Olivier Greif
Hommage
Texte d’une émission diffusée par France Musique le 5 mai 2005
illustrée d’extraits d’œuvres d’Olivier Greif
dans la série de Gilles Cantagrel, « Les Contes du jeudi »
« Death, be not proud ! ». « Ne va pas t’enorgueillir, ô Mort, que l’on t’ait dite puissante et redoutable : tu ne l’es nullement, car ils ne meurent pas, ceux que tu crois abattre ». Tel est le début d’un sonnet spirituel de John Donne, l’un des plus grands poètes anglais. Et la musique est celle de l’un des Chants de l’âme, d’Olivier Greif.
Cinq ans, déjà. Cinq ans, qu’en ce triste jour du 13 mai 2000, on a retrouvé Olivier Greif dans son appartement, affaissé au pied de son piano. Comme fauché en plein vol, en plein élan créateur. Il avait eu, certes, de gros « pépins » de santé, comme on dit, mais rien ne pouvait laisser imaginer une disparition si soudaine, si brutale. À cinquante ans.
Un jour, se prêtant au questionnaire de Proust, à la question « Votre rêve de bonheur ? », il avait répondu « Composer jusqu’à la mort ». Mais à la question suivante, « Quel serait votre plus grand malheur », il répondait : « Mourir avant l’heure ». Quelle était cette heure, nul ne peut le dire. Mais « Composer jusqu’à la mort », le destin a exaucé son vœu.
Olivier Greif avait été extraordinairement précoce dans l’étude de la musique. À trois ans, il en commençait l’apprentissage. Et dès l’âge de neuf ans, il interprète au piano une œuvre de lui. Très jeune, il entre au Conservatoire de Paris. Il y travaille avec les meilleurs pédagogues, le piano avec Lucette Descaves, la musique de chambre avec Jean Hubeau, la composition avec Tony Aubin, l’orchestration avec Marius Constant.
Mais malgré cette apparente facilité, lui, que tout disposait au succès et au bonheur, était hanté par l’idée de la mort. Lui-même disait : « La mort est omniprésente, dans ma vie et dans mes pensées ». Peut-être aussi du fait de ses origines juives de plusieurs sources de l’Europe centrale, du fait encore que son propre père, éminent médecin, avait miraculeusement réchappé des camps de la mort.
Il avait été profondément troublé par les lettres écrites par une jeune fille juive hollandaise pieuse, Etty Hillesum, depuis le camp de Westerbork où elle était internée avant d’être déportée et exterminée à Auschwitz. Une sœur en souffrance d’Anne Frank et de tant d’autres, hélas. Mêlant des textes de la jeune fille à des psaumes de l’Ancien Testament, disant les lettres et chantant les psaumes, avec deux violons, comme il convient, il composait ces Lettres de Westerbork, créées à la Maison de Radio France, en 1993.
Olivier Greif n’avait pas fait d’études générales. Comme si ce n’était pas la peine. Il était de ceux qui, par intuition, paraissent déjà tout savoir, avoir tout appréhendé du monde. Ses connaissances musicales étaient immenses, on s’en doute. Mais il manifestait une exceptionnelle acuité intellectuelle, et il avait acquis une vaste culture internationale. Il avait lu et approfondi les mystiques chrétiens, comme Maître Eckhart ou saint Jean de la Croix, mais aussi le confucianisme, avec Lao Tseu, et les grands poètes mystiques anglais, John Donne ou William Blake, les grandes œuvres du vingtième siècle.
C’était un être d’une totale authenticité, dévoré par une inextinguible soif d’absolu. En son singulier parcours de citoyen du monde, il avait traversé les continents, été le disciple de Luciano Berio, l’ami de Salvador Dali, qu’il éblouissait. Mais compositeur de musique avant tout, au nom d’une exigence intérieure profonde. Ainsi, alors qu’il commençait une carrière artistique des plus brillantes, il arrêta tout pour se livrer à l’ascèse et à la méditation, sous la tutelle d’un maître indien. Il avait changé son prénom d’Olivier en celui d’Haridas, qui signifie « Serviteur de Dieu ». Long voyage intérieur, à l’exemple de celui de l’Ulysse de James Joyce, de l’Homme sans qualité de Musil ou du narrateur de la Recherche du temps perdu de Proust, ses œuvres fétiches. Ulysse, c’est d’ailleurs le surnom qu’Olivier Greif devait donner à son quatrième quatuor à cordes, créé quelques jours avant sa disparition.
Et voilà que l’urgence créatrice l’avait rattrapé au bout de dix ans. Résurgence spectaculaire. On le demandait de toutes parts, on lui commandait des œuvres nouvelles. Fêté aux Etats-Unis, en Europe, tout autant comme compositeur que comme pianiste, défendant avec ferveur les compositeurs qu’il aimait, Poulenc, Chostakovitch, Britten, et jouant les siennes propres. Car c’était un pianiste et un lecteur prodigieux. Il était capable d’exécuter au piano la plus complexe des partitions à première vue. Je me rappelle l’avoir entendu chez lui me jouer toute la partition de ses Chants de l’âme, une série de mélodies pour chant et piano. Avant chaque mélodie, il me disait quelques mots sur le poème anglais qu’il avait traité, puis il le chantait, d’une inimitable « voix de compositeur ». Mais c’était aussi un « piano de compositeur », je veux dire une façon de jouer qui n’est pas seulement celle d’un pianiste, et qui établit des plans, des rapports que lui seul connaît de l’intérieur. Éblouissant.
« Mon Âme, il est une contrée loin par-delà les étoiles où se tient une sentinelle ailée habile à guerroyer. Là, au-dessus du bruit et du danger, la douce paix est assise, que couronnent des sourires (…) Abandonne ainsi tes préoccupations frivoles, car nul ne peut te rassurer, que celui qui jamais ne change, ton Dieu, ta vie, ta guérison. »
Olivier Greif disait : « S’il fallait définir en une brève locution l’essence de ma musique, je dirais : pessimisme mystique ». Et ailleurs : « La douleur fait partie intégrante de ma vie. D’une part, je crois qu’elle est liée à mes origines juives d’Europe centrale, ma sensibilité résonne à certains aspects de cette culture telle une harpe au vent. De l’autre, la douleur est chez moi un moteur primordial sur le chemin qui mène à la lumière. Je ne vois pas la douleur comme une manifestation de l’ombre, je la vois comme une intensité ».
Il écrivait vite, par fulgurances, comme sous le coup d’une vision. Ce qui n’empêche en rien la concision de sa pensée. Musique de mystique, tout autant que d’humaniste. Il manifestait une parfaite indépendance à l’égard de toute chapelle, de toute caste. Signe d’une parfaite liberté spirituelle. Sa musique défie toute notion de style, toute classification. Libre, totalement originale, parce qu’elle procède d’une vision intérieure. En prise avec son temps, elle défie le temps.
J’ajouterai encore pour terminer qu’Olivier Greif m’est toujours apparu comme un authentique compositeur. L’espèce en est plus rare qu’on ne le croit, dans le passé comme aujourd’hui. Peut-être est-ce cela, et cette urgence de la création, qui ne cessent de frapper ses auditeurs toujours plus nombreux.
Cher Olivier, comme tu nous manques !…
Gilles Cantagrel
Postlude
Kaddish pour Olivier Greif
Tenir debout, dans l’ombre
du stigmate des blessures de l’air.
tenir-debout-pour-personne-et-pour-rien.(Paul Celan Renverse de souffle
traduction Jean-Pierre Lefebvre)
Naufragé lui-même de ses abîmes, Olivier Greif écrivait pour tous les naufragés de la terre, ses frères humains. Il se sentait au milieu des morts comme pour les consoler, les apaiser. Tous ces morts partis en fumée à Birkenau ou en terre en Ukraine et ailleurs. Les parents d’Olivier Greif venaient de ces terres meurtries, ils étaient de langue natale et de culture polonaises.
Même en ce lieu je ne puis échapper
À la clameur de ce triste monde
Car le glas de la cloche vespérale
Remue mon cœur jusqu’au désespoir Lady Sarashina (1008-1060) - extrait du journal de Sarashina (L’Office des Naufragés d’Olivier Greif)
« Ich ruf zu dir », je crie vers toi. La musique d’Olivier Greif semble ce cri. Greif nous donne de la neige noire, note contre note, pour nous tenir debout.
À la fois exigeante et limpide dans ses fleuves pessimistes, sa musique touche instantanément. Sa musique va au tréfonds. Olivier Greif se moquait de la modernité, il était tendu vers l’éternité. Avec ses bribes d’airs anciens distordus, de cantilénation de religions anciennes, Olivier Greif semblait un ménétrier éternel venu nous rappeler la perte irréparable de l’innocence.
Haridas, son nom mystique signifiant serviteur de Dieu en sanscrit, voulait non pas se protéger de la mort mais de son ombre sans bord qui campait au milieu de lui :
« Je pense constamment à la mort, non pas à la cessation de la vie, mais au ferment de la vie… Elle se dresse face à nous-mêmes et nous donne de nouvelles exigences. Je crois à la vie. Je pense que la vie et la mort sont deux étapes différentes et complémentaires d’une même réalité. »
« Le Requiem », « La Danse des morts », le quatuor sur un texte de Paul Celan « Todesfugue », « la sonate de requiem », écrite pour la mort de sa mère, et d’autres pièces tournent en orbite autour de la mort.
Il était le familier de la mort. Elle le lui rendait bien faisant sa niche en lui et ronronnant dans sa musique.
L’empreinte atroce de la Shoah est tatouée à jamais en lui au travers de son père, retour d’Auschwitz en 1945, et enfermé dans le silence. Il se dressera contre l’horreur des temps, de tous les temps. Surtout contre le silence de l’indicible. Cela, il ne le comprendra vraiment qu’en 1990, bien après sa sonate de Requiem de 1975.
Sa vie aura buté contre la folie humaine. Il aura lutté note à note contre l’indifférence, hors mode, hors interdit. Authentique en tout, il était pureté incarnée.
Le 13 mai 2000, à cinquante ans, il s’en va brusquement de l’autre côté du miroir.
Une pieuse légende, belle et fausse comme les légendes, affirmerait que sa tête sans doute en heurtant l’ivoire du piano, aurait donné un dernier accord d’éternité.
En fait il sera retrouvé allongé près du piano, son berceau, sa tombe.
Cette mort longuement mûrie en lui nous aura fait perdre son œuvre de maturité.
« J’ai cinquante ans. Comme homme, j’ai cinq ans. Comme compositeur, j’ai le sentiment que tout reste à faire. »
Heureusement on peut s’immerger dans sa centaine de partitions malgré le silence qu’il s’était imposé. En 1976, engagé dans une recherche spirituelle qui durera plus de 20 ans il va se taire à partir de 1980, et ce pendant une quinzaine d’années. À partir de 1990, il reprend peu à peu sa carrière de pianiste concertiste et avec urgence son activité de compositeur.
Ses amis Gilles Cantagrel, Mildred Clary, Philippe Hersant, Brigitte François-Sappey, nous parlent d’un homme pudique et secret. Cet homme aura posé ses sons « hors temps et hors espace » Était-il d’ailleurs notre contemporain, ou un météore obscur chu des étoiles ? Il était à l’unisson de son monde intérieur, avec « l’obsession de l’obsession ». Son malaise existentiel venait de loin :
« Ma musique est celle d’un pessimisme mystique… »
Aimanté par la musique de Benjamin Britten, de Chostakovitch, et surtout par celle de Gustav Mahler, il laisse des traces d’infini parmi nous. La Neuvième de Mahler s’inscrit souvent en creux dans sa musique. Cri et effacement, superpositions des contraires sont mahlériens. Sa musique est émotionnelle, tendue vers l’éternité avec angoisse et fidélité. Elle est voix.
«Il nous suffit d’un somme pour nous éveiller à l’éternité
Et la mort est promise à disparaître ; mort, oui, tu mourras. » John Donne.
L’expressionnisme allemand l’a aussi marqué.
Il était l’homme de l’urgence qui après des années de silence total voulait écrire contre le temps. Aussi il ne s’embarrassait point de recherches techniques, car pour lui seule l’expression importait. Tout devait être soumis au pouvoir expressif. Pour rendre ce tumulte de sentiments grondant en lui, il entrechoque les collages d’atmosphères. Passant de l’abattement le plus noir à un humour corrosif, il tourbillonne dans les états contradictoires de l’âme humaine, poussé par l’aiguillon de la mort qui toujours rôde dans sa musique. Sa filiation avec Mahler, Schnittke, et le dernier Chostakovitch est manifeste. Tous sont ses frères non pas en Apollon, mais en gésine. L’anxiété est le ressort de sa musique, la fraternité vers ses frères humains également. Sa musique est totalement à fleur de peau, à vif. Elle est écorchée et merveilleusement lyrique tout à la fois. Contemplative autant que célébration de deuil et de perte, lumière voilée comme impitoyable. Elle est tourment, elle est existence. Elle est exigence.
Ces citations nombreuses qui sont d’une cruelle ironie ou d’une profonde nostalgie, (vieilles chansons françaises), sont l’étoffe dont nous sommes faits. Englués dans la terre, légers dans le spirituel.
Olivier Greif aura voulu laver le monde.
Sa musique n’est pas amour, ni consolation. Elle est vérité et blessure. Lucide et terrible sur la condition humaine.
« Je ne suis pas de ceux que l’amour console. Il en va bien ainsi. Qu’est-ce, en effet, qui me serait plus inutile à la fin qu’une vie consolée ? »(Rainer Maria Rilke).
Mais les temps sont abolis, et passé et futur se bercent mutuellement. Des comptines, des hymnes religieux, des chansons traditionnelles, font des berceuses d’infini. Sa musique est faite d’obsessions, de notes répétées, de bribes qui tournent et retournent, de citations scellées, de réminiscences de l’enfance du monde, de sons graves qui rebondissent. Syllabe après syllabe, sa musique devient l’alphabet de l’existence. Sa fascination pour la désolation se faisait aussi au travers du prisme de la lumière.
Parfois élégies émaciées, soudain tourbillons, elle n’est à nulle autre pareille.
La mort se déploie acceptée, sans colère, dans ces ballades de l’ailleurs : « méditation sur la mort", écharpes déployées pour la "perte de la vie pour celui qui s’en va, perte de l’être cher pour ceux qui restent", comme voyage et comme contemplation. »
Il y a de l’expérience de la révélation dans la musique d’Olivier Greif. Au-delà des contingences s’envole librement sa musique. Libre sa musique fend l’azur et de cet azur sourd le sombre. Aucun renoncement, aucun effet de mode ne l’aura jamais contraint. Les ailes douces de la désolation et de la transcendance passent sur son œuvre. Elle est métaphysique et l’on ne sort pas de son écoute inchangé. Et l’on pense à ces mots de Paul Celan :
« Toi aussi parle
parle comme le dernier
dit ton message
Parle -
Mais ne sépare pas le oui du non
Donne aussi le sens à ton message :
donne-lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui en tant,
que tu en sais autour de toi partagée
entre minuit et midi et minuit.
Regarde alentour,
vois, comment ce qui t’entoure devient vivant -
Par la mort ! Vivant !
Celui dit vrai, qui parle d’ombre.
Mais voici que s’étiole l’endroit où tu es…»
Et Olivier Greif a parlé, et à sa musique il a donné l’ombre, et le monde est devenu vivant par lui. Il est temps que l’on sache qui était cet être de lumière et de douleur :
« Il est grand temps que l’on sache
Il est grand temps que la pierre s’habitue à fleurir
Que le non-repos batte au cœur
Il est temps que le temps soit
Il est temps.»
Paul Celan.
Singulier, musicien de quête et de douleur dépassée, il aura laissé une œuvre intensément spirituelle. Méditations, visions, fantômes, élévation cosmique, cette musique du désespoir est lumineuse :
« Au centre de mon œuvre, fut-elle noire, rayonne un soleil inépuisable »
(Albert Camus cité par Olivier Greif.)
Olivier Greif nous a parlé, le silence a plus de poids désormais. Lumière fut. Le monde est plus infini.
« Tu parles toujours à partir d’un silence contre lequel tu te briseras
Il n’y aura jamais eu, derrière et devant nous, que le même silence.
Le premier. »
Edmond Jabès.
Le temps d’Olivier Greif est venu, arc-boutée au silence sa musique irradie. Elle est celle qu’il a voulu:
« Un jour viendra - je ne serai plus de ce monde - où ma musique vous submergera par son évidence »
Et elle nous donne le mal du pays de l’éternité:
« Je veux amener l’auditeur à cette espèce d’ivresse où les situations, les époques et les lieux les plus divers qui soient, les plus opposés en apparence, se superposent, s’imbriquent, tourbillonnent et finissent par fusionner en un instant projeté dans l’éternité, c’est-à-dire non pas en un instant particulier qui durerait toujours, mais en une vision globale, passée hors temps et hors espace. »
Gil Pressnitzer