano. Quand la phase troublante de son installation était passée entre gêne et pitié des autres, avec leur regard obscène de voyeur, il s’empoignait dans un beau combat corps à corps avec l’ivoire des notes.

Plus que tous les autres, sa famille adorée, les femmes aimées, le piano était son royaume, sa transfiguration. Lui qui n’aura appris la musique qu’à l’oreille, « qu’à coups de pied aux fesses » en se confrontant aux autres, aura été une fontaine publique de village de la musique. Elle sortait de lui déhanchée et intarissable, vitale et limpide. Fouettée par le swing, et refusant les laisser-aller, sa musique était son combat.

Une de ses confidences troublantes, citée par Pascal Anquetil était : « Je me souviens, à l’âge de huit ans, avoir dit à mon père en pleurant : Je n’arrête pas d’entendre de la musique en moi. Comme une radio sans fin. Je vivais alors un vrai cauchemar. Mon père m’a simplement dit : C’est bien. Profite de ce don ».

Son piano était un tambour vers les autres, un feu de camp pour éloigner les mauvaises ombres. Il se savait en sursis alors il s’est consumé entièrement dans la musique qui hantait sa tête et ses doigts. Il l’aura voulu intense et urgente.Ses amis musiciens comptaient tant pour lui, par exemple il voulait tous nous convaincre du génie de Frank Avitabile, Di Battista ou autres, et ne parlait que de Charles Lloyd qu’il avait réussi à faire sortir de sa tanière, de Wayne Shorter et surtout d’Eddy Louis.Il a eu plusieurs vies, depuis celle dans sa famille où l’on baignait dans la musique comme dans une bonne soupe, du père aux deux frères, saoulés aux sources chaudes des racines italiennes.Mais celle qui le marquera au fer rouge des jours, sera la vie dans l’éducation de la dignité et du travail. Se contraindre, se dépasser pour savoir vivre « à la dure », lui le cristal qui songe et qui vibre ! « Michel ! viens jouer pour le monsieur ! » : j’ai entendu ça toute ma jeunesse. », dira–il encore blessé.

Lassé de ce rôle de bête de cirque, il aura pour devise « Moins, c’est toujours plus ! » Homme en verre, protégé il se fera homme en s’enfuyant à Californie pour échapper à la fois aux hôpitaux et à la tendresse épuisante des autres qui l’infantilisait.

Là il pourra tout expérimenter, et voyager avec les amarres du piano pour le ramener à terre.Devenu autant américain que français, mais toujours du Vaucluse, il fera une carrière, mêlant jazz commercial et fulgurances.Mais peut-on juger une telle gentillesse, un tel amour des gens, des choses qui font un destin, et du piano qui le contient tout entier ?

Michel ramait vers le bonheur et ce n’est pas seulement le musicien qui me reste, mais ce père de famille ayant fait un bras d’honneur à la charogne, ivre de vie et d’espoir.

Sa main lourde s’est maintenant posée sur le front de la nuit, elle ne s’endort plus sans lui.

Gil Pressnitzer

Discographie

Oracle’s destiny (1982)
100 hearts (1983)
Note’n notes (solo) (1984)
Darn that dream (1985)
Cold blues (1985)
Pianism (1985)
Michel plays Petrucciani (1987)
Music (1989)
Playground (1991)
Marvellous (1994)
Flamingo (avec Stéphane Grappelli) (1995)
Both worlds (1997)
Live at the Village Vanguard (1984)
Power of three (1986)
Live (1994, enregistré en 1991)
Conférence de presse (avec Eddy Louiss) (1994)
Conférence de presse, vol. 2 (avec Eddy Louiss) (1995)
Au théâtre des Champs-Elysées (1995)
Solo live (1998)
Concerts inédits (1999)
Trio in Tokyo (1999, enregistré en 1997)
Dreyfus night (2003, enregistré en 1994)
Piano solo - The complete live in Germany (2007)