N. Ramani
Un dieu se glisse dans une flûte
Deux grands maîtres se partagent actuellement le domaine de la flûte indienne : N. Ramani (Nadesan Ramani), pour la flûte de l’Inde du Sud ("Venu") et H.Chaurassia pour la flûte de l’Inde du Nord ("bansuri"). À vrai dire tout les oppose, bien qu’ils aient joué souvent ensemble. À la joie charnelle et malicieuse de Chaurassia répond le son diaphane, mystique et d’ailleurs de Ramani.En concert et dans la vie quotidienne il semble flotter au-dessus du réel, souriant sur des félicités entrevues et qu’il veut nous faire partager. N.Ramani se sent investi d’une lourde tradition et plus que le partage, il est tourné vers la transmission de son art. Profondément religieux, mais ouvert au progrès et homme de son temps, il est plus un servant dévot de la musique qu’un musicien de concert.Humble et courtois, il se veut accessible à tous, même à des inconnus qui savent peu de son art. Alors lentement il vous parle comme pour vous initier sans l’attitude hautaine de bien de ses collègues. Il vous parle de ses maîtres, et de sa simplicité monte une grâce.
La tradition musicale indienne parle ainsi de la flûte.La flûte traditionnelle de l’Inde du Sud est traversière et en bambou. On l’appelle "venu" ou "murali". Elle est l’attribut de Krishna, le dieu le plus populaire de l’Hindouisme, septième avatar de Vishnu.Les légendes abondent qui décrivent tous les animaux de la jungle réunis aux pieds de Krishna, captivés par les mélodies ensorcelantes de sa flûte.Dans ce monde de paix, carnassiers féroces et herbivores oublient là leurs différents et leurs instincts profonds.Et, cette flûte qui attire aussi irrésistiblement les bergères (gopis) vers Krishna, symbolise l’appel éternel vers le divin. Ainsi, la flûte est-elle en Inde un instrument à part, dont l’essence est divine (pureté du son) et l’impact universel (le souffle est ce qui est le plus proche de la voix, le premier instrument de musique de l’homme sans doute).Cette flûte n’est pourtant devenue un instrument soliste pour le répertoire traditionnel, (c’est-à-dire savant), qu’au début de ce siècle.
Elle était confinée avant dans un rôle d’accompagnement de la danse oudu, théâtre dansé.Cet instrument d’une totale simplicité permet grâce à ses huit trous(bansouri) ou nef trous (murali), d’imiter au plus près les méandres de la technique vocale : en bouchant plus ou moins les trous, on obtient les micro-tons désirés ; en faisant bouger latéralement la flûte, on peut "secouer" les notes pour rendre les vives oscillations typiques de la musique carnatique (musique de l’Inde du Sud); la pression plus ou moins forte de l’embouchure sur les lèvres permet aussi d’obtenir l’intonation voulue.Elle est plus courte et moins large que la flûte du nord appelée "bansuri"qui signifie "bambou".Il en existe une courte jouant dans l’aigu, et une mi-longue jouant des sons plus graves. C’est celle-ci dont joue Ramani. Et en concert il improvise aussi sur une autre flûte lui permettant des sons encore plus graves.
Né le 15 octobre 1934 à Tirurvarur (au cœur du Tanjore), berceau sacré de la musique carnatique, il est immergé dans cet univers sacré par son père qui l’initie à l’art de la flûte murali. Ramani donne dès l’âge de onze ans, ses premiers concerts. Et à douze ans il jouait pour la radio indienne, honneur réservé aux maîtres. Depuis 1962, il mène une carrière internationale.N. Ramani est le seul élève du génie le plus fantasque et le plus fulgurant de l’Inde, T.R. Mahalingam. Celui-ci souvent entre le vin et le divin a pu être entendu en France (concert de Rennes). On l’appelait « Mali » et il aura marqué la musique indienne et fait accéder la flûte au rang d’instrument soliste.Depuis, N.Ramani est reconnu comme le plus grand flûtiste de l’Inde du Sud. Lors de l’Année de l’Inde en 1985, il fut l’artiste choisi pour animer cette grande nuit de musique indienne.Il enseigne son art à Madras et a formé de nombreux disciples. Peu connu en France malgré plus de quinze enregistrements, et où il se produit très rarement. Il n’a pas dérivé vers des fusions musicales plus en vogue pour les oreilles occidentales qui veulent bien aller vers l’univers complexe de la musique indienne mais avec tout leur confort de leur système musical, aussi il demeure un peu secret pour le public occidental.
Il est profondément original dans sa quête musicale et il privilégie par-dessus tout la mélodie et la recherche par l’infinie douceur de tous les méandres de la voix humaine.Il apporte le sacré par la douceur du son. Technique raffinée, science incomparable du rythme, connaissance profonde du répertoire de la musique indienne (surtout fixée au I8ème siècle),font de N. Ramani un avatar supplémentaire de Krishna, le dieu à la flûte. Il joue habituellement avec une formation comprenant une flûte, un violon, une percussion appelée « mridamgam », et un bourdon appelé « tampura ».Quelque part, la flûte de N.Ramani sait qu‘elle doit participer à l’équilibre de l’ordre cosmique.La musique de l’Inde du Sud, moins sensuelle que celle de l’Inde du Nord, se veut un dialogue constant avec le Divin, avec ferveur et humilité. Officiant d’une musique intérieure, Ramani ne vous éblouit pas en concert, il vous irradie par sa douceur. Ramani joue une musique de consolation, de réconciliation, aussi la virtuosité lui importe peu. D’un simple bout de bambou poussant sur les chemins du monde N.Ramani a fait une voix magique.
Tout l’art de N.Ramani est en fait bâti sur la vocalité.
Majestueux et élégant, il étend les méandres des sons de sa flûte pour irriguer toutes nos plaines.
« Cette musique est un océan sans limite dont le but ultime est la libération par une ascèse du son faite avec dévotion ».
De la caste des Brahmanes, N.Ramani est bien un serviteur de cet océan musical, et quittant pour une fois les arbres sacrés, il chante l’éternité et la vibration. Comme un humble moine copiste il est le maillon d’une initiation au divin. Ce vétéran de la musique, couvert d’honneurs (le titre envié Sangeeta Kalanidhi), joue depuis plus de cinquante ans et maintenant il se fait plus rare mais quand il joue toute la sagesse est là.Quelque part dans une certaine tradition religieuse, il est dit « Tout attendre de Dieu et ne rien attendre des hommes ».Le débordement émotionnel de cette musique fait que l’on peut aussi encore attendre beaucoup des hommes.
Gil Pressnitzer