Paul Bley
Le jazz somnambule
Depuis Monk (paix aux touches noires de son âme), aucun pianiste ne possède le son lourd, l’hésitation, la lenteur de Paul Bley.
Ce lent cheminement, avec ses rebroussements, ses relances, est en fait une conquête passionnée de la profondeur et de l’ampleur intérieure.
Son piano sonne dru avec une grande économie de mots, et une densité peu commune.
On a parlé de "beauté brillante et sombre" pour son jeu.
Ce pianiste canadien, forma entre autres Carla Bley, sa créature femme qui s’émancipa très vite, fut de beaucoup des aventures du free-jazz, mais aussi de celles de Mingus, Rollins puis le plus souvent solitaire, avant de former un trio mythique avec Jimmy Giuffre et Steve Swallow. Ce jazz de chambre où, aux bords du silence, on pouvait percevoir des cris d’oiseaux, des rêves éveillés, a profondément marqué son temps.
Son autre complice Gary Peacock, bassiste de Bill Evans (paix aux touches blanches de ce pierrot lunaire) et de Keith Jarrett entre autres, est au même diapason nocturne que lui et, ensemble, ils tissent leur toile d’araignée de rêves.
De nombreux disques rendent compte de ce jazz entêtant qui avance somnambule et bras tendus sans jamais tomber dans le vide du son.
Ce n’est absolument pas une musique planante, mais des blocs concrets de sentiments épars, de climats, proche des "Miroirs" de Ravel, avec la pulsation artérielle propre au jazz.
N’oublions pas que Paul Bley autant que Bill Evans et Ahmad Jamal, aura fondé le trio piano basse batterie, et surtout a rendu sa pleine indépendance à la fameuse main gauche du pianiste. Il est troublant d’ailleurs de constater l’évolution parallèle, donc ne pouvant jamais se rencontrer, de Keith Jarrett et de Paul Bley.
Ils savent dans une complicité secrète s’échanger leurs musiciens : Motian, Haden, Peacock.
Car ce jazz ne se contemple pas le nombril où le beau son, il avance comme une houle et, voir ces deux gaillards échanger leur monde, leurs signes, comme deux phares inaltérables pardessus la mer, donne un sens à un concert de jazz.
Cela bouge, cela chante, cela ne pleurniche jamais, et surtout, ne pontifie pas comme, hélas, trop souvent pour certains dont l’ego a bouffé l’âme.
Paul Bley et Gary Peacock sont sur un bateau, et ce bateau s’appelle dialogue. Aucun ne tombe. Tendez l’oreille, les voix permettent d’écouter aux portes de leur conscience, et le bruit en est enchanteur. Parfois la main de Paul Bley se fait lourde du blé mur trouvé dans les notes.
Cette connivence nocturne et sombre, éclairée de partages de lunes se traduit par une musique en fractures, en fluidité aussi.
Tout est en fait en suspens, tout peut advenir et advient.
Condensé et essentiel, volant de citations en sur-impressions, ce jazz complexe atteint simplement autant à l’avenir qu’au parfum entêtant du passé.
Paul Bley et Gary Peacock, c’est le jazz somnambule, main dans la main et qui marche noir vêtu sur les touches noires du piano.
Réveillons nous, ne les réveillez pas.
Gil Pressnitzer