Ornette Coleman
La beauté est une chose bien singulière
Cet homme assis sur ce fauteuil fripé n’a d’yeux que pour les peintures accrochées au mur, juste devant la salle où bientôt il jouera.
Et la parole longtemps contenue se déverse alors pour parler peinture : Rothko, Jackson Pollock et surtout Marc Tobey sont les noms qui font briller ses yeux, qui jusqu’alors restaient las quand nous tentions de parler de jazz.
Ce sujet ne l’intéresse visiblement plus.
Cet homme, plus proche d’un amateur d’art que d’un jazzman, est Ornette Coleman. Il a changé l’histoire du jazz, mais ce soir pour un de ses très rares concerts en France, en tout cas le premier, et hélas trop longtemps l’unique dans notre région (il faudra attendre 2002), il est dans les couleurs et les formes peintes. Doux et rêveur, il déchaînera dans quelques instants les fureurs de son double quartet.
Quand il quitte les contrées de la peinture c’est pour s élancer dans la défense et l’illustration de son nouveau système musical : l’harmolodie. Il le fait avec la conviction et la passion d’un Schoenberg voulant établir le règne de la musique sérielle. Avec le même entêtement aussi, voulant établir un système musical pour mille ans. Il s’anime voulant à la fois revendiquer son statut de musicien en marge et de nouveau prophète. Il tente de décrire ce système musical reposant sur des modèles harmoniques d’improvisations s’appuyant sur des successions d’accord.
L’harmolodie permet à chacun d’être un individu qui n’a à imiter personne d’autre, toutes les mélodies, toutes les harmonies, tous les rythmes sont égaux.
De son explication complexe, je ne pourrai retenir que cela donne un support fabuleux à des improvisations rigoureuses et intensives.
« Monsieur, Monsieur, je suis avant tout un compositeur, et peu importe les malheureux instruments que j’utilise. Jouer bien ou jouer mal cela ne veut rien dire, il faut bâtir un monde ! »
Par l’entrebâillement de la porte apparaît Denardo son fils, il s’illumine et vante le génie de batteur de son fils.
Ce talent particulier doit être spécifique car les Coleman jouent faux de père en fils et à un degré qui force le respect. Le plus mauvais musicien du jazz selon Miles Davis aura pourtant créé un monde. À la fin des années cinquante avec Don Cherry, Billy Higgins, Charlie Haden il aura proclamé une nouvelle beauté, quelque chose d’autre : le free-jazz était né. La notion du musicalement correct était abolie pour laisser place aux chevaux furieux de l’inspiration instantanée. Comme si ce créateur avait besoin de passer outre à la technique communément admise.
Que cet autodidacte de la musique, des instruments (il pratique le saxophone mais aussi le violon et la trompette) laisse une œuvre fondamentale plutôt qu’un traité du beau son, est une des évidences du siècle. Il met à bas la musique occidentale et son « climat tempéré ».
Voilà l’homme se lève, jette un dernier et long regard sur les toiles, sourit doucement et ouvre les portes de l’enfer de son Prime time dont le son saturé et violent l’engloutiront tout entier dans un sourire. Aventurier il aura ouvert les brèches d’un autre monde, par ces failles passent les esprits. Ce créateur de formes passe dans son monde, là où tout peut arriver, et où tout arrive.
La beauté est une chose rare, et Ornette ne veut pas de celle d’Aaron et de ses veaux d’or, mais celle roide et sacrée de Moise.
Que le peuple s’éloigne peut importe les tables de la loi sont écrites… La musique d’Ornette est belle clament les jeunes musiciens qui font d’Ornette Coleman un saint. Rejeté par tant de musiciens, il poursuit sa route dans la musique libre, dans le silence de son être et les tonnerres de sa formation musicale.
Il dure, il endure depuis plus de quarante ce statut de musicien maudit.
Mais ses évangiles sont en train de s’écrire. La légende d’O.C est en marche.
Gil Pressnitzer